Le cinéma est la pratique culturelle la plus populaire car elle est, sans doute aussi, la plus démocratique qui soit. Elle a connu dans les années 1960 un véritable âge d’or grâce aux ciné-clubs qui ont fait œuvre structurante pour diffuser une culture cinématographique tant auprès de ces passionnés qui se voient dotés de l’attribut de « cinéphiles » que de ce public l’on dote du qualificatif de « grand » du fait de la diversité sociale et générationnelle qu’il recouvre. Dès 1905, la connaissance du cinéma s’élabore d’abord via le matériel publicitaire avec lequel on faisait sa promotion aux abords des salles. Dans les années qui suivront l’avènement du cinéma parlant, ce sont les magazines plus ou moins spécialisés, les émissions de radios puis de télévision qui deviendront les supports privilégiés pour faire vivre les films hors projection. Et pour cause, à l’inverse des acteurs du cinéma muet, les stars ont désormais une voix et sont en mesure de prendre la parole. Grâce aux festivals naissants, on les redécouvre aussi en chair et en os, et plus encore, en strass et en paillettes, foulant aux pieds tapis rouges et franchissant marches et escaliers comme à Cannes, la manifestation mondiale qui va donner le ton et imposer la norme de ces rencontres. L’Olympe est à portée de mains et de regards. Le cinéma prend corps dans une nouvelle réalité palpable. Face à celles qui, apprêtées par Dior, Chanel ou Balmain, se hissent chaque soir en projection officielle, d’autres, plus dévêtues, espèrent, sous le soleil du jour, être repérées sur une plage par l’entremise d’un regard ou d’une photo flatteuse. La proximité du monde du cinéma et du monde tout court semble rendre les choses envisageables, concevables, imaginables. Mais comme le dit l’un des personnages de la Nuit américaine, « Les films sont plus harmonieux que la vie. Il n’y a pas d’embouteillages dans les films, pas de temps mort. Les films avancent comme des trains, tu comprends, comme des trains dans la nuit. Des gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans le travail, dans notre travail de cinéma ».La contiguïté entretenue par Cannes entre l’art et la vie n’a souvent été qu’illusion fugace. Sauf lorsque la Côte d’Azur s’envisageait d’abord comme un lieu de tournage susceptible de précipiter hasards et coïncidences. Avec les Studios de la Victorine installés à Nice, c’était le tout premier privilège concret que de posséder une usine à rêve près de chez soi afin de permettre, entre autres, à de belles histoires de naître. En faufilant la métaphore du personnage de Truffaut, le cinéma devenait une opportunité pensable car attaché à un territoire d’où l’on pouvait « prendre le train ». « Les choses s’accrochent... Comme des wagons, l’histoire avance sur ses rails, le public voyageur ne quitte pas le train, il se laisse véhiculer du point de départ au terminus et il traverse des paysages qui sont des émotions ».Si, l’on conçoit très bien que la culture cinématographique puisse s’acquérir de n’importe où, en voyant des films, en lisant livres et revues sur le cinéma, en consultant plateformes et sites consacrés au 7eart, il nous faut concevoir qu’uneéducation artistique et culturelle au cinéma, qui a la chance de se construire non loin d’un plateau de tournage ou un studio de cinéma ouvre, pour sa part, des perspectives inédites tant en termes de connaissances des métiers de l’image, qu’en termes de rencontres, mais aussi de pratiques.
Quand la Victorine éduque la Marquise
C’est en 1939 qu’aurait dû avoir lieu la première édition du Festival de Cannes, une édition annulée alors qu’on apprend l’invasion de la Pologne par Hitler. Cette même année, celle qui trente ans plus tard deviendra l’une des héroïnes les plus populaires du cinéma français, la petite Jocelyne Mercier, voit le jour à Nice. Sa famille détient non seulement l’une des pharmacies les plus célèbres de la ville, mais également des laboratoires pharmaceutiques et cosmétiques depuis plusieurs générations. En tant que fille ainée, son destin semble donc dessiné : elle reprendra l’affaire familiale. Pourtant, enfant, elle rêve de toute autre chose. La petite Jocelyne espère, en effet, devenir danseuse, et même une danseuse étoile. C’est dans sa quinzième année qu’une opportunité professionnelle se présente à elle puisqu’elle interprétera précisément le rôle d’une danseuse dans un film de Jean Boyer J’avais 7 filles. Le film est tourné en partie aux Studios de la Victorine et Jocelyne y fera sa première grande rencontre artistique car le premier rôle du film n’est autre que Maurice Chevalier. Bien qu’elle n’ait alors qu’une seule petite prestation à son actif, Jocelyne prend confiance en elle, voit défiler tous celles et ceux qui viennent séjourner à Nice pour tourner à la Victorine, se dit que tout est possible et va opposer à sa famille un refus catégorique pour suivre les études qui auraient dû lui permettre de reprendre l’affaire familiale. À 17 ans, elle part pour Paris afin de rejoindre les Ballets de Roland Petit, puis intègre la compagnie des Ballets de la Tour Eiffel, une compagnie qui disparaitra quelques mois plus tard, faute d’argent. Jocelyne persévère dans son apprentissage artistique en suivant quelques cours d’art dramatique de Solange Sicard et tente de lancer sa carrière au théâtre cette fois. Ce n’est pourtant pas à Paris que son destin va prendre une tournure décisive, mais bien à Nice, grâce à la Victorine, même si l’actrice, lorsqu’elle se remémore son histoire, préfère placer celle-ci sous le signe du « plus pur des hasards ». Qu’importe, on sait bien que « L’adolescence ne laisse un bon