15 décembre 2012

FILMS DE CAMPUS, l'Université au cinéma > la critique de l'ouvrage par Jean-Louis Fabiani dans Médiapart

Pour commencer l'année 2013 d'un bon pas, je voudrais attirer l'attention sur un excellent petit livre de l'automne 2012, qu'il n'est pas trop tard pour découvrir. Son format à l'italienne, son style limpide et ses illustrations abondantes l'éloignent sans doute du format habituel des ouvrages de sociologie de la culture. Son propos l'inclut pourtant de plein droit dans cette catégorie. Ses auteurs, Emmanuel Ethis et Damien Malinas, partent d'un constat : la présence massive d'une réalité sociale, le "campus" dans le cinéma états-unien et proposent une analyse percutante de cet objet qui ne constitue pas un genre en tant que tel, mais plutôt une forme qui transcende les catégories habituelles à partir desquelles l'industrie cinématographique a segmenté des distributions, des styles et des publics. Objet culturel et politique, le "campus" est l'autre nom d'une expérience sociale dont l'ampleur ne cesse de s'accroître et dont les Etats-Unis ont été le premier foyer. Lorsque Barack Obama veut signifier la grandeur des Etats-Unis, il commence par rappeler la qualité de son système d'enseignement supérieur. On ne discutera pas ici des limites de l'Université états-unienne, de la sélection par l'argent à la crise du système de la tenure, ce contrat à vie qui garantissait l'indépendance des universitaires et qui ne concerne plus aujourd'hui qu'une minorité d'enseignants, avant peut-être de disparaître complètement. Il n'est pas indifférent sous ce rapport que les deux auteurs ouvrent leur étude sur le film de Jerry Lewis, The Nutty Professor (Dr Jerry et Mr Love en France), qui revisite les thèmes classiques du savant fou ou distrait en les présentant à travers a question du public étudiant ou de l'autonomie de la recherche. L'Université, comme le savoir depuis le monde grec (pensons à Thalès et à la petite servante thrace), est ce monde où nous pouvons être un peu à côté de nos chaussures, nous casser la figure là où un individu normal passerait sans encombre et inventer des choses nouvelles. Jerry Lewis incarne ce monde à part : il est à la fois complètement nuts et loin d'être fou.


En tant qu'elle est un instrument de sélection et d'allocation des individus dans l'espace des professions et des métiers, l'Université est un lieu dans lequel les contradictions sociales sont à la fois minorées et exacerbées. Promesse d'accès à un autre monde que celui des parents ou du sol natal, elle constitue un espace transitionnel dans lequel le futur est en quelque sorte mis en suspens : le fun est un impératif, ce qui constitue une originalité de l'Université états-unienne, avant de se répandre dans le monde entier, sous une forme assez souvent édulcorée. Le campus est fait  de temporalité suspendue, un monde de transition où abondent les objets transitionnels, doudous symboliques qui permettent de rester dans le monde de l'enfance et de retarder le passage à l'âge adulte (le campus est aussi un lieu de régression comme le montrent à l'envi un certain nombre de films débiles qui célèbrent leur propre nullité avec une insistance troublante). Il est aussi le monde de la rupture avec le monde ancien, celui de la famille, du groupe des pairs ou du pays d'origine : il est un monde d'exil rythmé par les rites de passage dans la définition de Van Gennep ou de rites d'institution dans la définition de Bourdieu. Les deux auteurs analysent très bien la dimension du passage à l'âge adulte que ces films, qu'ils soient bons ou mauvais, thématisent. Le campus états-unien est un lieu utopique, qui désignerait ce que serait enfin une bonne institution, capable de concilier les besoins du systèmes et les attentes sociales de ses usagers. Il n'en est pas ainsi dans la "vraie" vie évidemment, et tout le monde le sait. La vie du campus n'est d'ailleurs pas aussi amusante que ce qu'en dit la légende : vos petites amies vous plaquent, on n'a pas toujours des A+, les profs sont distants et souvent médiocres. Les films de campus prennent plus souvent qu'à leur tour la forme de romans d'apprentissage. Mais le campus est aussi un lieu d'innovation comme le montre The Social Network, film qui retrace de façon romancée les circonstances dans lesquelles Mark Zuckerberg invente Facebook pour se venger de sa petite amie qui l'a traité de "sale con". Le campus est un gisement de productivité qui est loin de se limiter aux laboratoires et aux programmes de recherche. Il surgit dans la vie quotidienne, y compris lorsqu'elle semble se réduire à ses aspects les plus gris. Le campus est à ce titre un laboratoire social de premier ordre, et c'est ce qui fait son attractivité cinématographique.

