Monsieur le
Président, Cher Pierre Bergé,
Monsieur le
Ministre, Cher Jack Ralite,
Madame la
Ministre, Chère Valérie Pécresse,
Monsieur le
Conseiller d’Etat, Cher Lionel Collet,
Monsieur le
Conseiller du Premier Ministre, Cher Jean-Paul de Gaudemar,
Madame la
Conseillère à la Cour des Comptes, Chère Catherine Démier,
Monsieur le
Président de Gaumont, Cher Nicolas
Seydoux,
Chers Membres de
la Communauté universitaire de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse,
Chers Amis, Mes
Chers Amis,
Chers Membres de
ma Famille, Chère Maman,
Mesdames,
Messieurs,
Lorsque j’ai
interrogé les quelques personnes qui, autour de moi, ont reçu la Légion
d’honneur pour savoir ce qu’il convenait de dire, on m’a invité à parler évidemment
de la République, de mon parrain de Légion d’honneur, bien sûr, du sens de la Légion
d’Honneur elle-même, de l’université en général, de mon université en
particulier, de mon parcours personnel, de la manière dont je vois les choses,
de glisser quelques mots politiques, de me hasarder à être à la fois solennel
et drôle mais pas plus d’une fois, de me lâcher un peu si je le sentais,
et de tout dire donc, mais surtout,
surtout – ça tout le monde me l’a dit aussi – «d’essayer de faire au plus court !». Bon, je vous avoue que
j’ai été tenté un instant de faire en effet au plus court à la manière de Peter
Sellers lorsqu’à la fin du premier opus des Panthère
Rose de Blake Edwards alors que quelqu’un lui demande comment il en est
arrivé là, ce dernier de répondre… «c’était
pas facile»… Après réflexion, je me suis dit que c’était sans doute un peu trop
court, c’est pourquoi, je vais laisser de côté toutes les recommandations qui
m’ont été faîtes pour vous dire, surtout, ce qui me tient à cœur ce soir et
vous exprimer combien je suis heureux de voir réunies ici tant de personnes si
chères à ma vie, des mondes qui représentent, chacun à leur manière, une
facette de ce que je suis : le monde universitaire, bien sûr, le monde de la
culture, le monde politique, celui de mes amis et de ma famille. Des mondes que
j’habite mais en passant de l’un à l’autre sans jamais qu’ils ne se rencontrent
vraiment et qui, ce soir, se trouvent ici rassemblés. Lorsque j’étais encore
son étudiant, mon ami le Professeur Jean-Louis Fabiani m’a dit un jour dans les
couloirs de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales : «on ne devient que ce que les autres veulent
bien que vous deveniez». Je ne sais plus si ce sont ses mots exacts, mais
l’esprit de cette phrase-là m’a poursuivi depuis et, pour moi, sociologue du
cinéma, amateur de génériques, je crois que grâce à Jean-Louis, j’ai compris
très vite que nos vies ressemblent à d’immenses génériques de cinéma, ceux-là
même qui défilent à la fin du film et que si peu de spectateurs regardent
jusqu’au bout. Je crois qu’une cérémonie comme celle-ci est avant tout un
remerciement intense et républicain non pas à celui qui est décoré, mais à
toutes celles et ceux qui ont participé au fait qu’il le soit. Je me suis
toujours senti éminemment républicain, même si exprimer cela peut paraître
quelque peu désuet ou banal dans le cadre d’une cérémonie conférée par et pour
la République. Plus précisément je devrais dire républicain ET poète. Car ces
termes sont loin d’être contradictoires à mes yeux, même si le sens commun les
oppose parfois au prétexte que le poète symbolise notre volonté à tous
d’habiter les sphères de l’imaginaire et de l’imagination, un royaume qui donc
nous oblige à sortir de nos cadres, alors que la République se pense bien
souvent comme un cadre de références figé en valeurs comme en principes,
qu’elle possède en soi sa propre imagination constituante dans laquelle nous
évoluons sans même nous en rendre compte. J’emprunte cette notion «imagination constituante» au Professeur
Paul Veyne, qui n’a pu être là ce soir et qui incarne à mes yeux toute la force
de ce que peut nous apporter l’université, la force d’une pensée qui vient
bouleverser d’autres pensées, en l’occurrence, la mienne lorsque j’étais
doctorant, et ce d’une manière radicale et définitive. Paul Veyne parle donc
d’imagination constituante non pas pour désigner une faculté de la psychologie
individuelle, mais pour désigner le fait que
chaque époque pense et agit à l'intérieur de cadres arbitraires et inertes, des
sortes de bocaux. Une fois qu'on est dans un de ces bocaux, il faut - dit-il -
du génie pour en sortir et innover ; en revanche, quand le génial changement de
bocal est opéré, une nouvelle génération peut être socialisée et éduquée par le
nouveau programme. Cette génération se trouve aussi satisfaite de ce nouveau
programme que ses ancêtres l'étaient du leur et ne voit guère le moyen de s'en
sortir, puisqu'elle n'aperçoit rien au-delà. Pour le dire avec les mots de Paul
Veyne « quand on ne voit pas ce
qu'on ne voit pas, on ne voit même pas ce qu'on ne voit pas ». Cette
phrase ne m’a jamais quitté : « quand
on ne voit pas ce qu'on ne voit pas, on ne voit même pas ce qu'on ne voit
pas ». On préfère méconnaître la forme biscornue de nos limites : on