souvenir qu’aux adultes ayant mauvaise mémoire ». Ce qu’écrit Jocelyne dans ses mémoires, c’est donc qu’en 1956, alors qu’elle revient chez ses parents pour les fêtes de fin d’année, elle va rencontrer dans Nice, « par le plus pur des hasards », deux personnes qui vont bouleverser sa vie : le scénariste Michel Audiard et le réalisateur Denis de la Patellière. La Victorine n’est évidemment pas étrangère à cette rencontre « fortuite ». Les deux compères s’apprêtent à y tourner Retour de manivelle, un film dans lequel il ne leur manque qu’une personne pour incarner le rôle de Jeanne, une femme de chambre, aux côtés de Michèle Morgan et Danièle Gélin. Dans un premier temps, Jocelyne va refuser cette proposition, convaincue qu’elle ne doit désormais ne se consacrer qu’à la danse. Mais son père parvient à la convaincre. Jocelyne a dix-huit ans, elle se pique au jeu du grand écran. Sa rencontre à Nice avec Michèle Morgan sera déterminante au point qu’elle lui empruntera ce prénom qui est aussi celui de sa jeune sœur décédée à l’âge de cinq ans. Jocelyne Mercier devient ainsi Michèle Mercier et va enchaîner les tournages dans le monde entier jusqu’à se voir consacrer, en 1964, par le rôle d’Angélique, Marquise des Anges comme l’une des stars les plus populaires du cinéma français, une popularité qui reste intacte à chaque rediffusion de la quadrilogie des Angélique sur le petit écran. De cet exemple, certes édifiant, qui conduisit la future Michèle Mercier de la baie des Anges à la Marquise des Anges, on entrevoit comment la Victorine ont pu jouer un rôle qui relève bien d’un parcours d’éducation artistique et culturelle pour nombre de jeunes niçois de la grande époque des studios à l’heure où l’idée même d’éducation artistique et culturelle ne figure dans aucun programme scolaire ou universitaire, à l’heure où seule l’éducation populaire, plutôt tournée vers un public d’adultes, commence à faire reconnaître l’importance de la culture comme levier majeur pour l’émancipation de tous.
Retour de Manivelle
Depuis l’été 2016, la France a adopté sa charte de l’Éducation artistique et culturelle qui fait désormais référence et qui présente l’Éducation artistique et culturelle comme devant être accessible à tous. Cette dernière relève autant d’une éducation à l’art que d’une éducation par l’art et repose sur trois piliers fondateurs : le pilier des connaissances culturelles, le pilier des pratiques artistique et culturelle et le pilier des rencontres avec les artistes ou les acteurs du monde culturel. Or, c’est presque un paradoxe que le cinéma est à la fois la pratique culturelle la plus populaire et celle qui est sans doute la plus éloignée de ses spectateurs sur le plan artistique. En effet, les studios sont souvent une abstraction pour le public même si aujourd’hui des parcs comme Disneyland Paris en font une attraction touristique et proposent à leurs visiteurs d’approcher les modes professionnels de fabrication des films de cinéma. Il n’en reste pas moins que ces expériences sont loin d’être légion et que rares sont les lieux en France où l’on peut vivre l’expérience cinématographique en art. Rares sont les élèves qui, dans leur collège ou leur lycée, sont en mesure de se projeter dans une carrière relevant des mondes de l’image car tout aussi rares sont pour eux les occasions de rencontrer des réalisateurs, des acteurs, de se dire que ces métiers sont du ressort de professions qui pourraient leur être accessibles. Le monde du cinéma est d’ailleurs tout à fait conscient de cette distance, une distance qu’il n’a de cesse de tenter de combler en réalisant nombre de films dont le sujet cardinal est « le monde du cinéma » : Chantons sous la pluie, The Majestic, Qui veut la peau de Roger Rabbit, Les ensorcelés, Ça tourne à Manhattan, Huit et demi, Body Double, Irma Vep, Étreintes brisées, Inland Empire, Hollywood Ending, The Last Movie, Le Mépris, Je hais les acteurs, tous ces films tiennent un discours pédagogique, voire épistémologique, sur le cinéma en tentant de nous entrouvrir les coulisses des tournages de films. Mais sous doute le plus emblématique de ces films a-t-il été tourné aux studios de la Victorine et pour cause, son synopsis porte sur un réalisateur, à moitié sourd, qui tourne un film intitulé Je vous présente Pamélaaux studios de la Victorine. Le synopsis fonctionne telle une mise en abime perpétuelle sur ce qu’est le monde du cinéma, « une unanimité de façade, un univers de faux-semblants où on passe son temps à s’embrasser » comme le résume très bien la réplique d’un des personnages, la femme de Lajoie, le régisseur : « Qu’est-ce que c’est que ce cinéma ? Qu’est-ce que c’est que ce métier où tout le monde couche avec tout le monde ? Où tout le monde se tutoie, où tout le monde ment. Mais qu’est-ce que c’est ? Vous trouvez ça normal ? » D’une mise en abime sur l’art à la vie, il n’y a qu’un pas à franchir : celui de la réalité incarnée d’un studio. En restaurant les studios de la Victorine, c’est plus qu’un lieu mythique de tournage qu’on rouvre. C’est l’accès immédiat à une part du patrimoine de notre industrie culturelle, un vecteur de tous les possibles cinématographiques. Rencontres, pratiques, connaissances réunies dans un même lieu consacrera de factoles Studios de la Victorine comme un accès d’exception pour instruire des parcours d’éducation artistique et culturelle aussi inspirants qu’a pu l’être celui de Michèle Mercier pour celles et ceux qui, à Nice ou ailleurs, connaissent son histoire, car oui, comme le dit encore et toujours le réalisateur de La Nuit américaine : « la vie a beaucoup plus d’imagination que le cinéma ».