Pourtant, si l’on s’aventure à demander à quelqu’un pourquoi il
hésite, qu’on l’encourage en conséquence à prendre le temps nécessaire avant de
répondre et qu’on lui demande au bout du compte ce qu’il a fait durant ce
temps-là, on est susceptible de mettre au jour un récit qui singularise autant
sa personnalité culturelle que sa faculté à se raconter au travers de goûts et
d’appétences dont on mesure seulement alors l’aplomb et l’équilibre. De fait, pour
le véritable sociologue, «la» bonne question n’existe que dans les conditions
que l’on crée pour la poser et dans le temps que l’on prend pour que se façonne
la réponse dès lors qu’elle interpelle bel et bien l’imaginaire de l’individu à
qui on la pose, c’est-à-dire qu’elle place celui-ci en situation de médiateur. Ainsi
en demandant de but en blanc à un individu « Quel est votre film préféré ? », on le confronte à une
sorte de quiz dont la sécheresse des réponses les conduira à une plus grande
instabilité dans la durée que si on lui demande « Quel est le film que vous auriez envie de recommander aux personnes qui
comptent pour vous ? ».
La prescription engage de manière plus intense
la responsabilité et la personnalité de celui qui est en situation de recommandation
et, quand bien même il arrive qu’ici la réponse aux deux questions soit la même
qu’elle ne recouvre pas tout à fait la même réalité. Les relations que l’on
entretint avec les œuvres d’art et les
objets culturels qui comptent pour nous n’ont constitué pour les sciences
sociales que d’intérêts pour décrire des comportements et des attitudes
relégués à leur part congrue de « pratiques » ou de
« fréquentations ». Nos choix culturels apparaissent toujours en
creux comme constitutifs de ce que l’on aime et tissent des similitudes de
profils avec celles et ceux qui font les mêmes choix que nous, qui se
comportent comme nous, c’est-à-dire ceux qui ont pris les mêmes décisions que
nous. Ils nous offrent la sensation sociale d’appartenir à une même communauté
de spectateurs parfois instituée en « public » dès l’instant où ces
spectateurs partagent un horizon d’attentes et de cultures. Que serait un
individu qui assisterait à un spectacle de magie en ignorant qu’il existe en
occident des hommes et des femmes - les magiciens - dont le métier est de créer
l’illusion à finalité de divertissement ? Il ne saurait ni interpréter ce
qu’il voit, ni comprendre les réactions du public averti qui l’entoure. On
imagine combien l’expérience serait déroutante. C’est donc bien l’horizon
d’attentes et de cultures qui fait « institution » dans la
constitution d’un public.