05 janvier 2008

EXTINCTION(S) DE MOI(S) : le Zapping Canal + de l'année 2007

Pour Alain Delon et pour toutes celles et tous ceux qui achètent toujours Pif Gadget juste pour le gadget

Ne rompons pas avec les traditions. Jetons une nouvelle fois un petit coup d’œil sur l’année du zapping de Canal Plus qui tente de nous condenser en à peu près cinq heures tous les événements télévisuels que nos écrans de toutes tailles nous ont donné à voir cette année ! "Fric-Vrac" dans le grand tout des images considérées comme "fortes". Mais que peuvent bien nous dire cinq heures d’images fortes, chaque séquence qui compose cet immense montage n’excédant pas en durée les dix secondes ? N’est-ce pas d’ailleurs une gageure que d’espérer tirer une synthèse d’une année synthétisée et visiblement centrée sur nos élections présidentielles, temps fort parmi les temps forts ?

Bonne occasion en tout cas pour constater comment les slogans impriment nos mémoires et se figent avant de devenir leur propre caricature : « travailler plus pour gagner plus… » Encore quelques mois pour que ce soit ringard et que l’on trouve une meilleure formule… Oui, mais laquelle ? « travailler mieux pour vivre mieux » ? « travailler en respectant notre milieu pour garantir notre avenir durable » ? « travailler en musique pour garder le rythme du monde » ? L’art de la formule qui résonne est difficile et l’on se surprend à songer, non sans nostalgie, à ces Disney d’antan qui avaient su si bien nous préparer à un monde du travail trempé de l’optimiste de ces sept nains qui, eux, savaient « siffler en travaillant ». Notre réalité et les images qu’elle suscite sont, elles, bien moins mièvres que Blanche-Neige ou les formules d’un nain : Jean-Luc Delarue se montre obscène dans un avion ; les soldats envoyés en Irak torturent, oui, mais comme dans la série 24H ; un type déclare qu’il votera Le Pen aux présidentielles à cause de la mise en place du permis à points ; les maillots de bain de Laure Manaudou seront désormais fabriqués en Chine ; une émission de télé réalité où celui qui gagne peut bénéficier d’un don d’organe se révèle être en fait une émission bidon ; Paris-Match a rectifié une photo de Nicolas Sarkozy en canoë qui laissait apparaître les poignées d’amour de notre président ; ce dernier déclare être celui qui sait le mieux utiliser les ressources du Parti socialiste ; Mattel rappelle ses poupées barbies dans ses unités de fabrication chinoises pour la troisième fois cette année…

Cinq heures d’énoncés qui disent beaucoup sur ce qui retient l’attention des médias autant que sur ceux qui fabriquent ce fascinant zapping de l’année ! Une constante apparaît chez presque tous ceux qu’ils nous montrent : un arrière-plan choisi où nos vies semblent se dérouler sur un plateau de jeu. Et, ce plateau de jeu-là semble comporter une particularité qui vient singulariser notre relation au monde : cette relation nous fait, en effet, apparaître comme ces personnages de Koltès ou de Fassbinder qui sont prêts à dealer très loin avec leur propre identité pour continuer à vivre en conformité avec ce qu’ils pensent que les autres ont envie de voir (ou de ne pas voir) de leur personne.

Quand la réalité permet ce deal, cela semble très satisfaisant : oui, Alain Delon a l’air très heureux de porter à son revers de smoking cannois un joli badge sur lequel est inscrit le mot « STAR » en lettres de diamant. Oui, ce jeune militant de Sarkozy a l’air très heureux de porter un tee-shirt sur lequel on peut lire « ANARCHY » parce que le tee-shirt est beau et qu’il lui va bien. Oui, ce représentant des HLM a l’air très heureux d’avoir fait fabriquer dans une cité un faux hall d’immeuble destiné aux « jeunes », avec fausses boîtes aux lettres, escalier qui ne mène à rien, le tout afin de préserver les vrais halls de ceux qui les "occupent"… Oui, Michel Drucker a l’air très heureux de déclarer qu’il est prêt à travailler jusque 80 ans et plus s’il le faut prétextant qu’Aznavour, Salvador et tant d’autres n’ont jamais été aussi bons que depuis qu’ils sont vieux… Ledit Drucker nous enrobe cela avec le panache qu’il faut pour s’assimiler lui-même à un artiste – il ne cite que des noms d’artistes – et semble ainsi, tour de force rhétorique incroyable, nous faire prendre l’interviewer et le présentateur qu’il est pour un véritable artiste… Joli coup… Le plus joli coup de l’année sans doute en terme de reconnaissance d'un statut quelque peu usurpé…

