L’œuvre cinématographique: difficile de faire vivre un objet pensé à la fois comme objet d’art et objet de
marché dont la valeur s’acquiert en brodant de curieux paradoxes où le film
commercial devrait se contenter de son succès au box-office pour laisser aux
autres films le seul bénéfice symbolique d’une exigence esthétique incomprise
et incompréhensible à la grande masse des spectateurs. C’est du moins sur ce
front idéologique bipolaire que se constituent les certifications que l’on
attache aux œuvres, et que se réengagent régulièrement les polémiques où
l’enjeu consiste à reconnaître dans un film la présence ou l’absence d’un acte
de création afin de justifier chez ses spectateurs la transformation radicale
d’un ou de sentiments partagés en un jugement socialement assuré. On se
souvient des apories auxquelles on aboutit lorsqu’on repose l’antinomie
kantienne relative au jugement de goût et au jugement esthétique : le
jugement de goût ne se fonde pas sur des concepts, car, sinon on pourrait en
discuter versus le jugement de goût
se fonde sur des concepts, sinon, l’on ne pourrait pas même en discuter. Comme
n’importe quelle œuvre d’art, le film est soumis à la double évaluation liée
d’une part à une appréciation des caractéristiques spécifiques qui en
définissent notamment l’authenticité et l’originalité, et d’autre part, à une
estimation qui fluctue historiquement sur la hiérarchie sociale des valeurs
esthétiques ; mais, contrairement aux biens d’arts uniques, le cinéma est
un bien culturel obéissant à la circulation d’une production sur un marché qui
replie presque entièrement le sens de cette double évaluation sur la pratique
de l’œuvre cinématographique dans les salles ou à la télévision, tout en
marginalisant, en apparence, les
affects cultuels attachés à l’objectif d’acquisition d’une œuvre pensée et
définie par sa rareté : nous soulignons en apparence car l’art
cinématographique, à la fin des années 1970 grâce à la cassette vidéo, mais surtout
aujourd’hui grâce au DVD et au Blu Ray a revigoré une part de ces stimulis
sociaux dévolus à l’œuvre d’art conçue comme révélatrice de la dévotion que lui
voue celui qui l'achète. En effet, les DVD et Blu Ray mis sur le marché sont
non seulement promus pour leurs qualités de support exceptionnel en ce qui concernent le son et
l’image qui plongent le spectateur dans ce que l’œuvre a de plus authentique,
mais pour quelques temps encore, sont également valorisés pour leur caractère
indégradable par l’acquéreur. Cet acquéreur est, en outre, de plus en plus
sollicité par des « bonus », suppléments dont sont assortis ces
supports numériques ; à côté du film, il est d’usage de trouver dorénavant un
ensemble de documents inédits : scènes tournées non intégrées au montage
final, photographies de plateau, interviews exclusives des comédiens et du
réalisateur, extraits du synopsis, confidences de tournage, vidéo-clip et bande
originale, et le désormais traditionnel making-off. Si les marchands parlent
volontiers de ces suppléments comme d’une valeur ajoutée, on peut s’étonner de
savoir que seule une minorité de spectateurs regardent l’ensemble des
suppléments, et qu’environ 40% des acheteurs ne les consultent pas du tout. En
réalité, il existe une grande différence entre le fait de posséder certains objets et le
fait de les contempler, ce qui ne fait que souligner la constance anthropologique avec
laquelle nous tentons d’instaurer entre eux et nous une sorte de lien temporel
maîtrisé. Et, si l’on peut définir ce lien comme un processus d’appropriation
de l’œuvre, il s’agit néanmoins de saisir ces décalages entre les moments
d’acquisition et les moments de contemplations comme une manière de perpétuer,
par l’entremise d’une temporalité domestique, la distance entre l’œuvre et son
spectateur et donc, de garantir à la fois la force renouvelée de l’acte
spectatoriel et la préservation de « l’aura » propre à l’œuvre.
Les événements relatés ici se sont vraiment déroulés et les personnes décrites ont toutes existé même si quelquefois elles semblent avoir quelque(s) ressemblance(s) avec des personnages imaginaires qui, comme le cinéma, nous aident "à préserver notre foi dans nos désirs d’un monde éclairé, face aux compromis que nous passons avec la manière dont le monde existe..."
02 août 2013
L'AURA, un lointain toujours à découvrir...
