24 mars 2008

PLUS BELLE SERAIT LA CHUTE...

À tous ceux qui n'ont jamais laissé passer leurs rêves

Mai 2000. Premier Festival de Cannes du XIXième siècle. Ça y est. Sylviane est en poste. En bas des marches dès le premier jour pour la montée de Vatel. Une place stratégique toujours au premier rang derrière la barrière la plus proche du fameux « tapis de maître-autel ». Sylviane est catholique. Elle possède un vocabulaire liturgique, « le plus approprié » selon elle pour décrire la scène cannoise. Sa place, c’est sa Tatie cannoise qui la lui réserve. Sa tatie, elle vient presque tous les jours rejoindre ses copines du troisième âge en transat pour « faire le siège » du Palais. « elle est chouette tatie, elle reconnaît plus une star sur vingt, sans doute une question de génération ou de lunettes, mais au fond, je crois qu’elle s’en foût ; elle est là pour l’ambiance, pour entretenir son petit coin de festival à elle ; elle ignore crânement ce qui se passe autour d’elle, et moi, tous les soirs à 18h20 précises, grâce à elle, je suis sûre d’avoir ma place ». Sylviane est originaire de Bordeaux ; c’est chez sa Tatie de Cannes, qu’étudiante, elle vient passer ses vacances et c’est là qu’est née sa vocation, en 1973 précisément. À l’époque, trop véléitaire pour devenir médecin, elle potassait tranquillement à Cannes pour le concours d’infirmières. Un soir, à l’invite de Tatie, elle se rend au Palais pour la montée de La Grande Bouffe de Ferreri. Elle se souvient surtout de Florence Giorgetti et de son regard splendide et lumineux. Juste après la montée des stars, quelqu’un a eu un malaise en bas de l’escalier. On a demandé un médecin et elle s’est précipitée. Elle n’était qu’infirmière, mais « c’était déjà ça ». Et, ce sentiment d’utilité du premier soir s’est converti en nécessité. Ainsi, c’est à Cannes, dit-elle, qu’elle a trouvé le courage et la force définitive de devenir médecin.

Depuis, Sylviane suit avec attention les parcours de Giogetti, de Ferréol, mais surtout de Philippe Noiret, son préféré : « lui, il m’émeut et m’impressione, je me souviendrais toujours de ses mots puissants pour défendre le film de Ferreri : « la vraie vulgarité, c’est Sheila et Ringo ». Ah, il était fort Noiret ». Depuis, Sylviane retrouve comme chaque année sa place, « son poste », un poste qu’elle n’abandonnerait sous aucun prétexte (elle a déjà refusé au moins 50 invitations à monter les marches) : « on ne sait jamais, tout peut arriver ici ; ce que je sais c’est qu’aujourd’hui si quelqu’un tombe dans ces marches-là et que le fameux couplet du « Est-ce qu’il y a un médecin dans l’assistance » est lâché, j’aurais toute légimité à intervenir ». Sylviane avoue sereinement que même si elle ne lui souhaite aucun mal, elle aimerait bien un jour secourir Noiret… Comme d’autres formes d’expressions empreintes de religiosité, pour fonctionner Cannes, c’est aussi cela, une fabrique du « faire-croire » où beaucoup de spectateurs, à l’image de Sylviane, nourrissent bien plus qu’un espoir : la conviction profonde qu’un jour, ils deviendront « l’élu ».

08 mars 2008

SOCIOLOGIE DE L’ACTEUR, une introduction méthodologique

Par Emmanuel Ethis
en collaboration avec Samuel Perche
& Gianni Giardinelli
et la participation de Guillaume Delorme

"j'veux ressembler à personne en ayant l'air de tout le monde" (C-Sen, anti-héros)

Novembre 1959. Le New York Times rapporte le meurtre de quatre membres d’une famille de fermiers du Kansas. Cet événement va attirer l’attention d’un romancier et nouvelliste, Truman Capote, auteur du fameux Breakfast at Tiffany’s. Ce dernier, qui s’est entièrement consacré à la fiction jusqu’à ce fait-divers qu’il va se mettre en tête de restituer bien au-delà de ce que l’on trouve dans les colonnes d’un quotidien en bouleversant ainsi la manière même de rapporter un récit. En effet, il va s’atteler à comprendre ce qui s’est passé en prétendant ouvertement qu’une histoire vraie, « si elle est bien racontée », peut devenir autant, sinon plus, passionnante qu’une fiction. Tout tient – on le comprend - dans ce que sous-tend ce « si elle est bien racontée ». Pour Capote, il va s’agir de mettre au service d’une réalité factuelle les techniques de la fiction littéraire couplée à une investigation sur le terrain très poussée, il va créer ce qu’il appelle le « roman de non-fiction ». En ce sens, la posture de Capote n’est pas sans rappeler le travail du sociologue tel que l’entendait l’un des précurseurs de l’École de Chicago, Robert Ezra Park : « ma conception première du sociologue voulait qu’il fût une espèce de super-reporter […] qui devait rapporter un petit peu plus précisément et de manière un petit peu plus détachée que la moyenne, ce que mon ami Ford appelait les Big News. Les Big News étaient les tendances de long terme qui enregistraient ce qui se passe effectivement plutôt que ce qui, à la surface des choses, semblent simplement se passer ». Tout comme Park, Truman Capote affirmait que la première vertu qui doit animer ceux qui prétendent retracer une réalité est avant tout une volonté de comprendre. Le magazine The New Yorker va se laisser persuader par Capote du bien-fondé de l’enquête qu’il propose et l’envoie au Kansas. Mais les manières et l’apparence de Capote – il est très efféminé et quelque peu excentrique – vont provoquer la méfiance des gens modestes du vieil Ouest. Il lui sera donc nécessaire de trouver sur quelles bases gagner la confiance des « locaux » pour réellement engager son travail, un travail essentiellement basé sur des entretiens construits dans la durée.