croit habiter dans des frontières naturelles. Pire, on croit que nos ancêtres
occupaient déjà la même patrie, et que l'achèvement de l'unité nationale était
déjà préfigurée et que quelques progrès techniques ou législatifs viendraient
naturellement parachever l’ensemble. Ces bocaux, ces cadres, ces ensembles ne
fonctionnent que pour nous offrir l’illusion d’une vérité partagée. Pourtant si
quelque chose mérite bien le nom d’idéologie, c’est cette vérité-là, une vérité
inerte, une vérité engourdissante, une vérité immobilisante, une vérité
rassurante aussi - nous ne devons pas le nier - car c’est dans son potentiel à
rassurer que l’idéologie puise à la fois sa force et son efficacité. Loin de moi, l’idée de vous faire ici, un cours de
sociologie engourdissant sur l’idéologie, juste une nécessité dans ce cadre
cérémoniel de partager avec vous, là d’où je pense ce que je fais, comment je
vis ce que je vis, ce que ceux qui me connaissent bien désignent souvent comme
ma sensibilité, et expliquer sans doute, pourquoi au fond, l’université
constitue l’une des plus belles maisons – pardon je devrais dire l’une des plus
belles «institutions» - que je puisse habiter, sans m’y sentir totalement
étranger.
L’université en tant que laboratoire de
recherche et de production scientifique, mais aussi en tant que lieu de
formation supérieure de toute notre jeunesse, tout comme les mondes de l’art et
de la culture, ont ceci de commun que de se défier de toutes les idéologies de
vérité pour précisément les
défier : c’est là - on l’oublie souvent - leur tout premier rôle social et
quand on ne l’oublie pas, il arrive parfois
qu’on le redoute. En effet, la seule obligation de réussite de nos
institutions de sciences et de culture, n’est pas de trouver, de former, de
distraire ou d’instruire, mais bien d’imaginer. Le Philosophe Pascal qualifie
la faculté d’imaginer comme la «partie la
plus décevante de l’homme». À l’inverse, Gaston Bachelard, lui, perçoit
cette même faculté d’imaginer comme notre fonction nourricière majeure. Ce
grand écart est avant tout dû au fait qu’on a longtemps opposé le fait de
penser au fait d’imaginer et qu’on préconisait d’éviter de faire les deux à la
fois. Pourtant, le lieu dans lequel nous sommes aujourd’hui nous prouve qu’il
n’existe aucune réflexion qui puisse se prétendre objective en évacuant
l’afflux de notre imagination. La Fondation Pierre-Bergé-Yves-Saint-Laurent,
c’est avant tout une pensée de l’imagination ET une imagination de la pensée.
En langage universitaire, on pourrait dire que vous avez là un magnifique
campus, Cher Pierre Bergé… Le bonheur de présider une université
pluridisciplinaire, c’est d’avoir la chance au-delà de ma propre discipline –
la sociologie de la culture – d’approcher les imaginaires de mes amis informaticiens,
physiciens, mathématiciens, géographes, historiens, juristes, de chercheurs en
agrosciences qui tentent de prolonger l’agonie des tomates quand on les arrache
à leurs pieds, de chercheurs en physiologie cardio-vasculaire qui travaillent
sur la façon dont le stress impacte notre coeur, de mes
collègues sociologues qui n’ont de cesse de se demander comment se conçoivent
nos héritages patrimoniaux et culturels, où comment dans nos lieux de culture,
on travaille cette belle idée de la transmission, pour une fois ou pour
toujours selon la magnifique question que pose mon ami Damien Malinas dans son
ouvrage sur les festivaliers d’Avignon, Damien Malinas qui est aussi co-auteur
d’un des livres dont je suis le plus fier, l’Université au cinéma, un livre sur
les films de campus… L’université
au cinéma c’est Le lauréat, Le
Cercle des poètes disparus, Indiana Jones, Benjamin Gates, le Jerry Lewis de
Docteur Jerry et Mister Love, Hypathie la philosophe mathématicienne d’Agora le
magnifique film d’Amenabar, The Social Network, l’éducation de Charlie Banks,
Un homme d’exception,… Tous ces films nous qui disent combien nos campus
sont habités par les désirs d’imagination, de transgression, d’idéalisation, de
transformation, de découvertes sans cesse renouvelés. Tous ces films nous
incitent à regarder autrement nos enseignants-chercheurs qui, s’ils n’ont pas
de fouet à la ceinture, n’en sont pas moins de véritables héros, l’imagination
rivée à l’éprouvette ou au clavier. Valérie
Pécresse, l’été dernier à l’université Avignon, lors d’un débat avec Aurélie
Filipetti et Geneviève Fioraso autour des questions de Culture et d’Université,
nous rappelait combien la puissance de la représentation de ces fictions
cinématographiques jouaient un rôle essentiel pour soutenir nos désirs
d’université, nos désirs d’avenir, nos aspirations au progrès. Elles décrivent
toujours les campus comme le lieu de tous les
possibles. Je profite de cette occasion exceptionnelle qui m’est donné ce soir
grâce à la réunion de représentants des mondes de l’université et des mondes de
la culture de partager avec vous le constat qu’en France, contrairement à
d’autres pays, l’université n’était pas
