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C’est au reste, cette acception vivante que notre commission Culture et Université a souhaité donner ici à l’idée même de culture : une culture de la diversité, toujours en devenir, qui résonne avec les valeurs de générosité, d’intérêt et de curiosité qui devraient, à notre sens, sous-tendre toute politique qui a l’ambition d’accompagner les dynamiques créatives des savoirs, des partages et de la transmission culturels de nos sociétés contemporaines.
En 1985, Pierre Bourdieu, titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France, présentait un rapport collectif mis au point par des professeurs de cette institution à la demande du président de la république intitulé «Neuf propositions pourl'enseignement de l'avenir». Après avoir développé avec La Distinction sa théorie de la légitimité culturelle, puis analysé le milieu universitaire français dans Homo Academicus, Bourdieu allait à la fois défendre une indépendance et une autonomie des universités face au «protectionnisme» de l’État, une plus grande démocratisation de l’accès à nos établissements d’enseignement supérieur ainsi que la limitation de la durée de validité des diplômes par le développement de leurs réévaluations régulières. Enfin, dans sa dernière proposition, le sociologue allait insister sur l’importance des échanges culturels, sur la généralisation de l’usage des moyens audiovisuels et sur l’institutionnalisation de plus larges passerelles entre l’université et la culture. Vingt-cinq ans plus tard, notre commission choisit de présenter au ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche cent vingt huit propositions pour tenter de favoriser le développement de la culture à l’université, mais également la reconnaissance du potentiel créatif de nos universités par les mondes de la culture.
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Ce sont de toutes ces rencontres chaque fois riches et bouillonnantes que sont nées les cent vingt huit propositions présentées ici. Diverses par leur nature ou leur densité, différentes dans leur ambition ou leur objectif, elles sont néanmoins traversées par un dénominateur politique commun qui nous a tous unanimement rassemblé : celui de ne jamais considérer la question des arts et de la culture comme accessoire ou décorative, ou comme ce «petit plus» en charge de compenser une sorte de supplément d’âme qui, pour on ne sait quelle raison, serait déficient chez nos étudiants ou plus généralement chez nos contemporains. Comme le faisait remarquer Pierre Bergé lors d’une de nos toutes premières réunions : «on n’a jamais autant parlé de culture que pendant ces vingt-cinq dernières années, mais on n’a pas remarqué qu’il y ait plus de gens cultivés qu’avant. En fait, la fréquentation du philosophe Max Stirner m’a appris à me méfier des concepts. En effet, pour lui, le mot liberté ne veut rien dire car il n’y a que des hommes libres. C'est pour cela que nous devons considérer que la culture ne veut rien dire, mais qu’il n’y a que des gens cultivés. Il faut être attentif à ne pas contruire des diplômés ternes par le formatage de leur culture. On ne peut se contenter de deux ou trois références convenues qui finissent par rendre terne leur citateur. Ce n'est pas une culture hygiénique qui doit être développée dans les universités. Comme on se lave les dents trois fois par jours, il faut avoir de la culture. On a quelques livres de la Pléiade, on cite, on va un peu au théâtre, un peu à l’opéra, puis ça s’arrête là. La culture ne doit pas être programmée, pas de temps en temps, elle ne fait surtout pas partie d’un divertissement. Elle doit faire partie dela vie, du lever au coucher sans en faire pour autant une sorte de sacerdoce. On ne devrait pas se poser la question. La culture doit faire partie de nous comme on respire, comme on a besoin de boire et de manger. La culture, c’est se mettre en danger, c’est se poser des questions. La culture n’est pas un long fleuve tranquille. La culture, c’est aller au devant d’interrogations et c'est de l'imagination. Elle ne peut pas s’enseigner simplement. Comme dans des méthodes d’enseignement à la Montessori, à la Fresnay ou d’autres, il faut faire participer l’étudiant qui doit finir par s’enseigner la culture à lui-même. Pourtant, c'est la communauté universitaire dans son ensemble qui doit s’adresser ici à la communauté universitaire. Car, si la culture ne peut s'enseigner, elle se transmet et cela ne se passe pas sans les enseignants-chercheurs qui forment et quelquefois même formatent. Aujourd’huiles enseignants-chercheurs doivent accompagner les étudiants vers les limites du possible”.
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«L’homme - écrit Georg Simmel - est un être qui a l’étrange capacité de se passionner pour des chosesque ne concernent en rien ses intérêts». Et, s’il arrive du neuf, de l’innovation, de la nouveauté dans ce que nous vivons, c’est précisément parce que nous nous intéressons et que nous avons avec les êtres et les choses à construire, à un moment ou un autre, un rapport susceptible de dépasser véritablement, sans que nous sachions exactement pourquoi, le socle de ce qui devrait initialement constituer nos intérêts. L’université est un lieu privilégié pour s’ouvrir à ce que sont ces intérêts désintéressés. Mieux, c’est souvent un endroit où l’on prend conscience qu’il n’est pas tout à fait anormal que certaines idées viennent soudainement changer notre manière de voir ou depenser. Car c’est bien ainsi que les choses arrivent dans nos têtes : nous avons tous fait un jour l’expérience d’une idée étrangère (au sens de corps étranger) qui nous saisit sans qu’on s’y attende et qui est capable de bouleverser la routine de tout notre système de pensée ; plus encore, on asouvent conscience de l’effort que nous devons faire pour accepter cette idée étrangère, pour la faire nôtre au point de recomposer l’ensemble de nos certitudes. On peut prendre goût à cela ou pas du tout, mais l’on sait parfaitement que prendre goût à cela risque définitivement de nous rendre plus ouverts, plus perméables à notre environnement, qu’il soit proche ou lointain. Comme le rappelle l’historien Paul Veyne : «le rapport de l’homme aux choses ne s’explique pas seulement à partir de ce qu’il y a à l’intérieur de l’homme. Sinon l’altruisme serait de l’égoïsme, puisque l’altruisme se «plaît» à n’être pas égoïste»…C’est aussi et précisément là que commencent notre intérêt pour l’autre, et plus fortement encore les formes de la pensée les plus généreuses que nous appelons «culture(s)». Mais ne nous y trompons pas, notre besoin et notre nécessité de culture ou de création commencent toujours par un tourment ; ainsi, est-ce bien d’un tourment qu’est née la volonté d’écrire de Stendhal, un tourment subsumé dans une question initiale et déterminante : «comment me serais-je comporté à l’une de ces batailles de Napoléon où je ne me suis jamais trouvé ?» Nos cent vingt huit propositions espèrent en ce sens apparaître comme autant d’ouvertures possibles pour soutenir tous nos tourments et ce en rappelant combien, dans la droite ligne de Condorcet, notre institution - l’université - doit mettre tout en œuvre pour «protéger les savoirs contre les pouvoirs», «considérer l’excellence comme la forme la plus haute de l’égalité» et se garder enfin «d’assujettir l’instruction publique aux volontés particulières et à l’utilité immédiate».
[Extrait de l'introduction de l'ouvrage De la culture à l'université, 128 propositions à paraître le 5 octobre 2010 chez Armand Colin et téléchargeable ici en version intégrale]