Alors que chacun deale avec son identité, juste pour s’arranger un peu ou carrément beaucoup comme le montrent les images de nos avatars destinés à vivre notre vie sur Second Life, alors que l’on prend plaisir à nous éloigner de nous-mêmes soi-disant pour mieux nous retrouver in fine, l’idée d’authenticité reprend, elle, du poil de la bête et ce, sous de drôles de formes. Car on peut croire, en effet, que c’est parce qu’ils n’ont plus du tout confiance en eux-mêmes que certains sont aussi conduits à penser cette abomination qui voit la seule authenticité des individus siéger dans leur ADN, voire dans tout ce qu’il y a d’inné en eux. Extinction(s) de moi(s)… Extension(s) de soi(s)... Born to be alive, Second Life, bientôt Third Life, pourquoi pas… Est-ce qu'au fond l'une des premières caractéristiques sociologiques de nos contemporains ne serait pas d'habiter ce désir indéfiniment reconduit de "recommencer - comme dit la chanson de Nougaro - tout recommencer pour ne croire qu’en nous-mêmes"?…

04 janvier 2008

UN MOBILIER CINÉMATOGRAPHIQUE

Dans la bouche d’Olivier, un lexique précis vient qualifier les matériaux qu’il chantourne : fraké, nord blanc, médium. De la poussière et de la sciure émergent les pièces de bois profilées selon un ordre qui, pour un spectateur profane, demeure souvent mystérieux au regard de l’assemblage ultime qui façonne tantôt une armoire, tantôt une bibliothèque, un fauteuil ou un confident. Olivier est un jeune compagnon ébéniste de 32 ans qui s’est établi à Coustelet dans le Vaucluse ; il ne dissimule pas le plaisir qu’il prend à charmer, avec les gestes virtuoses de son art, les quelques visiteurs qui s’aventurent dans son atelier. Ses apprentis disent de lui qu’il a parfois “ le sens de la mise en scène un peu trop prononcé car ce qui enchante le client de passage ne simplifie pas toujours la transmission d’un savoir-faire ; c’est sans doute l’un des meilleurs formateurs qui soit, en tout cas l’un des plus imaginatifs, c’est sûr ; mais ici, il n’y a pas un seul apprentissage qui ne soit pensé, par lui, sans référence à une série ou un film policiers, et pas un seul tiroir de buffet qui se fabrique sans qu’un suspense intense et tourmenté l’accompagne. On se console en se disant qu’on en apprend autant en ébénisterie qu’en cinoche mais bon, il faut avouer que, quelquefois, c’est un peu épuisant ”.

Si ses références favorites sont le Faucon Maltais ou l’Affaire Thomas Crown - “ la version avec Faye Dunaway à cause de l’écran qui se subdivise en plein de petites vignettes à plusieurs reprises pour passer d’une scène à l’autre ” - le souvenir le plus marquant qu’évoque Olivier pour expliquer sa posture d’ébéniste-cinéphile n’est pas un film, mais une certaine manière de regarder la série télévisée de son enfance : Chapeau Melon et Bottes de Cuir. “ À l’époque, cela passait en fin de semaine, vendredi ou samedi, et c’était le seul soir où j’avais le droit de veiller un peu devant la télé. Et cette série a pris une importance démesurée à mes yeux car en plus d’être une sorte de récompense télévisuelle de ma semaine d’écolier, cette récompense-là était truffée de ce que j’appelle aujourd’hui “ les censures douces de l’affection ” : en effet, je n’étais autorisé à regarder les exploits de John Steed et d’Emma Peel que blotti dans les bras de ma mère qui mettait ses mains devant mes yeux chaque fois qu’elle jugeait qu’une scène était trop violente ou trop agressive pour moi. Il ne me restait que la musique pour rassasier mon imagination, pour donner à mes peurs des dimensions exorbitantes et pour combler ces scénarios troués de force par les mains de ma mère ”.

De cette enfance, Olivier a conservé l’idée que notre curiosité naît souvent des absences que l’on prend plaisir à pourvoir soi-même, des secrets que l’on sait se ménager dans notre quotidien. Lorsqu’il va au cinéma et qu’un film lui plaît réellement, il lui arrive souvent de ne pas attendre la fin pour sortir. Tous les réalisateurs qui donnent à Olivier “ envie de sortir ” sont pour lui les plus grands : Vidor, Spielberg, Altman, Hawks, Welles, Hitchcock, Tourneur. Drôle de palmarès composé dans le souci perpétué d’une d’élégance pudique à ne pas forcer – comme il dit – “ l’histoire à se livrer tout entière ”. Ses films favoris, Olivier les collectionnent en vidéo. Il s’en délecte en regardant une minute de plus à chaque visionnage, une minute qui le rapproche irrésistiblement d’une fin inéluctable ; et, afin d’exorciser ces fins qui résonnaient pour lui presque comme une malédiction, Olivier s’est inventé un petit rituel de consolation : la création systématique d’un nouveau modèle de meuble auquel il assigne le titre du film achevé, titre qu’il fait suivre d’une mention chiffrée à la manière des suites du cinéma américain. À ce jour, l’œuvre dont il reste le plus fier est une commode en bois laqué noir entièrement démontable, la très fameuse “ Gilda 2 ”.