à proprement parler une source d’inspiration pour nos auteurs de fiction ou
pour nos médias eux-mêmes qui avaient toujours eu du mal à parler d’université
positivement. Je crois
comme le sociologue Pierre Bourdieu que
les sciences sociales ont un incroyable pouvoir de dévoilement des
problématiques qui peuplent notre monde social, et que toutes les opérations de
dévoilement que nous menons possèdent leurs vertus libératrices et de progrès
si l’on parvient à s’en saisir. Je suis heureux de constater que, grâce à beaucoup d’entre vous, grâce à
l’écoute de nos ministres, au travail de la Conférence des Présidents
d’université, les choses sont en train de changer. Les travaux que j’ai eu
l’honneur de conduire dans le cadre de la commission Culture et université et
qui ont abouti à 128 propositions pour rapprocher les mondes de la culture et
les mondes de l’université ont permis de structurer près d’une centaine
desdites propositions. Je tiens à en remercier les 23 membres de cette
commission et suis fier d’avoir pu participer à la naissance de projets
concrets et innovants. Pour n’en citer quelques-uns : le projet France
Culture Plus, première radio étudiante portée par le Groupe Radio France grâce
à la conviction profonde d’Olivier Poivre d’Arvor, la cinémathèque de
l’étudiant en lien avec le Ministère de la Culture et le CNC qui deviendra une
plate-forme numérique de transmission du patrimoine cinématographique et qui
respectera tous les attendus dont nous avons si souvent parlé avec Nicolas
Seydoux. Je tiens aussi à remercier Laure Adler d’avoir transformé avec notre
vice-président Culture et notre service culture, notre université comme l’un
des lieux primordiaux de débats et de transmission durant et avec le Festival
d’Avignon. Merci Hortense Archambault. J’arrête là les exemples qui désormais,
grâce à vous, sont « légion » sur l’ensemble du territoire, dans un
grand nombre de nos universités…
Comme toutes les universités, l’université d’Avignon tire
sa première fierté de former sans distinction sociale l'ensemble de sa
population, résultat d’un travail sans relâche avec une équipe géniale en tout
point, ce qui nous a valu d’être qualifié par la commission du Sénat conduite
par Dominique Gillot « d’orchidée universitaire ». Magnifique symbole
que cette orchidée qui, loin des grandes métropoles qui nous environnent,
mérite toutes les attentions et tous les
soins pour lui conserver sa capacité à ensemencer son territoire… Car le pari
de notre université est au cœur du contrat social implicite qu’elle porte, un
contrat qui affirme que le talent, l'innovation, la création peuvent naître
n'importe où, chez n’importe quel étudiant et ce d’où qu’il vienne : voilà ce
que révèlent bien mieux que n'importe quelle autre institution, les universités
de la République qui sont par excellence les institutions de la diversité
imaginative, de la science et des arts, des institutions poétiques à part
entière. C’est pour relever ces
défis-là qu’elles méritent qu’on les protège et qu’on les choie en préservant
leurs compétences sachant qu’elles sont, par nature, habitées de l’esprit de
réforme. C’est pourquoi nous ne devons pas nous tromper d’équation : les moyens
de tout ordre qu’on donne à chacune de nos universités pour qu’elles
accomplissent leur missions fondamentales seront toujours l’exacte équivalence
de l'ambition que nous plaçons, en réalité, dans les générations futures dont
nous avons la responsabilité. On y pense
et parfois on l’oublie. C’est aussi pour cette raison que je tiens
particulièrement à adresser mes plus sincères remerciements ce soir à mon
« parrain » de Légion d’Honneur de m’avoir reçu voici quelques
années, grâce à l’entremise de notre chère Laure Adler, lorsque dans les
premiers mois de ma présidence à l’université, il a non seulement accepter
d’accompagner notre projet en entrant à notre Conseil d’Administration, mais
aussi en devenant donateur de notre fondation. Je me souviens de vos mots,
Pierre, sur l’importance que vous accordiez à la nécessaire solidarité
intergénérationnelle que nous devrions tous partager vis à vis de nos étudiants
et de notre jeunesse. Tout le monde dans notre université vous est très
reconnaissant de cet engagement pour notre projet et notre territoire. Je tenais aussi à
vous remercier, Cher Pierre, d’avoir accepté de me remettre cette décoration ce
soir et de nous avoir tous invité ici dans votre Fondation. Merci aussi pour
toutes les conversations que nous avons eu régulièrement depuis que nous nous
connaissons. C’est vous qui m’avez inspiré ce discours car lors de la première
réunion de notre commission Culture et université à laquelle vous aviez
participé, c’est vous qui nous aviez déclaré : «la culture, c’est de l’imagination, de la poésie et, comme la poésie,
l’université doit accompagner ses étudiants aux limites du possible». Jean
Cocteau affirme qu’un «poète ne doit pas
refuser les honneurs, mais qu’il doit faire en sorte qu’on ne songe pas à les
lui offrir. Si on les lui offre – dit-il – c’est qu’il a commis quelque faute.
