01 novembre 2013

LE CINÉMA DE DEMAIN : extraits de l'interview donnée à la Revue Côté Cinéma [n° 227, octobre 2013]

« Le cinéma de demain continue de s’inspirer de son passé, de son présent, pour mieux construire son futur. »

Dans le monde entier, le cinéma change. Il est même certainement l'art qui s'est le plus développé au cours de la dernière décennie, et ce sur de nombreux plans: technique, production, consommation, etc. Le cinéma est donc un secteur en pleine mutation. Et avec elle, son lot de questions et de doutes. Puisque, nous sommes à un tournant de la réflexion sur la salle de cinéma, il nous a semblé légitime de faire un tour d'horizon des évolutions sociologiques qui affectent aujourd’hui le cinéma et afin d’éclairer la réflexion sur ce que sera son futur. Un spécialiste sur le sujet, le sociologue Emmanuel Éthis, a répondu à notre invitation, et nous donne sa perspective sur l’évolution des salles de cinéma face aux changements rapides du paysage numérique et sur les nouvelles perspectives qui s’ouvrent tant aux créateurs qu’aux spectateurs. Un état des lieux pour aborder l’évolution des pratiques des spectateurs et les liens entre création cinématographique et nouvelles plateformes de promotion et de diffusion.

Côté Cinéma : Comment définiriez-vous l’expérience du spectateur dans la salle et quelles en sont les dernières évolutions ?
Emmanuel Ethis : En 1905, à ses prémices, on prophétisait déjà la fin du cinéma ! Alors qu’on ne lui prédisait donc a priori aucun avenir, le cinéma s’en est construit un. Dès 1910, il n’aura en effet de cesse de se renouveler, tant au niveau de la fabrication, de la production, que de la diffusion. Autant d’étapes en somme qui seront perpétuellement repensées pour faire surgir une pratique culturelle toujours mouvante. C’est aux États-Unis, que le cinéma a en premier pris toute sa mesure en tant qu’art populaire, d’où l’émergence d’une sociologie du cinéma. Le 7ème Art est devenu un media de masse, et en tant que tel, on se doit de prêter attention à la notion précisément de « masse ». Si l’on veut s’interroger sur ce que sera le cinéma de demain, encore faut-il se demander ce qu’est à proprement parler la « pratique du cinéma ». On parle de la « pratique » d’un spectateur lorsque celui-ci fréquente le cinéma, mais cela ne suffit pas. Il faut aussi que le cinéma représente quelque chose qui compte pour ce dernier, d’une manière ou d’une autre. Une pratique, c’est donc à la fois une fréquentation et une représentation. Il convient d’être attentif aux bouleversements technologiques qui accompagnent l’évolution des modes de fréquentation car ils constituent une donnée fondamentale. Le risque serait de voir les rendez-vous qu’ils soient en salles, devant un écran de télévision ou devant un écran d’ordinateur perdre leur quintessence sociale et fatalement leur sens. La pratique cinématographique qui ne se définit jamais par l’onirisme qu’elle revêt, mais bel et bien par le(s) partage(s) qu’elle implique. À ce titre, on peut émettre et concevoir ce postulat: pour perdurer, tout nouveau mode de pratique du cinéma doit se penser avant tout comme un art subtil du «rendez-vous». Heureusement, en France, on est soucieux de valoriser l’image, comme en témoignent les événements et autres opérations dans les salles destinées à créer en permanence une attraction nouvelle.

C.C : Selon vous, le cinéma de demain empruntera-t-il alors toujours ses formats classiques, ses modes de production, de diffusion, de consommation ?
E.E : Aller au cinéma est définitivement une pratique culturelle à part. Je ne doute pas que la salle demeurera LA référence pour la pratique cinématographique, et selon moi elle ne se verra pas destituée de son rôle premier, à savoir être le déclencheur de discussions, d’échanges, et de débats. N’oublions pas que c’est avant tout un espace de sociabilité ! C’est la raison pour laquelle la salle ne peut être supplantée par les nouvelles formes de diffusion et de consommation. Les différents lieux virtuels ne vont pas la remplacer, mais éventuellement altérer son usage. C’est précisément dans la salle, que l’œuvre se charge symboliquement. La réception et la projection dans le temps sont des composantes signifiantes des faits culturels. Or, les objectifs et les modes de fonctionnement du cinéma, dans un monde où la consommation d’images est démultipliée, vont se voir encore bouleverser. Et parallèlement on assiste à une tendance à raccourcir le temps des films en salle. Il faut donc prêter attention aux rappels à l’ordre exprimés par le public. Ce que le public attend, ce sont des œuvres « grand public », sans sacrifier pour autant les exigences artistiques. Les films qui fédèrent combinent ces caractéristiques qui sont loin d’être antinomiques. Il n’y a qu’à se référer à Monstres Academy, un film qui a récemment su rassembler autour de lui toutes les générations. Ce qui est prodigieux en soi ! Dans l’ensemble, il faut que l’éducation culturelle arbore des formes originales, pour qu’elle opère efficacement. En effet, la première clé de l’avenir du cinéma est l’éducation des spectateurs qui façonnera le spectateur du XXIème du siècle. Je regrette d’ailleurs que les statistiques ne mentionnent pas que la fréquentation des cinémas relève avant tout d’une question d’habitude, inhérente à une certaine culture familiale. Il est donc essentiel de familiariser des publics nouveaux avec le 7ème Art afin de les initier à cette culture et, partant, à sa pratique. Cette initiation passe nécessairement par des films « mobilisables » pour ce jeune public. Dans ce cadre, j’espère que le programme de François Hollande relatif à l’éducation artistique sera maintenu et mis en place. C’est aussi un pari politique que de favoriser cette transmission culturelle. Pour un jeune spectateur, la sortie au cinéma se révèle être un moyen de revendiquer et d’affirmer son propre goût cinématographique, et indubitablement de se détacher de celui de ses parents. La formation et la transmission sont des notions essentielles sur lesquelles une mobilisation plus forte des pouvoirs publics serait bienvenue. Il en va de la santé même de l’industrie cinématographique. Certes, de grands établissements dispensent de formations adéquates, tels que la Fémis qui dispose d’une filière « exploitant », mais  l’université aurait tout intérêt à s’emparer également du sujet.