Cette confiance se bâtit, dans un premier temps, grâce à l’informateur privilégié que va représenter Alvin Dewey, l’agent du Bureau d’Investigation en charge de l’enquête et qui jouera le rôle de médiateur entre ce que l’on pourrait désigner comme « le monde » de Capote et « le monde » dont sont issus Perry Smith et Dick Hickock, les tueurs présumés. Et ce sont bien ces hypothèses sur ce choc des mondes qui travaillent les questionnements de Capote et qui vont jalonner les quatre ans d’entretiens conduits auprès des populations rurales du Kansas des victimes et auprès des tueurs : d’un côté, l’on découvre une Amérique culturellement ancrée dans ses valeurs traditionnelles et structurantes ; de l'autre, une Amérique où la morale semble se dissoudre au profit d'une vie pensée sans état d'âme, sans rive ni éthique, une Amérique propre à façonner des meurtriers. Tous ceux que Capote interrogent perçoivent assez vite que ce dernier est bien en quête de compréhension et c’est cette quête perçue avec intérêt par les uns et les autres – et les tueurs eux-mêmes – qui ancre définitivement la confiance et la crédibilité accordées à cet homme qui, lors de ses premières questions, provoquait autant embarras que scepticisme. Capote, celui qui interroge, devient Capote, celui qui sait écouter, faisant preuve d’une empathie évidente pour tous ceux auxquels il se confronte durant cette enquête. Du rassemblement de ces entretiens et de ce qu’il a observé jusqu’à l’exécution de Smith et Hickock, Truman Capote va tirer un « roman du réel » intitulé De sang-froid qui connaît un très vif succès, un succès qui tient principalement à la manière dont l’auteur-enquêteur y restitue une réalité, en lui donnant un sens qui était loin d’être apparent aux simples observateurs, tout comme il était loin d’être apparent pour ceux-là mêmes qui conduisirent l’investigation policière qui permit la capture des « tueurs du Kansas ».