Il doit alors accepter ce qu’on lui offre comme une punition car il est probable
qu’il se soit mêlé d’entreprendre un travail sans en avoir reçu l’ordre
intérieur et que ce travail a rendu visible aux yeux du Prince ce qui devait
rester invisible». Recevoir la Légion d’honneur de vos mains, Cher Pierre
Bergé, est tout le contraire d’une punition car à la différence du poète
Cocteau, le poète républicain qu’est nécessairement un président d’université
et un universitaire ne peut et ne doit recevoir cet honneur qu’au nom de
l’institution qu’il représente, au titre du générique de tous ceux qui ont
accepté de l’accompagner et à qui il doit tout. Je dois tout à l’école
publique, à l’université de la République, à mes amis de chaque instant et de
chaque monde, à mes proches et très proches et aussi, évidemment, à mes parents
qui m’ont toujours fait confiance. Tous m’ont permis de développer mais surtout
d’entretenir mon imagination, à la fois poétique et républicaine.
En
tant que spectateur de cinéma, j’ai toujours conservé en tête, depuis sa
première vision, l’image obsédante d’Elliott, le petit garçon héros du film de
Spielberg E.T. l’extraterrestre. La
première fois qu’il croise E.T. la nuit, l’extraterrestre va déguerpir à toute
vitesse. L’enfant va tenter de le poursuivre sur quelques centaines de mètres
puis va stopper volontairement sa course près du portique de son jardin. Non
pas parce que l’Extraterrestre est trop rapide pour lui, mais parce qu’il
préfère se poser et prendre le temps de penser aux perspectives que lui ouvre
cette découverte improbable. Il s’adosse à la balançoire du portique et lève
les yeux vers l’infini. Cette image est obsédante car je crois que le
réalisateur a su capter là, de la manière la plus absolue, le regard de tous
les enfants lorsqu’ils se mettent à imaginer tous les possibles. L’instant
décisif si cher à Cartier-Bresson. Comme le remarque
non sans malice l’écrivain Georges Picard, nous sommes, pourtant, une curieuse
civilisation qui discrédite souvent la pensée de ses enfants – et par défaut
des enfants qui sont encore en nous – en leur reprochant le fait qu’ils ont
parfois trop d’imagination. Comment peut-on reprocher à un enfant d’avoir trop
d’imagination ? Si notre université républicaine et poétique, notre
culture, notre science, notre art, notre politique ne devaient avoir et
partager qu’une seule responsabilité sociale aujourd’hui : c’est bien de
permettre à notre jeunesse d’avoir trop d’imagination, de reconnaître ce «trop d’imagination» comme notre bien
commun le plus précieux et de croire – j’en ai l’intime conviction – que – loin
de toutes ces paresses qui nous confines dans nos bocaux idéologiques – c’est
de ce bien commun que naîtront nos futures fraternités imaginatives. Car je le
crois, profondément, pour faire vivre en République la liberté et l’égalité, il
faut d’abord, que nos institutions de formation et de recherche fassent vivre
la plus belle fraternité qui soit : notre fraternité imaginative pour que
nous ne puissions plus jamais dire aux générations présentes et à venir
qu’elles ont trop d’imagination, pour que nos universités soient définitivement
ces lieux d’imagination fraternelle qui – comme le dit la chanson – savent
encore et toujours laisser passer nos rêves. Je vous remercie.