Emmanuel Ethis : Le mot a toujours eu des acceptions polymorphes. Pour preuve, on lui accole souvent des adjectifs qualificatifs - populaire, élitiste, légitime,... En 2015, le Ministère de la Culture avait mené une enquête demandant à des Français de citer les domaines relevant, selon eux, du champs culturel : les gens citaient les visites de musée, de monuments, le théâtre, la science, les voyages, le fait de jouer d'un instrument, mais aussi la cuisine… Par contre, en étaient exclus, pour quatre français sur dix, les jeux vidéo, le cirque, le rap, le graffiti, la bande dessinée et certains genres cinématographiques. À travers cette enquête, on pouvait par ailleurs constater que plus les personnes étaient diplômées, plus elles avaient une acceptation large de «ce qui fait culture»
Télérama : Quelle est votre propre réponse à cette question : qu'est-ce qui «fait culture» ?
E.E. : J'ai une vision plutôt anthropologique : pour moi, la culture, c'est tout ce qui nous rassemble, tout ce qui fait qu'on a des langages communs, qu'on peut construire des collectifs. Je trouve dépassée une certaine vision morale selon laquelle il y aurait une « bonne » ou une « mauvaise » culture, vision fondée sur des jugements qui seraient immuables. Au contraire, la culture, c'est ce qui va nous permettre d'évoluer, de grandir, de s’émanciper, où que l'on soit. C'est normal ensuite de se demander si tel ou tel objet est plutôt bon ou mauvais, mais l'expérience en soi est forcément bonne car elle forge et aiguise notre esprit critique ! Amusant de voir à quel point on se pose ces questions à propos de la culture alors que les gens qui font du sport ne se les posent pas ! L'activité physique est une forme d'émancipation et chacun cherche celle qui lui correspond le mieux. Pourquoi ne pas aborder la culture avec la même simplicité ? La culture ne peut plus relever de l'imposition, c'est quelque chose qu'on s'approprie, et ça passe notamment par le jeu, le plaisir, la jouissance d’un bien commun. Au festival d'Avignon, à la sortie des représentations, tout le monde donne son avis, échange, argumente. Pour moi, c'est un indicateur très fort : c'est à leur capacité à créer ces dialogues qu'on peut aussi juger de la force des œuvres. Jean Vilar avait d'ailleurs défini cette belle notion de «public participant».
Télérama : Vous défendez donc l'idée d'une culture «élargie», plus que jamais propice aux échanges ?
E.E. : On apprend à se connaître en fonction de la multiplicité des expériences qu'on va choisir de vivre. La sociologue Sylvie Octobre définit très bien cet éclectisme culturel. Elle qui insiste sur le fait que, contrairement à l'idée reçue, l'éclectique sait très bien de quoi il parle ! Au nom de plaisirs différents, il chemine, organise ses choix, et bien sûr hiérarchise. L'amoureux de culture est lui aussi polymorphe ! Et il sait que le temps permet à l'appréciation collective des œuvres de décanter. Qui aurait pu dire, lorsqu'on tournait les premiers épisodes de Chapeau Melon et Bottes de Cuir, que la série ferait un jour partie d'un patrimoine culturel reconnu par tous ?
Télérama : celles et ceux qui ont à concevoir le «Pass Culture» n'ont pas cet avantage du temps qui passe. Ils doivent dire maintenant si telle ou telle discipline entre dans le champs de la culture…
E.E. : Travail passionnant, non ? Je ne dis pas que c'est simple, mais c'est une chance à saisir. La culture a comme premier objet d'embarquer les gens et de créer des liens : ça n'est pas plus compliqué que ça ! Or nous avons la chance d'avoir un Président de la République quarantenaire, particulièrement sensible et innovant dans sa manière d’envisager la nécessité de construire des liens forts entre les générations. À mon sens, s’il s’inscrit dans un parcours d’éducation artistique et culturelle, ce pass servira à ça. 500 euros pour se cultiver, ça n'est pas rien ! Nous allons vivre l'entrée d'un «objet précieux» dans le cadre du foyer, et comme tout objet précieux, il va susciter des conversations : «alors, tu fais quoi avec ton pass ?» J'espère que tout le monde prendra la parole, les générations aînées, qui ont tellement envie de transmettre, comme les jeunes à qui le pass est destiné. Pour moi, il peut ouvrir des espaces de découverte et de conversation inédits tout comme – si vous me permettez le parallèle - le GPS nous épaule pour prendre des routes que nous n’aurions jamais osé prendre avant son invention.
Télérama : Selon vous qu’attendent les jeunes de la culture aujourd’hui ?
E.E. : Même si votre catégorisation « les jeunes » englobe des réalités très différentes, je crois que notre jeunesse, comme toutes les générations qui l’ont précédé, attend de vivre dans un monde qui lui donne précisément le sentiment d’exister. L’éducation et la culture partagées et transmises sont les principaux vecteurs qui lui permet d’atteindre ce sentiment. J’ai pu constater combien lorsque Jean-Michel Blanquer propose de faire une rentrée en musique dans nos établissements scolaires, la magie s’installe instantanément et combien le partage de ces moments nous élève pour nous reconnaître dans ce que nous avons de plus gratifiant. J’insiste sur ce qualificatif « gratifiant » en pensant notamment au philosophe Clément Rosset lorsqu’il écrit que « la vie est la plus difficile des tâches, et l’amour de la vie le plus difficile des amours, mais aussi le plus gratifiant. » Il ne saurait y avoir de culture, d’éducation, d’amour de la vie, qui ne nous fasse pas ressentir cette gratification-là. C’est ce qu’attend la jeunesse, c’est ce que nous attendons tous.