02 février 2014

LE SENTIMENT D'"INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ" FACE AUX URBANITÉS DÉSERTÉES


«Turtles, Sea mares ? Mermaids ? Very strange mermaids, wearing boots ! Mermen ?» (Emma Peel, Voyage sans Retour«I know the importance of make believe.» (Le faux vicaire Johnathan Aymesbury, Voyage sans Retour)

by Gianni Giardinelli
A-t-elle été désertée ? Depuis quand ? Pour quelle raison ? Y a-t-il encore des habitants qui y résident, cachés ? Pourquoi ? Les autres ont-ils fui ? Ont-ils été tués ? Ont-ils été enlevés ? Leur a-t-on substitué des «remplaçants» ? Le cinéma comme les séries télévisées se sont délectés de la thématique de la ville fantôme, endormie ou abandonnée et de sa déclinaison à moindre échelle de la demeure délaissée. Dans presque toutes ses transpositions ce point de départ scénaristique fait mouche(*). Pourtant on ne trouve pratiquement aucune étude universitaire dans la littérature scientifique mondiale qui se soit intéressée de près à ce sujet. Comme en ce qui concerne le concept de l’instant décisif (Cf. sur le Socioblog le texte intitulé La Mémoire de nos instants décisifs), le célèbre concept d’Unheimlich - qui n’a pas véritablement d’équivalent en français - trouve sans doute l’une de ses destinations les plus efficaces par l’analyse qu’il permet de faire des villes et des maisons apparemment désertées de présence humaine. En allemand, le mot Heim signifie le «foyer», un lieu qui nous est familier et que l'on retrouve dans la racine du mot Geheimnis qui équivaut à ce secret qui n’appartient qu’à nous et que nous devons conserver caché voire sacré comme peut l’être le secret d’un tour de magie qui ne se transmet qu’entre initiés. Le préfixe «Un» placé devant Heim implique le renvoi à une notion qu’il faut comprendre comme symétriquement contraire à la familiarité d’Heimlich ou à l’impression qui nous rassure dans le partage d’un code ou d’un secret préservé qui nous permet agir dans nos univers identifiés. En anglais, on traduit Unheimich par Uncanny ce qui renvoie à la fois à la notion de trouble, d’inquiétude, de mystérieux, de fantastique et d’étrange mais au regard de quelque chose qui bouleverse et dérange nos attendus culturels et sociaux. La prise de stupéfiants ou d’alcool bouleverse et dérange nos attendus culturels et sociaux mais cela vient de nous, de l’absorption d’une substance qui nous permet de nous dire que c’est en nous que le dérèglement du monde se produit. L’inquiétante étrangeté ou inquiétante familiarité, elle, est bien une expérience qui nous est extérieure, génératrice de malaise, d’angoisse voire même d’épouvante et va nous pousser à nous interroger, à trouver une explication rationnelle, à retrouver une relative tranquillité mentale, à domestiquer les nouveaux repères que s’offrent à nous, voire à les réajuster au regard de ceux que nous avions.

