Dans l’un des ouvrages qui portèrent le projet socio-sémiotique, La sémiosis sociale, publié à Vincennes en pleine effervescence des approches interdisciplinaires de la culture, Eliseo Veron observait que les chercheurs en communication analysent des processus, mais que ceux-ci ne se laissent saisir que par les marques qu’ils laissent. Un tel paradoxe habite à mon avis toute l’œuvre d’Emmanuel Ethis et ce petit livre, dense, mais chargé d’histoire en est précisément la marque spectaculaire. Avant tout, il condense aux yeux du lecteur actuel un itinéraire complexe, suivi personnellement et collectivement dans deux villes-spectacles qui, elles-mêmes, cristallisent à la fois des figures de la pratique culturelle, des formes de sa médiatisation et des débats intenses sur ses tenants et aboutissants. Ce volume réunit en effet des monographies (doublement frappées du fatidique chiffre 13). Ce sont en quelque sorte des instantanés, mais chacun d’entre eux est traversé par le temps long, celui des débats qui structurent le dialogue entre sociologie et sciences de la communication, comme celui des multiples investigations sur les lieux de pratiques, les carrières, les arènes.[…] Cet effet de texte particulier tient aussi au travail d’écriture, d’édition et de publication sur lequel repose l’intervention universitaire dans les espaces publics de la culture. Les fragments dont le lecteur dispose sont le résultat d’actes d’écriture et de réécriture. Ils proviennent du cahier d’observation, ont transité par l’article de recherche et le cours, ont éclairé l’interpellation publique des décideurs en même temps qu’ils nourrissaient par leur caractère significatif et en quelque sorte emblématique l’élaboration théorique d’une approche des spectateurs. Ils font finalement retour doublement, et vers les spectateurs lecteurs d’eux-mêmes, et vers les étudiants dont l’inventivité méthodologique et la pénétration du regard peuvent se nourrir d’exemples à discuter. Ces petits récits, économiques mais saisissants, portent donc également la trace, non d’une montée en généralité (pourquoi monterait-on lorsqu’on généralise ?) mais d’un va et vient constant entre le singulier et le transposable. Ou plutôt, dans la plus pure tradition de Roland Barthes, entre l’horizon inatteignable d’une science de la singularité, sensible à ce que celle-ci a de définitivement irréductible, et la possibilité bien réelle d’une lisibilité rendue crédible par le fait que le singulier, pour se singulariser, met en jeu et renforce des postures sociales.
C’est bien entendu ce qui donne toute son ambiguïté au titre, La petite fabrique du spectateur, car on ne pourra commencer à comprendre comment le spectateur se fabrique que si l’on accepte l’idée qu’on le fabrique aussi par les dispositifs qu’on emploie pour le connaître. Et d’abord, comme le romancier, pour le décrire et le raconter. À cette différence près, bien entendu, qu’ici il parle lui-même, certes cité et invoqué, mais dans la vérité de ses gestes et de ses paroles. C’est ce qui inspire le recours à la « fabrique », figure imagée de la po(ï)étique du savoir chère à l’auteur. Po(ï)étique, c’est-à-dire à la fois art de faire et désir d’écrire : les fragments mettent en mouvement, le temps d’un instant de lecture, si court soit-il, la circulation des discours que rend possible l’enchaînement des dispositifs d’observation, des formes de notation, des paroles consignées, des gestes dessinés. Et de ce fait, ils laissent percevoir que l’instantané tient dans ses marges ouvertes tous les espaces qui séparent et relient à la fois l’acteur, le médiateur, le spectateur, le chercheur, le lecteur. […] Ces récits entr’aperçus, fixés, transformés, réinterprétés sont aujourd’hui réunis, du moins certains d’entre eux, car encore une fois il a fallu choisir, éliminer, mettre en évidence.
[…] La nature du savoir et des questions que ce recueil formule tient à cela : une entreprise d’enquête qui nourrit une tradition universitaire nouvelle en matière d’approche des publics, un mode d’intervention, dans les orageux débats qui agitent le monde festivalier, qui tire sa force de pouvoir parler autrement du spectateur (celui que chacun revendique) et une chronique de presse qui se plie à la temporalité terriblement contraignante du quotidien, format de la rubrique comme périodicité de la production : un journal, un jour, une personne, une question. C’est ce que Marie-Ève Thérenty nomme la « poétique journalistique » et dont le caractère industriel donne des effets stylistiques et cognitifs paradoxaux, comme l’a montré Adeline Wrona pour Zola journaliste.C’est, pour finir, l’article de journal, puis son recueil en livre (une destinée dont l’histoire montre qu’elle est plus que fréquente) qui permet d’oser, au sein même de la recherche, une écriture qui vise la connaissance mais relève de la littérature. Art de faire, discipline du regard, audace du style. Donner à lire ensemble ces textes, que la presse a égrenés comme un florilège extrait d’une entreprise de longue haleine, c’est, bien sûr, en appeler à une nouvelle mise en mouvement de ce qu’ils citent, sans pouvoir ni vouloir le cerner.
Extrait de la préface du livre signée Yves Jeanneret (Sorbonne Paris – Celsa).
La petite fabrique du spectateur est éditée par les Éditions Universitaires d'Avignon (EUA)et est disponible depuis le 5 juillet 2011.Remerciements aux co-auteurs des textes de cet ouvrage : Jean-Louis Fabiani, Damien Malinas, Jean-Claude Passeron, Emmanuel Pedler et Paul Veyne et remerciements à celui qui a accompagné la fabrication de la petite fabrique, Guy Lobrichon. Merci enfin à Martine Boulangé...