16 juillet 2013

EN QUETE DU SPECTATEUR, Trois sociogrammes (mini-portraits sociologiques) des publics d'Avignon

"Il importe en peinture, que le portrait ressemble au modèle, mais non pas le modèle au portrait." (Paul-Jean Toulet)

Sociogramme n°1/ LA SOLIDAIRE INTEMPESTIVE

En 1996, elle était déjà là, presque chaque matin, à la Civette, pour distiller à ses copines de passage un petit bilan critique sur le Festival trempé de condescendance, d’humiliation et de culpabilisation pour toutes celles qui n’avaient pas le même point de vue qu’elle sur la saison avignonnaise en cours ou sur la culture en général. Notre petite équipe de sociologues de l’époque s’était vite rendu compte pourtant, que cette grande femme aux cheveux grisonnants, autant tourmentée et sentencieuse, ne voyait, en réalité, aucun des spectacles dont elle parlait.

Jean-Louis Fabiani & Damien Malinas autour d'une spectatrice empaillée
Toujours présente au rendez-vous de l’été, occupant toujours la même table un jour sur deux à la Civette, toujours vers 9h30 le matin, l’ex-grande grisonnante hautaine et méprisante n’a pas changé - cheveux blancs mis à part –, sauf qu’elle assume et justifie désormais parfaitement son mode de présence au Festival. Alors que, dix ans plus tôt, elle jouait à faire croire à ceux qui l’entouraient qu’elle voyait bien les spectacles qu’elle assassinait ou qu’elle encensait, elle assure haut et fort qu’aujourd’hui tout se passe hors des salles de spectacles : «je pense que faire le festival c’est surtout ne jamais voir de spectacle, car les spectacles, on peut les voir ailleurs. En revanche, les polémiques, les coups de gueule, les débats, ça n’existe comme ça dans aucun autre endroit. Mes journées ? je les commence à la Civette. Je m’échauffe avec mon Libé, j’essaie ensuite de récupérer un Figaro pour les critiques d’Armelle Héliot que j’adore et c’est parti… Je file écouter ce qui se passe à la maison Jean Vilar, participe à tous les théâtres des idées du in, entre partout où il y a des débats… J’adore les débats, surtout les débats où ça saigne… C’est ça le vrai spectacle d’Avignon…» Notre ex-grande grisonnante n’hésite jamais à prendre elle-même la parole lorsqu’elle sent qu’il suffit de souffler sur quelques belles braises pour ré-enflammer une polémique un peu poussive. Ses saisons préférées du Festival ? 2005 évidemment : « je me suis délectée de voir enfin sur la défensive les Archambaudriller comme je les appelle… Sans méchanceté - n’est-ce pas - juste pour voir ce qu’ils avaient dans les tripes ».

Notre ex-grande grisonnante craint que 2006 soit une année «un peu consensuelle et molle » et repense avec nostalgie à 2003, sa saison préférée : « Une vraie montée de suspens, qui se termine en apotéose par l’annulation du in… Historique !». À un jeune sociologue qui lui avait demandé le lendemain de ladite annulation : «si vous deviez qualifier vous-même par un mot - adjectif ou substantif - votre activité de festivalière avignonnaise, comment vous définiriez-vous ?» L’ex-grande grisonnante avait répondu sans une once d’hésitation: «moi, je suis solidaire de tout, de ça et du reste, d’ailleurs, c’est ça, c’est ce que je suis : je suis UNE solidaire ! et je le resterais». Les crises sociales endossent souvent ce rôle qui consiste à reconnaître des fonctions sociales mal identifiées. Les récentes crises avignonnaies, elles, ont permis à notre ex-grande grisonnante de revendiquer une vraie place en offrant à son activité hors-spectacle bien mieux qu’une définition: un statut.


Sociogramme n° 2/ LES DIVORCÉS

Thomas et Stéphanie se sont rencontrés en 1985, à Boulbon lors d’une représentation du Mahabharata de Peter Brook. Cette fresque, selon eux «jamais dépassée depuis», leur a permis de passer toute une nuit ensemble face à «des acteurs formidables occupés à refaire le monde devant nous,… pour nous». Thomas et Stéphanie ont conclu cette nuit par un pari : se retrouver à la fin du Festival pour programmer ensemble un voyage en Inde, histoire de prolonger l’émotion de leur nuit avignonnaise la plus belle. Leur pari ne fût pas tenu. Et pour cause, dès le lendemain, Thomas et Stéphanie ne se quittèrent plus et décidèrent de prendre une décision encore plus engageante pour eux qu’un voyage : un mariage. «Pour nous, le Festival avait fonctionné bien mieux que n’importe quel club de rencontres pour célibataires en quête de l’âme sœur, et pour cause… Nous pensions que nous n’avions pas besoin de beaucoup plus de temps pour nous mettre en ménage et nous marier. Pour nous, tout cela était très logique et se tenait. Nous nous pensions plus forts que tous les autres couples car notre rencontre s’était faite sous le signe d’une fabuleuse pièce de théâtre. C’est un peu comme si le fait d’avoir été émus ensemble par l’épopée de Brook valait mieux que de longs mois à se fréquenter».

