03 février 2014

LA MÉMOIRE DE NOS INSTANTS DÉCISIFS

Pour Pierre-Louis, Jean-Louis, Damien, Laure, Gianni, Virginie, Philippe, Native, Jean-François, Raphael, Laurent, Myriam, Natalie, Olivia, Hortense, Béatrice, Yoann, Dimitri, Nicolas, Frédéric, Marie-Sylvie, Aurélie et Alexis

Genesis de Sebastião Salgado 
C’est Henri Cartier Bresson qui a théorisé, dans un de ses rares textes, le concept de l’instant décisif en photographie : «Photographier – écrit-il - c’est dans un même instant et en une fraction de seconde reconnaître un fait et l’organisation rigoureuse de formes perçues visuellement qui expriment et signifient ce fait. C’est mettre sur la même ligne de mire la tête, l’œil et le cœur. C’est une façon de vivre». Mais quand on tient le concept d’une main et le travail de Cartier-Bresson de l’autre, on a parfois du mal à connecter mentalement l’image et l’idée. Peu importe, le concept est si fort que l’on se surprend à l’utiliser parfois sans se rendre compte que c’est bien ledit concept que l’on mobilise comme grille majeure de lecture pour trier le bon grain de l’ivraie des photographies qui retiennent notre attention et se gravent souvent dans nos petits imagiers personnels. L’instant décisif – osons cette affirmation – se conçoit majoritairement en noir et blanc, comme pour l’extraire un peu mieux du monde, exprimer plus justement sa focalisation sur l’avant et l’après qu’il ramasse, miser sur les mystères qu’il s’essaie à restituer, nous rappeler qu’il appartient autant au sujet qu’à celui qui le photographie et que leurs trajectoires respectives auraient pu être tout autres. Car l’instant décisif captivant est aussi et d’abord celui où le cliché que prend le photographe parvient à saisir le moment singulier où le sujet opte pour un mouvement plutôt qu’un autre, une démarche plutôt qu’une autre, un risque plutôt qu’une assurance. La décision de capturer via l’image se synchronise ici sur le moment où le sujet prend lui-même une décision plus ou moins engageante et riche de conséquences concrètes. La photographie de l’instant décisif relie plus que d’autres, plus descriptives ou plus esthétisantes, les univers des champs des possibles et celui des choix effectifs, le passé proche et le futur immédiat, le réel crépusculaire et le fantastique qui affleure nos vies presque rêvées.

Genesis de Sebastião Salgado 
Lorsque l’on pense à la théorie de Cartier-Bresson et que l’on visite la très belle exposition que la Maison Européenne de la Photographie de la ville de Paris vient de consacrer à Sebastião Salgado et intitulée Genesis, on ne peut que songer au fait que ce dernier a fait sienne la traque obsessionnelle de l’instant décisif au point même, parfois, qu’on se surprend à penser que la main du photographe est aussi celle d’un metteur en scène de la nature. Les paysages, les animaux et les hommes que surprend Salgado semblent se situer dans l’angle exact que choisissent les photographes de plateau des tournages de cinéma. Lumière maîtrisée, répétitions à la clef et l’on sait exactement quand il faut déclencher l’obturateur pour intercepter l’instant précieux. Mais les plateaux de tournage dont il est question ici paraissent être sous le contrôle du Jacques Tourneur de Rendez-vous avec la Peur, du Jack Arnold de la Créature du Lac Noir ou du Jean Cocteau de la Belle et la Bête. Tout comme ces films-là, les photos de Salgado nous relient tantôt à une nature, tantôt à une humanité exotiques que nous ne connaissons pas et qui pourtant nous apparaît immédiatement familière comme si, par une sorte de miraculeuse réhabilitation de notre «mémoire reptilienne», des images, dont nous ignorions qu’elles étaient enfouies en nous, seraient soudain exhumées pour nous rappeler à nos propres instants décisifs. Sous l’œil de Salgado, des femmes à plateaux deviennent étrangement belles. On dit qu’elles se sont, par le passé, affublées de ces plateaux pour devenir indésirables lorsqu’elles étaient l’objet du marché aux esclaves. On se demande alors pourquoi portent-elles encore ces plateaux aujourd’hui et puis, l’on pense à nous, tristes occidentaux, et à tous ces « plateaux » dont nous sommes nous aussi parés et que l’on porte comme autant de stigmates contradictoires qui, eux, nous éloignent plus de nos origines que de nos dérélictions contemporaines. Nous avons fait nôtre ce drôle d’adage érigé en quasi-idéologie selon lequel il faut nous défier des apparences alors que nous devrions exactement faire le contraire. Curieuse perversion diffuse de nos petits jeux bourgeois de diversion. Il nous arrive ainsi de ressembler de plus en plus à ces jongleurs qui, lorsqu’ils ratent la récupération d’une balle, plutôt que d’admettre leur erreur apparente et de recommencer le numéro, préfèrent intégrer la chute à leur performance, puis théoriser le tout en prétendant qu’il s’agit là d’une nouvelle école esthétique de la jonglerie. C’est chic, c’est moderne et cynique à la fois.


by Gianni Giardinelli
L’exposition Genesis de Salgado fonctionne, dès lors, comme un rappel à l’ordre au regard de ce cynisme, chic et moderne. Lorsqu’on en sort, on n’a qu’une envie : y convier toutes celles et tous ceux que l’on aime et que l’on n’aime moins à s’y rendre car on est convaincu qu’ils en ressortiront, eux aussi, meilleurs que lorsqu’ils y entreront. On est certain alors du véritable «pouvoir de la culture» comme la Belle en est certaine lorsqu’elle incite la Bête à lire et à se transformer avant que le dernier pétale de rose ne tombe, ce que magnifie actuellement la très belle comédie musicale mise en scène actuellement au théâtre Mogador. Transformer le cœur de la Bête par la culture avant que le dernier pétale de rose ne tombe… On peut y voir une jolie métaphore de l’urgence politique à agir même si la Bête n’est jamais là où l’on croit, comme me l’a rappelé récemment le formidable interprète du rôle de Gaston – Alexis Loizon - : Gaston est en réalité un personnage flamboyant, fait de muscles, sans culture mais de non dénué de charisme qui est capable de faire croire à autrui - alors qu’il ne l’a jamais vu lui-même - que la Bête existe et que seul un soulèvement populaire (populiste) peut en venir à bout…  De Genesis à la Belle et la Bête version Cocteau ou version Modagor, lorsqu’on parvient à restaurer l’instant décisif, celui où les choses sont susceptibles de basculer, le chemin n’est pas si éloigné. Il n’est pas plus éloigné de ce que nous laissent entrevoir les magnifiques photos de Gianni Giardinelli que l’on peut consulter sur http://giannigiardinelli.tumblr.com et qui sont autant de petites apocalypses joyeuses qui oscillent sur les arêtes de nos consciences lorsqu’elles s’expriment dans la solitude fantomatique d’espaces sociaux momentanément désertés. Ces moments de solitude-là sont eux aussi des instants décisifs et nous rappellent, de fait, à l’utilité sociale et philosophique de ce que peut signifier prendre le temps de «prendre une bonne décision».