Et, si Cannes est définie par son Festival, le Festival, lui, est défini
par ses pèlerins, plus nombreux chaque année, qu’on tente de subsumer sous
l’appellation catégorielle bien trop générique de
“festivaliers” ; car, à Cannes, n’est pas festivalier qui
veut, et, de surcroît, tous les festivaliers “ ne se valent
pas ”. En effet, si l’on ne participe pas en tant que professionnel au
Marché du film, alors c’est aux instances organisatrices ou à leurs
représentants que l’on est confronté pour trouver sa “ place ” dans
le Festival. Car l’organisation festivalière se montre d’entrée dans sa parure
institutionnelle, une parure que le critique André Bazin - sans doute travaillé
là plus qu’ailleurs par son éducation catholique - avait figuré comme un ordre.
En 1955, il écrit dans Les Cahiers du cinéma : “considéré de
l’extérieur, un Festival, et notamment celui de Cannes, apparaît comme une
entreprise mondaine par excellence. Mais pour le festivalier, si j’ose dire
professionnel, comme sont les critiques, rien en réalité non seulement de plus
sérieux, mais de moins mondain dans l’acceptation pascalienne du mot. Pour les
avoir presque tous “ faits ” depuis 1946, j’ai assisté à une
progressive mise au point du phénomène Festival, à l’organisation empirique de
son rituel, à ses hiérarchisations nécessaires. J’ose comparer cette histoire à
la fondation d’un ordre et la participation totale au Festival à l’acceptation
provisoire de la vie conventuelle. En vérité le Palais qui se dresse sur la
Croisette est le moderne monastère du cinématographe. […] Venant de
tous les coins du monde des journalistes de cinéma se retrouvent à Cannes pour
y vivre deux semaines d’une vie radicalement différente de leur vie privée et
professionnelle quotidienne. D’abord ils sont “ invités ”,
c’est-à-dire mystérieusement pris en charge par l’Ordre qui leur assigne à
chacun une cellule confortable, mais néanmoins austère”.
Ce
n’est pas la moindre des curiosités du Festival de Cannes que de convoquer, à
l’instar de Bazin, chez ceux qui s’essaient à le décrire, des paraboles
religieuses, ou pour le moins, un lexique de nature liturgique. En tant que
tels, on peut aisément remettre en cause le fait que ces paraboles ou ce
lexique soient d’une quelconque utilité pour comprendre le régime ordinaire de
la manifestation cannoise. Cela reviendrait à confondre le Festival avec les
symboles qu’il produit, et les symboles produits avec l’interprétation qu’il
faudrait en donner: ce n’est pas en dépeignant comme
“ procession ” l’ordre processuel qui organise la montée des marches
que l’on appréhende au plus juste le rituel cannois. Au reste, c’est bien le
Festival, lui-même, qui se charge de draper symboliquement son déroulement
d’une solennité cérémoniale qui, en outre, correspond souvent à la part la plus
médiatisée de la manifestation. Reste à savoir ce que seraient les cérémonies
d’ouverture ou de clôture si elles se restreignaient aux simples
intitulés d’“ouverture” ou de “clôture”.
C’est en se demandant exactement comment la “ grand-messe ” du cinéma
mondial construit son univers symbolique qu’on peut mesurer la valeur propre de
ce rituel sans véritable culte qu’est le festival. Car, “ le feint d’un
culte ” dans un Palais converti – il faudrait dire “sacré” - pour
l’occasion en “temple” du septième art procède d’un
dispositif savamment agencé et distillé, un dispositif dont on peut se demander comment, au fil des années et à l'aune de la volonté de tel ou tel organisateur, il va dissoudre ses rituels culturels et populaires dans un repli progressif sur un soi-institutionnel propre à instruire des privilèges d'exclusion alors même qu'il s'agit bien de se réunir au nom de l'amour universel du cinéma.