Lorsqu’on traverse le Festival de Cannes d’une compétition à l’autre, d’une sélection à l’autre, qu’on s’attarde au Short Film Corner ou au Marché du Film, on a très vite le sentiment de faire un tour du monde d’où l’on aperçoit les nouveaux modes de représentation se mettre en œuvre(s), les nouvelles idéologies dominantes s’exprimer d’un pays à l’autre, les formes émergentes s’installer dans les marges. De la sorte, il n’existe aucun équivalent au Festival de Cannes qui jamais n’a dérogé au premier article de son règlement qui définit ainsi l’institution cinématographique : «le festival international du film a pour objet, dans un esprit d’amitié et de coopération universelle, de révéler et de mettre en valeur des œuvres de qualité en vue de servir l’évolution de l’art cinématographique et de favoriser le développement de l’industrie du film dans le monde». Les responsables de la manifestation côté artistique - Thierry Frémaux et Gilles Jacob - et côté économique - Jérôme Paillard – mettent une énergie tout à fait incroyable à consolider cette plate-forme du cinéma où, sur le plan culturel, les relations diplomatiques et politiques se rejouent chaque année en dix jours sur les quelques centaines de mètres carrés qui forment la Croisette. Cet aspect relationnel est généralement invisible et invisibilisé. Et pour cause, son invisibilité est une condition nécessaire pour garantir la réussite de la rencontre.
On imagine pourtant combien il est difficile de faire coexister dans un espace aussi réduit des représentants du monde entier où la diversité culturelle doit être préservée et tous les invités traités avec toute la reconnaissance qu’ils méritent. On imagine, dans le même sens, quelles conséquences pourraient avoir le fait qu’un invité de marque international s’aperçoive qu’il est moins bien traité qu’un autre invité d’un autre pays. Pour peu que les deux pays aient des relations diplomatiques difficiles sur d’autres plans que le plan culturel et l’on débouche sur l’incident diplomatique. De fait, le Festival de Cannes fait ressortir la place des uns et des autres en présentant une forme saisissante, lorsqu’on prend le temps de l’observer, des échanges nationaux et internationaux. Et c’est parce que le temps et l’espace de la manifestation sont délimités qu’on y ressent toujours une tension palpable qui, pour les festivaliers qui possèdent ces codes de lecture, s’impose comme un objet d’expérience concrète. Ces codes de lecture ne sont, au reste, pas très compliqués à saisir en termes de fonctionnement puisque, pour que les uns et les autres se sentent reconnus et qu’aucun heurt n’ait lieu, ce sont le protocole de la république et le protocole diplomatique qui régulent l’étiquette et la préséance. On respecte la règle et chacun voit sa place définie. Quand les demandes pour assister à une projection très attendue excèdent l’offre de places d’une salle, on admet alors le sens des priorités.
Ce qui fonctionne fort bien dans le Palais des Festivals ou dans les grands palaces tend à disparaître sur certains autres lieux qui espèrent tirer bénéfice de leur présence cannoise. On trouve les exemples les plus saisissant lorsque certaines grandes chaines de TV tentent de faire du terrain cannois leur terrain de jeu ou de promotion. Cela surprend un peu sur le sens de l’expression en actes que tente de donner ces entreprises d’elles-mêmes… Un peu, un court moment. Car l’on comprend très vite que l’on entre là dans un tout autre régime. Celui du marketing et de la communication dévoyée où pour exister, l’on substitue au protocole diplomatique un système de privilèges. Ces chaines qui n’ont quelquefois qu’un lointain rapport avec le cinéma investissent dans l’organisation de fête pour exister à Cannes en recréant là une sorte de "monde de la nuit". À l’entrée de ces fêtes le régime protocolaire laisse définitivement la place au régime des privilèges par lequel, ceux qui en sont les instigateurs d’un soir font montre d’un pouvoir symbolique bien dérisoire : «toi tu rentres, toi tu rentres pas»… Ce pouvoir de physionomistes de boites de nuit qui s’assoie sur le respect de tout type de protocole semble procurer à ceux qui l’exercent une jouissance certaine lorsqu’ils préfèrent faire entrer au faciès. Curieusement se recréée là un espace privé qui n’a plus grand chose à voir avec l’espace public. C’est une question que le sociologue Norbert Elias avait commencé à développer dans son bel ouvrage La société de Cour. Une société qui substitue à son protocole un régime de privilèges signe à la fois sa faiblesse et ses failles. Elle est la porte ouverte à toutes les violences symboliques.
Protocole versus privilèges. Lorsque Lars von Trier prétend «comprendre Hitler» en conférence de presse, la direction du Festival de Cannes, force protocolaire oblige, va réagir en réunissant un Conseil d’Administration qui va déclarer le réalisateur «persona non grata» au Festival de Cannes «avec effet immédiat». Dans les fêtes de la chaine cryptée, au contraire, on va encore trouver une minorité qui pense qu’en prenant le parti de l’artiste dont il faudrait saisir le « joke » et la provocation on exprime son appartenance à une soi-disant avant-garde décalée. Protocole versus privilèges. Il arrive que ce petit monde cannois fasse penser à notre société tout entière où les cartes, lorsqu’elles se brouillent, déhiérarchisent le sens même de ce que l’on appelle nos valeurs. Cette semaine, le président de la Région Île-de-France présent à Cannes, a refusé de monter les marches « par solidarité » avec Dominique Strauss-Kahn. Les articles de presse qui ont rapporté ses propos ne précisent pas s’il s’est aussi abstenu de participer à la fête de la chaine cryptée. Protocole versus privilèges. Seuls ceux qui étaient de la fête le savent.
[La version définitive de ce texte est à retrouver sur le site Paris-Louxor]