Laura d'Otto Preminger (USA, 1944) |
L’aura d’une œuvre, pour
reprendre le vocable de Walter Benjamin, c’est cette « unique apparition d’un lointain, aussi
proche soit-il, capable de faire lever le regard ». Dans son essai de
1936, L’œuvre d’art à l’époque de sa
reproductibilité technique, le philosophe explique que ce lointain
subornait jusqu’alors les possibles d’une relation à l’œuvre à l’ordre d’une
contemplation quasi-religieuse. Dès lors, il conçoit la reproductibilité
technique des œuvres comme une alternative pour liquider ce résidu cultuel, une
façon pour les auteurs d’atteindre une maturité plus politique que mystique. À
la lecture de Benjamin, l’on comprend que cette option - qu’il appelle de ses
vœux et qu’il présente avec le cinéma comme un aboutissement nécessaire et
logique dans l’histoire des formes artistiques – n’est pas facile à
atteindre : «pour la première
fois, écrit-il, - et c’est l’œuvre du
cinéma – l’homme doit agir, avec toute sa personne vivante assurément, et
cependant privé d’aura. Car son aura dépend de son ici et de son
maintenant ; Elle ne souffre aucune reproduction. Au théâtre, l’aura de
Macbeth est inséparable de l’acteur qui joue ce rôle, telle que la sent le
public vivant. La prise de vue en studio a ceci de particulier qu’elle
substitue l’appareil au public. L’aura des interprètes ne peut que disparaître
– et avec elle, celle des personnages qu’ils représentent»[1]. Le philosophe met lui-même en avant les limites de son
raisonnement en dénonçant et en disqualifiant la pseudo-aura des
«idôles» qui caractérise deux
figures d’exception : les dictateurs et les stars. N’en déplaise à
Benjamin, l’aura n’a pas fondu, au sens où il l’entendait, avec la
diversification et l’accroissement de la production cinématographique. Mieux,
ce phénomène de l’aura, très justement pointé par Benjamin, semble s’être
nourri des évolutions techniques pour se métamorphoser et se raffiner afin de
répondre par le biais d’une démultiplication esthétique aux aspirations imaginaires
de publics spécifiques. L’aura fonctionne tel un mécanisme subtilement
incorporé à l’œuvre. Souvent, mais pas nécessairement relayée par la figure
incarnée de l’acteur, elle rayonne pour réaffirmer une présence de ce lointain
toujours à découvrir.
[1] Walter Benjamin,
« L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », in Poésie
et Révolution , Denoël, Paris, 1971, p. 105.
01 août 2013
STUDENTS GRAFFITI, une écriture ordinaire...
Chaque année, dans la plupart des universités françaises, les semaines
de vacances estivales sont consacrées à la remise en état et à l’entretien de
nos établissements éreintés par une année d’assiduités estudiantines. À
l’université d’Avignon et des Pays de Vaucluse, parmi les tâches rituelles de
réparation qu'il devient chaque fois plus difficile d’exécuter, il y a le
ponçage du bois des tables des amphithéâtres. Apparent paradoxe à l’heure où
près de 85% des étudiants prennent leurs notes de cours sur ordinateur ou
tablette, le mystère des graffiti étudiants persiste car ces derniers sont tout
aussi nombreux d’une année sur l’autre obligeant à enlever chaque fois un
millimètre d’épaisseur de table pour rattraper la profondeur de ces gravures
énigmatiques. À quoi tient ce désir de marquer ainsi son territoire ? Puisque
c’est bien de cela dont il s’agit : laisser une trace destinée à celle ou
celui – imaginaire – qui sera assis à la même place que vous l’heure suivante,
retrouver son emplacement lorsqu’on reprendra place dans le même amphi,
réactiver sur un espace de bois disponible l’inscription d’une blague, d’une
insulte, d’un dessin approximatif, d’une déclaration d’amour que l’on espère
inscrite dans la longue durée à l’image de ces cœurs déposés avec initiales sur
l’écorce d’arbres supposés immortels ou des vœux inscrits aux crayons indélébiles
sur les murs du Palais des papes par ces soldats qui, au siècle dernier,
allaient partir en guerre sans trop savoir s’ils allaient revenir un jour. L’un
des actes les plus communs de dégradation d’un bien public – les tables des
amphis – que nos graveurs occasionnels seraient incapables de justifier
rationnellement serait-il en réalité une manière d’être au monde en se
rattachant par là-même à une tradition anodine d’écritures ordinaires ?
L’analyse anthropologique qui reste à réaliser sur les graffiti étudiants ne
démentirait pas la thèse soutenue par Daniel Fabre[1] selon laquelle ces écritures véhiculent une dimension affective en
direction des proches ou de ceux qui occuperont votre place dans le futur.
Prises au sérieux, on pourrait même concevoir combien ces écritures-là
enrichissent un patrimoine affectif estudiantin et universitaire où
s’expriment, dans une certaine mesure, des valeurs à commencer par celle de la
transgression qui conduit à écrire sur une table en la dégradant. Une autre
transgression exprimée là tient aussi à la façon dont on porte à la
connaissance de tous une marque qui relève de l’intimité, une marque que l’on
abandonne sur la table alors même que l’on remporte avec soi cahiers et
ordinateurs portables.
[Extrait de la Préface écrite en collaboration avec Raphael Roth pour l’ouvrage de Louis Basco intitulé Etre… Des valeurs aux pratiques culturelles]
[1]Daniel
Fabre (dir.), Ecritures ordinaires,
Editions POL, Paris, 1993.
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