Bien que conduite à des fins romancières, l’aventure de Truman Capote au Kansas permet de mettre en évidence les principaux problèmes qui se posent lorsque l’on décide de mettre en place une enquête à des fins de pure connaissance, et ce, particulièrement quand cette connaissance repose sur ce que des entretiens vont permettre de dévoiler. Ces problèmes, ou « zones de questionnement » dépendent très directement de la relation d’enquête elle-même, car, comme le précise le sociologue Pierre Bourdieu, « si la relation d'enquête se distingue de la plupart des échanges de l'existence ordinaire en ce qu'elle se donne [ces] fins de pure connaissance, elle reste, quoi qu'on fasse, une relation sociale qui exerce des effets (variables selon les différents paramètres qui peuvent l'affecter) sur les résultats obtenus ». Tentons donc de reprendre depuis le début l’aventure de Truman Capote et d’inventorier les « zones de questionnement » qui sont ou qui auraient pu être afférentes à la construction de sa relation d’enquête et propres à définir les situations d’entretien qui sont les siennes. En l’occurrence, elles sont au nombre de cinq :
• zone de questionnement n° 1 : l’attention de Capote est attirée par un fait-divers qui, s’il ressemble à bien d’autres, va être prélevé et singularisé. Dans le cadre d’un travail scientifique, se pose, d’emblée la question du prélèvement d’un cas dans le monde social : qu’est-ce qui justifie de s’intéresser à ce fait-là ? Pourquoi présuppose-t-on qu’il concerne notre travail ? Qu’est-ce qu’il révèle de notre propre point de vue sur le monde social que l’on étudie ?
• zone de questionnement n° 2 : Capote parvient à décider la direction du New Yorker de l’envoyer au Kansas, sur le lieu de la tragédie. Si Capote sent qu’il faut aller sur place pour enquêter, c’est qu’il pense pouvoir enregistrer des informations et s’entretenir avec des personnes en face à face et ce, dans des conditions qui ne sont pas comparables à celles qu’il aurait pu avoir en les appelant simplement par téléphone depuis New York. Aussi s’agit-il de se demander systématiquement dans une enquête, en tentant de le justifier le plus justement, quel est ce cadre que l’on choisit et qui définit le contexte dans lequel on se place avec l’enquêté ? Discuter avec quelqu’un dans une salle de garde à vue d’un bureau de police n’équivaut à discuter avec cette même personne et sur le même sujet à son domicile ou sur son lieu de travail : encore faut-il objectiver l’influence que tel ou tel cadre est en mesure d’exercer sur la prise de parole ; celle de l’enquêté, mais aussi cette de l’enquêteur.
• zone de questionnement n° 3 : Capote inspire d’abord de la méfiance car il est perçu comme excentrique par les populations du Kansas. Sans doute est-ce un bon principe que celui qui consiste à penser que nous sommes toujours considérés comme des « excentriques » en situation d’enquête. En effet, la situation d’entretien impliquée par l’enquête n’est pas en soi une situation naturelle et l’on doit bien imaginer que nous sommes interprétés par ceux que l’on interroge et qui définissent une part du jeu de parole que nous tentons d’instituer avec eux. Ce que l’on est amené à mesurer ici, ce sont à proprement dits les « effets de la structure sociale ».
• zone de questionnement n° 4 : Capote a des hypothèses personnelles sur le monde qu’il interroge et qui amène ce monde à considérer qu’il leur porte un intérêt véritable, un intérêt déclencheur de confiance. C’est bel et bien Capote qui institue la règle du jeu. Il sait rendre tangible pour ses interlocuteurs le fait que cette situation d’entretien existe dans un contexte de production de connaissance particulier en partageant une part de son regard et de ce qu’il tente de comprendre. Au demeurant, c’est parce qu’il procède ainsi qu’il acquiert un statut d’enquêteur, différent de celui des policier ou des journalistes traditionnels qui sont eux aussi en situation d’enquête.
• zone de questionnement n° 5 : Capote rassemble ses entretiens et ses observations et va donner à voir sous un jour singulier l’affaire des tueurs et le choc de deux Amériques. Se pose in fine le ré-ordonnancement des données et de leurs interprétations. La finalité d’un travail d’enquête - est-il utile de le rappeler - est bien de conduire à une synthèse apte à proposer des formulations générales susceptibles de réfléchir à la fois la situation qui a justifié l’enquête, mais également l’univers du discours et théories générales qui relèvent de la discipline dans laquelle opère l’enquêteur. En ce qui concerne les cas des meurtriers du Kansas, on comprend bien que la synthèse d’un policier ne sera pas la même que celle d’un journaliste ou que celle de Capote dont le statut est plus socialement indéfini. Cette synthèse n’aurait sans doute pas été la même non plus que celle d’un psychologue, d’un médecin légiste, d’un juriste, d’un sociologue ou d’un anthropologue qui se seraient intéressés au même fait. La sociologie, pour sa part, s’attache particulièrement, dans une relation d’enquête, à comprendre comment s’institue l’ensemble des médiations qui fondent ladite relation : elle va donc considérer l’entretien à la fois comme un outil, un instrument et un dispositif qui - alors même qu’il permet de réfléchir les situations - doit lui-même être soumis à une réflexion sur ses capacités et ses limites, voire le statut de générique et génétique d’une parole donnée et reccueillie.



Méthodologiquement, ces zones de questionnement doivent normalement irradier toute mise en œuvre d’enquête qui implique d’engager une situation d’entretien. Souvent on y pense, puis lorsqu’on « entre dans l’action », il arrive qu’on l’oublie. Les pages qui suivent se rapprochent précisément de l’action, de la mise en œuvre pratique d’une enquête où l’entretien est utilisé pour produire les données empiriques, une exploration équivalente en durée à celle de Truman Capote. Durant près de quatre années, on a tenté de construire une sociologie de l’acteur centré sur une série d’entretiens menés principalement avec un comédien – Samuel Perche -. Ce dernier m'a amené à sa demande à rencontrer un second comédien – Gianni Giardinelli – qui a incarné pendant près de deux ans son frère de fiction dans une série télévisée intitulée "La vie devant nous". Ce sont en partant des trajectoires « de sang chaud » de ces deux jeunes frères imaginaires et avec leur collaboration serrée que l'on se propose de partir à la découverte de l’envers du décor d’un métier mal connu, d’une profession souvent sous-évaluée scientifiquement, culturellement et intellectuellement en France. Guillaume Delorme, comédien qui a joué avec l'un et l'autre, participera également à cette série d'entretiens en apportant le "troisième oeil" si utile dans la mise en perspective de cette aventure qui relève autant de la sociologie de la culture que de la sociologie générale.

(L'ouvrage "Les oreilles recollées, une sociologie de l'acteur en devenir" sera publié aux PUG en 2009 - titre provisoire)