L'Aventure de Madame Muir
L’une des aventures d’Unheimlich les plus romantiques proposées par le cinéma est sans doute celle que va vivre Lucy Muir dans le film de Joseph Léo Mankiewicz, The Ghost and Mrs Muir. L’action se situe en Angleterre au début du XXème siècle. Un an après la mort de son époux, Lucy Muir décide de quitter Londres, son urbanité et sa belle-famille. Avec sa fille Anna et sa bonne Marta, elle projette de s’installer en bord de mer sur une côte anglaise qui n’est pas sans rappeler les paysages sauvages que l’on ne trouve en France qu’aux alentours de Pontrieux en Côtes d’Armor. Sans le sou, la seule maison qu’elle est en mesure de louer, malgré les réticences de son agent immobilier, se trouve être hantée. Mais Lucy semble être en recherche de ce que cette révélation va susciter de déroutes en elle. C’est au reste, ce sentiment d’étrangeté qui va lui ouvrir les voies d’autres possibles car sa rencontre avec le fantôme du Capitaine Gregg, vieux loup de mer bourru, maladroit et néanmoins séduisant va se transformer peu à peu en une histoire d’amour. Lucy et le Capitaine Gregg sont, chacun dans leur monde, des « dominants » et chacun va tenter de faire vivre à l’autre une déstabilisation de son univers intime en prenant les murs de leur chère maison pour décor. Leur histoire se transformera en histoire d’amour et les âmes errantes que sont l’un et l’autre vont sauver ladite maison qui deviendra alors réellement leur maison commune et ce, en publiant les mémoires du Capitaine, Lucy acceptant d’écrire sous la dictée d’un esprit qui n’est pas le sien. Le film de Mankiewicz, qui est à la fois l’un des plus magnifiques traités de ce que l’art cinématographique permet d’exprimer et l’une des matérialisations les plus abouties de ce que signifie vivre une expérience extraordinaire renoue là avec l’usage originelle du sentiment d’Unheimlich, celui que l’on trouve notamment dans la littérature romantique allemande des frères Grimm et d’Hoffman. La résolution face à l’énigme du « dérangeant » passe par une double maîtrise de la part de la part des protagonistes – ici Madame Muir et le fantôme du Capitaine Gregg -, celle, d’une part, de leurs émotions ouvrant sur un amour éternel et parfait, celle, d’autre part, qui consiste à trouver la voie d’une collaboration positive se concluant par le tirage à succès d’une œuvre dont la co-écriture n’aurait pas été possible si tous deux ne s’étaient mis réellement au service de l’autre. La manière dont on se résout à trouver une issue à ce que suscite en nous l’Unheimlich est, on le voit, riche d’enseignements sur le plan individuel mais aussi collectif. La rencontre avec cet autre, que les anthropologues décriront en ce cas comme relevant d’une altérité, se conclut par la découverte de cette efficience particulière où chacun en s’étant mis au service d’autrui sort grandi, plus humain, plus en phase avec lui-même de l’expérience qu’il a vécue.   
Voyage sans retour
Toute autre est l’expérience de l’Unheimlich que vont vivre John Steed et Madame Peel dans Voyage sans retour, le premier épisode de leurs aventures communes de la série Chapeau Melon et Bottes de Cuir (The Avengers). L’action se situe dans le village de Little Bazeley où quatre agents disparaissent les uns après les autres. Nos avengers décident dont d’aller enquêter sur place et prennent le train en direction du Norfolk. Ils font la connaissance d’un certain Smallwood durant le voyage qui se rend lui aussi à Little Bazeley car il s’inquiète pour son frère dont il n’a plus de nouvelles depuis plusieurs semaines. Arrivés sur place, tous trois vont se rendre au pub, apparemment le seul endroit «habité» du village curieusement vide. Le lendemain, en se promenant sur la plage, Steed et Peel découvrent le corps de Swallwood  et ne tardent pas à comprendre que les rares habitants du village sont en réalité des imposteurs qui se substituent à l’ancienne population. Smallwood représentait un péril pour les acteurs de la machination car il était   l'un des plus aptes à s’apercevoir que l’homme qui prétendait être dorénavant son frère était un usurpateur. S’il s’agit bien d’une thématique rebattue des films d’anticipation – le cinéma se prêtant parfaitement à rendre compte d’un climat paranoïaque et étouffant d’étrangeté -, la force du scénario de Brian Clemens est d’installer ici l’Unheimlich dans un univers très réaliste, dans une situation de malaise troublante mais probable : le projet des envahisseurs étant de prendre possession de tout le pays en employant une méthode douce et radicale, c’est-à-dire en commençant par des villages isolés dans lesquels on remplacerait un à un les habitants. Ce débarquement version soft sera arrêté par les héros de la série qui refermeront, tout simplement, les portes du tunnel souterrain d’accès au village par lequel les opérations d’invasion discrètes se déroulaient. Cette résolution peut prêter à sourire néanmoins, c’est bien le sentiment d’Unheimlich qui a permis à Steed et Peel de dépasser les apparences construites par les imposteurs convaincus que le projet n’avait de chance d’aboutir qu’en douceur et en donnant le "change culturel" à ceux qu’ils envisageaient d’envahir. Transposant cette fiction à des problématiques plus politiques, on imagine combien aller à la rencontre de celle ou celui qu’on désigne comme un étranger ne saurait se faire en lui demandant d’abord de donner le "change culturel", en attendant de ce dernier qu'il adopte des signes tranquillisants d’une soi-disante appartenance nationale ou pire, en considérant que la fermeture d’un tunnel ou d’un passage reste toujours une alternative qu'on lui devrait lui tendre en guise d'avertissement. Tout comme Madame Muir et le Capitaine Gregg, c’est en faisant œuvre culturelle commune que l’on pourra résoudre tout sentiment d’Unheimlich pour s’ouvrir vers une société qui ne se contente pas de se payer du mot de diversité pour comprendre les voies réelles d'un progrès sociétal synonyme du vivre ensemble.


(*): Le Survivant, Je suis une légende, La Ville abandonnée,...