C.C : Quelles influences le numérique, la 3D, la dématérialisation, le nomadisme ou l’interactivité auront-ils sur le cinéma en temps que  pratique culturelle ?
E.E : L’impact de la révolution numérique sur la manière de regarder, d’interpréter, et de commenter les films du point de vue du spectateur est forcément important. Les nouvelles technologies changent notre rapport au cinéma. Il devient numérique, et se propose aussi de plus en plus en 3D, sur grand écran ou bien chez soi. Le « chez soi », d'ailleurs, devient plus que jamais un lieu de cinéma à part entière servi par du matériel home cinéma et des écrans 3D. Le cinéma se veut «réaliste» au sens où il doit provoquer des sensations les plus proches possibles de la réalité éventuelle d'une scène donnée comme si celle-ci avait lieu dans le réel. Et cette volonté d'augmentation de l'impact visuel du cinéma n'est pas nouvelle...  À chaque époque, sa révolution technologique. On constate que les tentatives visant à maximiser le réalisme des images sont certes de plus en plus nombreuses mais rencontrent des succès inégaux. Toutefois, on ne dispose pas suffisamment de recul quant à ce dispositif de diffusion pour établir de manière définitive en quoi il initie ou non une nouvelle appréhension de la pratique du cinéma. Par exemple, la 3D est actuellement abordée selon un angle strictement marketing, en terme d’impact du « show ». Ce n’est donc pas un hasard, si les jeunes en sont les plus  friands. Certains réalisateurs se l’approprient avec virtuosité, d’autres sont encore dépassés par ce mode d’émission et n’y voient pas nécessairement un regain pour la création. La révolution numérique doit s’accompagner de la créativité, car, à l’heure des réseaux sociaux, la critique est implacable. À l’inverse de ce que l’on pourrait croire, la critique sur Twitter n’est pas superficielle. On évoque souvent le côté trop immédiat dans le fait de rendre public son opinion via les réseaux sociaux. En réalité, toute critique émise ainsi sur la toile est longuement étudiée en amont, et souvent réfléchie bien après son poste. Il n’est pas rare de constater que des avis sont ensuite effacés par leurs propres auteurs, dans la mesure où ces derniers ont mûri après coup leur réflexion, et ce qu’il leur importe qu’elle soit au plus près de ce qu’ils veulent exprimer, en s’assurant de gagner l’adhésion du plus grand nombre. De la sorte, avec les réseaux sociaux, on s’engage dans un nouvel apprentissage du cinéma.Les réseaux communautaires seront les nouveaux canaux de promotion des salles indépendantes. Ils constituent des outils de communication efficients pour celles-ci, en leur attribuant une identité singulière. À l’avenir, les petites salles et les cinémas indépendants devraient sérieusement les envisager comme des porte-voix de leur programmation, ainsi que de leurs animations. En se les appropriant, il leur sera plus aisé de communiquer sur leurs établissements. A l’instar des modes de consommation de la culture qui deviennent de plus en plus nomades avec la musique que l'on écoute sur son mp3 ou son iPod, et les informations culturelles que l'on pioche ici et là via les twits d'acteurs culturels et les profils Facebook d'espaces d'arts, il en est de même pour le cinéma. Ces révolutions techniques me semblent en ce sens bénéfiques. 

C.C : Qu’en est-il selon vous de la dématérialisation de la billetterie ?
Je ne suis pas convaincu des avantages des caisses informatisées. On oublie trop souvent que le rapport humain, par ce qu’il peut inclure de médiation, est déterminant dans la pratique du cinéma. Or, on se remet souvent aux conseils de celui ou de celle qui officie à la caisse pour arrêter en dernier lieu le choix du film. On lui demande son sentiment sur un film ou tout du moins on attend qu’il soit en mesure de faire une recommandation. Le choix se retrouve en conséquence à 40% entre les mains de la ou du caissier. C’est une dernière étape avant l’entrée dans la salle, au même titre que le comptoir et le bar. Les agents d’accueil sont des acteurs dans la sortie au cinéma, dans la mesure où ils agissent sur la décision finale du film des spectateurs initialement hésitants. Quand on sait qu’ils peuvent influer de la sorte, il me semblerait judicieux de consolider la formation de ces médiateurs. On le voit aisément en politique, où l’on mise davantage sur les indécis. Ils sont le cœur de cible des politiques de tout bord. Pourquoi en serait-il autrement au cinéma ?