Dix mois d’une parfaite idylle, puis, 1986, un nouveau Festival d’Avignon, en couple dès le début cette fois. Ils passèrent impeccablement le cap de La Tempête d’Alfredo Arias, mais L’usage de la parole de Sarraute à la Collégiale commença à faire naître quelques dissonances dans leurs jugements respectifs. Ils composèrent un temps avec ça, pourtant plus une pièce ne leur permit de se retrouver réellement. En 1990, ils retournèrent à Boulbon, «juste d’histoire de faire un dernier essai avec Le Songe d’une nuit d’été, mais non la magie préraphaélite de Savary, c’était du toc pour moi et merveilleusement kitch pour elle – précise Thomas - et nous supportions à peine le d’être assis l’un à côté de l’autre pour regarder cette farce dont étions sûrs l’un comme l’autre qu’elle nous conduirait au divorce… Pas manqué en septembre de la même année, c’était plié».

Rétrospectivement, cette aventure culturo-sentimentale a pas mal fait réfléchir Thomas qui a tiré sa «petite théorie» de son expérience : «Le Mahabharata, c’était une pièce bien trop consensuelle pour justifier le fait de tomber amoureux d’une personne qui l’a aimé comme vous. Je suis convaincu que l’émotion culturelle et l’émotion amoureuse sont intimement liées à la seule condition que tout cela se passe sur des pièces qui divisent les publics. Si tu es dans le même camp que ta partenaire à ce moment-là, y’a presque 100% de chances que ton histoire d’amour tienne le choc. Voilà comment faut vivre le Festival aujourd’hui». Thomas et Stéphanie ne se sont jamais remariés. Hier matin, ils se sont retrouvés «par hasard» à la location du Festival. Et, «incroyable coïncidence», l’un comme l’autre étaient là dans l’espoir de trouver une place pour Sizme Banzi est mort de… Peter Brook.


Sociogramme n° 3/ "HANDICAP CULTUREL"

Cette année, pour la première fois depuis 15 ans, Loïs et Françoise ont décidé de ne plus jamais revenir à Avignon. Leur résolution a été prise dans une tristesse extrême : «quitter la Cour d’honneur qui a nourri durant de si belles années notre dignité de spectateur est pour nous une véritable meurtrissure… Rassurez les organisateurs, le problème n'a rien à voir avec leur programmation». Le problème de Loïs et Françoise est plus sensible, plus profond, plus difficile à énoncer. Tous deux pèsent aujourd’hui près de 130 kilos. Le temps qui passe a fait – disent-ils - un drôle d’ouvrage sur leurs corps : «du laisser-aller comme l’on dit». Le problème est qu’ils ne se doutaient pas que chaque nouveau kilo encaissé les éloignerait un peu plus de ces pratiques culturelles qui ont fait toute leur vie. Depuis quatre ans, ils ont tenté de fréquenter la Cour en réservant trois places pour deux, histoire d’être assis sans déranger autrui. «Mais chaque fois, c’est un parcours du combattant, humiliant notamment vis à vis du service de réservation des places à qui il est parfois difficile d’expliquer notre nécessité d’avoir ces trois places côte-à-côte. L’année dernière, on nous a même conseillé de nous adresser directement au service en charge des personnes handicapées».

Le mot de démocration culturelle résonne aujourd’hui très curieusement dans la tête de Loïs et Françoise tout comme ce projet de Vilar qui voulait réunir toutes les catégories sociales dans les travées de la Cour, «petit boutiquier et haut magistrat, ouvrier et agent de change, facteur des pauvres et professeur agrégé». «Certes il n’y a rien d’exhaustif dans cette liste, mais, je suis, à peu près sûr – précise Françoise - que Monsieur Vilar, comme tous ceux qui après lui rabâchent cette liste incantatoire, ne pensent jamais à nous, les personnes obèses, la preuve, vous en voyez beaucoup ici ? Nous ne reviendrons plus à Avignon car nous ne voulons pas vivre notre passion du théâtre comme un handicap culturel. Cette barrière morale imposée par le regard des autres spectateurs nous est devenue trop difficile à supporter. Vous savez, au fond, les milieux de la culture qui disent «cultiver la différence ne cultivent au fond que la différence qui convient»». La taille du fauteuil n’est pas pour Loïs et Françoise la seule à leur rappeler que la place du spectateur demeure, au fond, une place normalisée, normalisante et normalisatrice d’où l’on peut lire, en creux, l’une de nos représentations sociales du spectateur idéal ; de fait, le regard de ceux qui partagent avec nous les travées d’une salle sont parfois susceptibles de réglementer tout autant les corps, les physiques et les apparences en effectuant, bien involontairement mais avec une efficacité certaine, leur œuvre d’exclusion.

[Ces sociogrammes sont extraits d'une chronique quotidienne publiée entre le 10 et le 22 juillet 2006 par Emmanuel Ethis, Jean-Louis Fabiani et Damien Malinas dans le quotidien Libération / On peut retrouver l'intégralité des sociogrammes dans l'ouvrage La Petite Fabrique du Spectateur et, à la rentrée universitaire, de nouveaux sociogrammes écrits par notre équipe en 2012 sur le site de l'Université d'Avignon et des pays de Vaucluse (Blog Publics de la Culture et Communication)]