Pour Pierre-Louis,
Jean-Louis, Damien, Laure, Gianni, Virginie, Philippe, Native, Jean-François, Raphael, Laurent, Myriam, Natalie, Olivia, Hortense, Béatrice, Yoann, Dimitri, Nicolas, Frédéric, Marie-Sylvie, Aurélie et Alexis
Genesis de Sebastião Salgado |
C’est Henri
Cartier Bresson qui a théorisé, dans un de ses rares textes, le concept de
l’instant décisif en photographie : «Photographier – écrit-il - c’est dans un même instant et en une
fraction de seconde reconnaître un fait et l’organisation rigoureuse de formes
perçues visuellement qui expriment et signifient ce fait. C’est mettre sur la
même ligne de mire la tête, l’œil et le cœur. C’est une façon de vivre». Mais quand on
tient le concept d’une main et le travail de Cartier-Bresson de l’autre, on a parfois du
mal à connecter mentalement l’image et l’idée. Peu importe, le concept est si
fort que l’on se surprend à l’utiliser parfois sans se rendre compte que c’est
bien ledit concept que l’on mobilise comme grille majeure de lecture pour trier le
bon grain de l’ivraie des photographies qui retiennent notre attention et se
gravent souvent dans nos petits imagiers personnels. L’instant décisif – osons
cette affirmation – se conçoit majoritairement en noir et blanc, comme pour l’extraire
un peu mieux du monde, exprimer plus justement sa focalisation sur l’avant et
l’après qu’il ramasse, miser sur les mystères qu’il s’essaie à restituer, nous
rappeler qu’il appartient autant au sujet qu’à celui qui le photographie et que
leurs trajectoires respectives auraient pu être tout autres. Car l’instant
décisif captivant est aussi et d’abord celui où le cliché que prend le
photographe parvient à saisir le moment singulier où le sujet opte pour un
mouvement plutôt qu’un autre, une démarche plutôt qu’une autre, un risque
plutôt qu’une assurance. La décision de capturer via l’image se synchronise ici
sur le moment où le sujet prend lui-même une décision plus ou moins engageante
et riche de conséquences concrètes. La photographie de l’instant décisif relie
plus que d’autres, plus descriptives ou plus esthétisantes, les univers des
champs des possibles et celui des choix effectifs, le passé proche et le futur
immédiat, le réel crépusculaire et le fantastique qui affleure nos vies presque
rêvées.
Genesis de Sebastião Salgado |
Lorsque l’on pense
à la théorie de Cartier-Bresson et que l’on visite la très belle exposition que
la Maison Européenne de la Photographie de la ville de Paris vient de consacrer
à Sebastião
Salgado et intitulée Genesis, on ne peut que songer au fait que ce
dernier a fait sienne la traque obsessionnelle de l’instant décisif au point
même, parfois, qu’on se surprend à penser que la main du photographe est aussi
celle d’un metteur en scène de la nature. Les paysages, les animaux et les
hommes que surprend Salgado semblent se situer dans l’angle exact que
choisissent les photographes de plateau des tournages de cinéma. Lumière maîtrisée,
répétitions à la clef et l’on sait exactement quand il faut déclencher
l’obturateur pour intercepter l’instant précieux. Mais les plateaux de tournage
dont il est question ici paraissent être sous le contrôle du Jacques Tourneur
de Rendez-vous avec la Peur, du Jack
Arnold de la Créature du Lac Noir ou
du Jean Cocteau de la Belle et la Bête.
Tout comme ces films-là, les photos de Salgado nous relient tantôt à une nature, tantôt à une humanité exotiques que nous ne connaissons pas et qui pourtant
nous apparaît immédiatement familière comme si, par une sorte de miraculeuse
réhabilitation de notre «mémoire reptilienne», des images, dont
nous ignorions qu’elles étaient enfouies en nous, seraient soudain exhumées
pour nous rappeler à nos propres instants décisifs. Sous l’œil de Salgado, des
femmes à plateaux deviennent étrangement belles. On dit qu’elles se sont, par le
passé, affublées de ces plateaux pour devenir indésirables lorsqu’elles étaient
l’objet du marché aux esclaves. On se demande alors pourquoi portent-elles
encore ces plateaux aujourd’hui et puis, l’on pense à nous, tristes occidentaux, et à tous ces « plateaux » dont nous sommes nous aussi parés et que
l’on porte comme autant de stigmates contradictoires qui, eux, nous éloignent
plus de nos origines que de nos dérélictions contemporaines. Nous avons fait nôtre ce drôle
d’adage érigé en quasi-idéologie selon lequel il faut nous défier des
apparences alors que nous devrions exactement faire le contraire. Curieuse
perversion diffuse de nos petits jeux bourgeois de diversion. Il nous arrive
ainsi de ressembler de plus en plus à ces jongleurs qui, lorsqu’ils ratent la récupération
d’une balle, plutôt que d’admettre leur erreur apparente et de recommencer le
numéro, préfèrent intégrer la chute à leur performance, puis théoriser le tout
en prétendant qu’il s’agit là d’une nouvelle école esthétique de la jonglerie. C’est
chic, c’est moderne et cynique à la fois.
by Gianni Giardinelli |