C.C : La diffusion des spectacles « hors-films » (concerts ou opéras dans les cinémas) se démocratise et la retransmission en direct d’événements rassembleurs gagnent les faveurs du public. Comment expliquez-vous ces évolutions sur le plan social ?
E.E : La plus value des spectacles arts-vivants demeure exactement dans la dimension du « live ». Car, ce que recherchent les spectateurs, c’est avant tout ce caractère d’immédiateté, qui classe ces séances particulières dans la catégorie d’événements à part entière. Ajoutons à cela des conditions de diffusion optimales : ces séances sont doublement formidables ! Lors du one man show de Florence Foresti à Bercy le 23 septembre (Pathé Live), le spectateur des cinémas découvrait en temps réel le palais omnisports se remplir. En filmant ainsi le public de Bercy, l’idée était de créer les mêmes conditions de découverte pour ces deux types de spectateurs. C’est ce type d’innovations qui concourent à doter la projection d’un supplément d’âme, mieux, de l’établir en tant que véritable sortie culturelle. Grâce à des initiatives de ce genre et à ces essais, une autre forme de spectateur émerge alors. Le cinéma à l’avenir, c’est le « participatif », autrement dit réinventer le « spectateur actif ». Ce qui est déterminant, c’est le fait d’ « apprendre  à réagir ensemble ». Au fond, l’enjeu, c’est le « voir ensemble ».

C.C : Le public du cinéma semble vieillir ces dernières années. Vous qui avez l’habitude de fréquenter de jeunes étudiants férus de cinéma (comme on a pu le constater lors des Rencontres d’Avignon), quelles solutions conseilleriez-vous en vue de contrer ce vieillissement du public ? 
E.E : On assiste actuellement à une fracture générationnelle du public. En termes de tranches d’âge, les 35-45 ans ne sont pas les plus représentés dans l’audience. Les 15-30 ans, quant à eux, sont réceptifs aux problématiques sociales, puisque ce sont leurs préoccupations qui se jouent sur l’écran. Les scénarios qui font écho à celles-ci gagnent donc plus naturellement leurs faveurs. Les étudiants sont également une population que je qualifierais de « prescriptrice ». En effet, ils aménagent des ciné-clubs, organisent des festivals, engagent des débats et des groupes de discussions autour du cinéma. Tout cela démontre clairement leur appétence pour le « collectif ». Je parlerais également de l’aspect nostalgique auquel les jeunes sont paradoxalement sensibles. Au regard de leur affection pour le cinéma dit classique, ou encore les manifestations cinématographiques qui y font référence, tels que les drive-in. Une inclination qui émane sans doute d’une volonté de voir coexister passé et présent. Ils attendent que les diverses évolutions cinématographiques cohabitent ensemble sur un même plan. Il convient alors d’interpeller la curiosité de ce public jeune et étudiant pour les conquérir, avec notamment des œuvres qui joueront le rôle d’accompagnant sur le chemin de la sensibilisation au cinéma.

C.C : Quel regard portez-vous sur les difficultés de la transmission des salles de cinéma indépendantes entre générations dans un contexte de concentration accrue des circuits ?
E.E : La problématique de la retransmission est consubstantielle à la crise. La question qui se pose est « Comment aider ces jeunes dans l’acquisition de cinémas, qui se voient désavantagés face aux grands circuits ? » En effet, en raison de moyens moindres, il n’est plus rare de voir les enfants d’exploitants dans l’incapacité de reprendre les rênes du cinéma de leurs parents, et c’est regrettable. Et l’on risque d’assister à une concentration des circuits, ce qui à terme, conduira inéluctablement à une banalisation de la programmation au profit des films à gros budgets et au détriment du cinéma Art & Essai. Toutefois, le public réclame un raffinement de l’écriture cinématographique, qui fait dès lors partie des enjeux majeurs pour le cinéma de demain. Studios et producteurs se doivent de faire attention à l'utilisation des futures technologies, car, malgré toute la modernité et les effets spéciaux mis en place, rien ne remplacera un bon scénario et de bons acteurs. A contrario des mutations qui s’opèrent crescendo, les spectateurs aspirent dorénavant à une pratique classique du cinéma. D’autre part, ils approuvent les rendez-vous intelligents. Les festivals en sont l’exemple le plus probant, puisque qu’ils concentrent à eux-seuls 20% de la consommation du cinéma. Une proportion qui s’explique par une programmation de qualité, affirmée, et qui en outre s’aligne selon des thématiques bien définies. Finalement, l’on saisit à travers eux, l’importance du côté communautaire qui prime. D’où le rôle majeur des réseaux sociaux. Là, est la contradiction suprême: le cinéma de demain continue de s’inspirer de son passé, de son présent, pour mieux construire son futur.