Que
signifie le fait d’être satisfait ou d’être déçu par un film que l’on vient de
voir au cinéma ? Est-ce que l’on est satisfait ou déçu de ce que l’on a vu
ou bien est-ce que l’on est satisfait ou déçu au regard de la décision que l’on a pris d’aller voir,
seul ou à plusieurs, un film qui n’a pas répondu aux attentes qui étaient les
nôtres au moment où l’on a pris la décision d’aller voir le film en question ?
Que signifie, au demeurant, décider d’aller voir un film ou – ce n’est
pas tout à fait la même chose - un film
plutôt qu’un autre ? Entre
le début des années 1950 et la fin des années 1970, certains chercheurs à
l’image d’Herbert Simon, Richard Cyert ou James March ont tenté d’imposer au
croisement des sciences politiques et de la sociologie des organisations l’idée
que «la décision» constituait un objet sociologique à part entière
et méritait une attention singulière au point d’institutionnaliser voire
d’autonomiser un courant de recherche centré sur la sociologie de la décision.
Aujourd’hui, comme le rappelle fort bien un texte de Philippe Urfalino intitulé
«La décision fut-elle jamais un objet sociologique ?», les spécialistes de
la chose on remis profondément en question l’idée que la décision pouvait être
un concept acceptable en sociologie et ce à l’aune d’une critique nourrie de la
rationalité qui vise à distinguer la décision en tant que processus et la
décision en tant que résultat montrant par là même que le concept de
« décision » recouvrait des faits trop différents pour être
rassemblés sous une même réalité sociologique.
Au reste, tenter d’analyser que
ce qui nous conduit à agir comme le résultat d’une ou de plusieurs décisions
prises de manière rationnelle ne peut nous conduire qu’à des apories
sociologiques. C’est ce que nous révèlent avec une grande justesse les travaux
de Nils Brunsson et de Bengt Jacobsson, qui prennent à revers le concept de décision
pour nous montrer combien nos choix sont, en réalité, le résultat de soumission
volontaire à des standards, sortes de normes à portée universalisante jamais
énoncées comme telles mais qui se révèlent d’une efficacité redoutable dès lors
qu’il est question de comprendre comment fonctionne un groupe ou un individu au
sein d’un groupe[1]. Ainsi,
lorsqu’indécis, on se rend au cinéma avec une bande d’amis pour passer un bon
moment ensemble, il arrive fréquemment que l’on s’en remette à la caissière du
cinéma pour choisir à la place du groupe le film à voir. La raison de cette
délégation du choix à un membre extérieur au groupe peut paraître a priori
irrationnelle. Cependant elle relève bien de cette soumission à ce standard qui
consiste à pouvoir, en cas de déception, critiquer ensemble à la sortie le
choix de la caissière plutôt que de faire peser la critique sur un ou deux
membres du groupe afin de maintenir l’unité dudit groupe pour le reste de la
soirée. Si l’on est satisfait, en revanche, exit la caissière : les
conversations vont s’évertuer à la faire disparaître pour ouvrir, si l’on est
peu caricatural ou focalisé sur les seuls constats des Genders Studies, sur un surenchérissement d’arguments plutôt centrés sur les
prouesses techniques du réalisateur si l’on est un jeune homme, plutôt centrés sur la
qualité du récit si l’on est une jeune femme.
Ce
petit exemple permet en quelques lignes d’approcher toute la difficulté qui
existe pour comprendre ce qui façonne, au fond, la carrière de tout film qui
est pris, on le voit, au milieu du réseau des relations sociales qui se tissent
avant, pendant, après et parfois bien après son visionnage. Comme tout objet
d’art et de culture, sa vertu première est de fabriquer du symbolique, de
«faire symboliser». Et c’est ce «faire symboliser» qui
est au fondement de ce que l’on subsume parfois sous le concept de
«jugement». Ce même petit exemple nous aide à comprendre aisément
qu’il n’est pas de jugement esthétique qui dépend strictement de l’esthétique
de l’objet – en l’occurrence du film - que l’on juge, mais de l’expérience
spectatorielle qui en découle. De plus, on peut se demander, à juste titre, si
cette expérience spectatorielle, est, comme d’autres expériences de notre vie,
cumulative ? Est-ce qu’elle nous est utile pour vivre d’autres expériences
spectatorielles ? Est-ce qu’elle nous permet de mieux apprécier
l’interprétation que l’on aura des films que l’on verra ultérieurement ou des
films que l’on a déjà vu et que l’on reverra ? Resterons-nous sur notre
première impression ou bien notre jugement s’affinera-t-il, se révisera-t-il,
se ravisera-t-il ?
[1] Nils Brunsson, Bengt Jacobsson and associâtes, A World of Standards, Oxford University Press, 2000.
[Extrait de la préface de l'ouvrage de Laurent Darmon, La satisfaction et la déception du spectateur au cinéma, Théories et Pratiques, 2014]