Claude-Eric Poiroux : Pendant le
premier demi-siècle du cinéma, la salle a été le seul lieu où l'on pouvait voir
des films. Puis l'apparition de la
télévision a provoqué une double révolution: le grand écran désacralisé et la
vision privée à domicile. Les supports se sont eux-mêmes diversifiés : la
cassette et le DVD ont démocratisé la circulation des œuvres et la pellicule a
fini par disparaître au profit du signal numérique. Aujourd'hui on peut voir
des films chez soi ou en voyage, sur des téléviseurs, des ordinateurs ou des
tablettes et bien sûr toujours dans des salles de cinéma qui n'ont cessé de
s'améliorer à tous points de vue. Tout en abandonnant son exclusivité, la salle
a su rester le lieu de référence du cinéma, où le film garde ses deux
dimensions, spectaculaire et collective. Quels sont à vos yeux les atouts
essentiels de la salle de cinéma pour conserver et accroître son leadership?
Emmanuel Ethis:
Tout d’abord, il me semble
important de rappeler que la sortie au cinéma restera, en mon sens, la
référence en terme de pratique culturelle. Les atouts des salles de cinéma
reposent effectivement sur la capacité de la salle de cinéma à charger
symboliquement une œuvre. Des deux dimensions du film que vous mentionnez,
l’aspect collectif m’apparaît fondamental. La salle de cinéma, c’est le
déclencheur de discussions, d’échanges et de débats. La vision privée à
domicile ou les différents lieux virtuels ne remplaceront pas la salle de cinéma,
mais ils pourront l’altérer. C’est donc précisément sur sa capacité à être un
espace de sociabilité que la salle de cinéma doit jouer. Elle doit rester un
art subtil du « rendez-vous ».
Un autre atout de la salle de
cinéma, qu’on a souvent tendance à oublier, c’est le rapport à la fois humain
et de médiation qui se crée. On néglige trop souvent l’importance de la ou du
caissier qui est pourtant responsable de 40% des choix de films. Ils
représentent la dernière étape avant l’entrée en salle. Il faut pouvoir
répondre à l’ensemble des attentes, on ne peut se lancer vers une
dématérialisation de la billetterie, il sera également essentiel de consolider la
formation de ces médiateurs tant ils sont des acteurs dans la sortie au cinéma
dans leur capacité à influer sur la décision finale du film pour les
spectateurs hésitants.
CEP : L’exploitant d’une
salle de cinéma connaît bien son public et c’est sa mission de répondre à la
demande des spectateurs en adaptant sa programmation. C'est lui qui garde
l'initiative en matière d'offre puisque chaque semaine ses écrans affichent de
nouveaux films qui font l'actualité et c'est lui qui assure leur promotion. Or,
aujourd'hui, la salle n'est plus seule à être prescriptrice. Elle vit dans un
contexte de multiconnexions qui peut toucher un public plus large, mieux alerté sur les événements
cinématographiques et souvent lui-même demandeur. Comment la salle peut-elle
transformer et enrichir ses liens avec le public dans ce nouvel environnement?
Emmanuel Ethis:
Avec l’émergence du Web 2.0 et
par la suite du Web social, les échanges, les discussions et les critiques autour
du cinéma ont fait une apparition massive sur internet. De plus, il ne fait pas
croire qu’elle est superficielle. Qu’elle soit sur Twitter, Vodkaster ou encore
Sens Critique, la critique de cinéma est toujours réfléchie. Les réseaux
sociaux permettent un nouvel apprentissage du cinéma à laquelle la salle doit
prendre part. Vous avez raison de dire que la salle n’est plus la seule
prescriptrice, mais elle a l’occasion d’investir de nouveaux canaux de
promotion, de communication et d’interaction avec son public. Les salles
indépendantes, notamment, devraient, si elles ne le font pas déjà, sérieusement
envisager ce mode de communication tant il permet l’émergence d’une identité
pour la salle, ainsi qu’une capacité d’interaction avec son public.
CEP : Avec tout l'outillage
numérique à sa disposition, le public modifie ses comportements notamment en
matière culturelle. D'où il est, sans avoir à se déplacer, chacun d'entre nous
peut commander et obtenir tous les produits qu'il désire et même plus encore,
puisque les sollicitations d'Internet sont quasiment sans limites. Le commerce
culturel s'est dématérialisé et beaucoup de secteurs, comme la musique, ont dû s'adapter
aux nouvelles pratiques de leur public. Pour anticiper un possible désintérêt
des jeunes pour les films au cinéma, comment les salles doivent-elles comprendre
ces nouveaux comportements et s'adresser aux spectateurs de demain?
Emmanuel Ethis:
Tout d’abord, l’aspect le plus
important et qui n’est malheureusement que très peu relevé lors des
statistiques de fréquentation c’est que c’est une affaire d’habitude,
essentielle chez certaines cultures familiales. Il faut donc initier le jeune
public à cette pratique, à cette façon particulière de domestiquer son corps
par exemple. Cette initiation doit passer par des films qui permettent de
mobiliser un tel public. J’espère ainsi que le programme d’Aurélie Filippetti
relatif à l’éducation artistique et culturelle pourrait être mis en place.
Il est nécessaire de comprendre
que pour le jeune public, la sortie au cinéma est aussi un moyen de revendiquer
et d’affirmer son propre gout cinématographique et de se fait de s’émanciper de
celui de ses parents. Il en va alors de la santé de l’industrie
cinématographique de travailler sur des notions à la fois de formation des
regards, mais également de transmission, sur lesquelles les pouvoirs publics
devraient se mobilier de façon plus importante. Les 15-30 ans sont sensibles
aux problématiques sociales et la façon dont elles s’expriment à l’écran et
deviennent eux-mêmes prescripteurs par l’intermédiaire de l’organisation
d’évènements, de ciné-clubs ou la création de différents médias qui parlent de
cinéma. Leur sensibilité à l’aspect nostalgique du cinéma m’intéresse
également. Une nostalgie qui se dessine notamment par l’intermédiaire
d’évènements cinématographiques qui y font référence. Ajoutons à cela que
certaines initiatives à l’instar des ciné-concerts ou des spectacles
« hors-films » permettent également, en somme, de faire émerger une
nouvelle forme de spectateur. Par ces expériences là, l’apprentissage du
« réagir ensemble » et du « voir ensemble » se crée. C’est
en s’occupant du jeune public aujourd’hui, en lui permettant se forger un
regard, de se créer des traditions et des rituels, qu’on crée les spectateurs
de demain.