Chaque année, dans la plupart des universités françaises, les semaines
de vacances estivales sont consacrées à la remise en état et à l’entretien de
nos établissements éreintés par une année d’assiduités estudiantines. À
l’université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, parmi les tâches rituelles de
réparation qu'il devient chaque fois plus difficile d’exécuter, il y a le
ponçage du bois des tables des amphithéâtres. Apparent paradoxe à l’heure où
près de 85% des étudiants prennent leurs notes de cours sur ordinateur ou
tablette, le mystère des graffiti étudiants persiste car ces derniers sont tout
aussi nombreux d’une année sur l’autre obligeant à enlever chaque fois un
millimètre d’épaisseur de table pour rattraper la profondeur de ces gravures
énigmatiques. À quoi tient ce désir de marquer ainsi son territoire ? Puisque
c’est bien de cela dont il s’agit : laisser une trace destinée à celle ou
celui – imaginaire – qui sera assis à la même place que vous l’heure suivante,
retrouver son emplacement lorsqu’on reprendra place dans le même amphi,
réactiver sur un espace de bois disponible l’inscription d’une blague, d’une
insulte, d’un dessin approximatif, d’une déclaration d’amour que l’on espère
inscrite dans la longue durée à l’image de ces cœurs déposés avec initiales sur
l’écorce d’arbres supposés immortels ou des vœux inscrits aux crayons indélébiles
sur les murs du Palais des papes par ces soldats qui, au siècle dernier,
allaient partir en guerre sans trop savoir s’ils allaient revenir un jour. L’un
des actes les plus communs de dégradation d’un bien public – les tables des
amphis – que nos graveurs occasionnels seraient incapables de justifier
rationnellement serait-il en réalité une manière d’être au monde en se
rattachant par là-même à une tradition anodine d’écritures ordinaires ?
L’analyse anthropologique qui reste à réaliser sur les graffiti étudiants ne
démentirait pas la thèse soutenue par Daniel Fabre[1] selon laquelle ces écritures véhiculent une dimension affective en
direction des proches ou de ceux qui occuperont votre place dans le futur.
Prises au sérieux, on pourrait même concevoir combien ces écritures-là
enrichissent un patrimoine affectif estudiantin et universitaire où
s’expriment, dans une certaine mesure, des valeurs à commencer par celle de la
transgression qui conduit à écrire sur une table en la dégradant. Une autre
transgression exprimée là tient aussi à la façon dont on porte à la
connaissance de tous une marque qui relève de l’intimité, une marque que l’on
abandonne sur la table alors même que l’on remporte avec soi cahiers et
ordinateurs portables.
[Extrait de la Préface écrite en collaboration avec Raphael Roth pour l’ouvrage de Louis Basco intitulé Etre… Des valeurs aux pratiques culturelles]
[1]Daniel
Fabre (dir.), Ecritures ordinaires,
Editions POL, Paris, 1993.