Un tel laboratoire est construit à partir d'une idéologie, celle qui fait du "devenir soi-même" après une série d'épreuves la norme unique de la vie sociale. Un tel processus est fait d'une série d'épreuves ritualisées que les auteurs du livre décrivent avec une belle lucidité anthropologique. S'appuyant tour à tour sur Erving Goffman ou sur Roman Jakobson, mais sans aucun didactisme, ils montrent la puissance de l'imposition normative que la liberté de vie sur le campus tend à occulter : le campus est aussi le lieu des fausses ruptures et la terre d'élection des radicalités fictives. Comment dans ces conditions rendre compte de la figure du rebelle ?  L'analyse subtile de Good Will Hunting, de Gus Van Sant, est exemplaire sous ce rapport : l'intermédiation du professeur compréhensif, incarné par un Robin Williams qui s'est fait une spécialité de cette fonction, permet au jeune déviant de retrouver sa place sociale "naturelle" (l'Université de Stanford) et à la fable de la justice sociale de fonctionner.  Le campus, dans l'imagerie cinématographique, c'est aussi, peut-être surtout, l'espace de tous les possibles sexuels. Comme dans tous les romans d'apprentissage, l'initiation peut être douloureuse et donner lieu à une interprétation en termes de "première mort symbolique". Les auteurs ne font pas pour autant l'impasse sur ce qui reste le fondement de l'Université : son statut de lieu de savoir, avec sa science normale et ses révolutions scientifiques, simultanément lieu cosmopolite de production de l'universel et champ de luttes, au sens de Pierre Bourdieu où s'affrontent paradigmes, générations et libidines sciendi concurrentes. La question de l'éthique associe les différentes formes d'expérimentation et d'épreuve que le campus permet et garantit : jusqu'où peut-on aller en matière scientifique aussi bien que sexuelle ? Quelles sont les limites de cet espace des possibles, où se situe la frontière entre possible et impossible ? Les auteurs ne le disent pas, mais le film de campus états-unien, dans la mesure où il intègre des formes esthétiques très diverses (du "nanar" à l'oeuvre esthétiquement ambitieuse), est un puissant instrument de diffusion de modèles dans un monde globalisé. Une des questions qu'on peut se poser à la suite de la stimulante lecture des Films de campus est la suivante ? Quel sera le rôle de cette puissante imagerie cinématographique dans le processus de "marchandisation" et de standardisation des institutions de savoir que nous vivons en ce moment ? Ce n'était pas le propos du livre, mais la question est lancinante et se posera avec de plus en plus d'acuité.
Pour l'instant, il suffit de saluer un livre exemplaire, dont la qualité doit beaucoup à la maîtrise sociologique des auteurs et à leur connaissance fine d'un objet plus complexe qu'il y paraît.

Emmanuel Ethis et Damien Malinas, Les films de campus. L'université au cinéma, Paris, Armand Colin, 2012, 15,80 euros.

Nota : en cliquant sur le titre de cet article, on rejoint le blog de Jean-Louis Fabiani sur Médiapart et en cliquant sur les références du livre ci-dessus, on rejoint le site d'Armand Colin