Il faut aller à Cannes fin décembre, lorsque le Mistral devient saisissant et que la Méditerranée aveugle de ses réverbérations les plus blanches. La ville ressemble là à toutes ces villes de villégiature de la french riviera : elle n’est habitée que dans ses lieux de vie les plus autochtones et essentiellement par les natifs de la région. L’avenue de la Croisette, elle, est déserte. Seules les enseignes du Carlton ou du Martinez viennent nous rappeler que les terrasses peuvent avoir ici d’autres régimes d’existence. Plus au centre, lorsque l’on s’attarde sur l’esplanade Georges Pompidou - l’esplanade qui se trouve juste devant le “ Palais des Festivals ”, Palais qui, à cette période de l’année, dépouillé de tous ses apparats, ressemble plus à un immense blockhaus qu’à un Palais trop massif -, on peut apercevoir quelques curieux qui s’essaient à poser leur main dans les moulages des mains de stars qui jalonnent en dalles les abords de l’édifice. Des mains de stars moulées, quelques signalétiques pérennisées, de grandes bâtisses inhabitées… En hiver, il faut convoquer d’authentiques ressources imaginatives pour se figurer comment ces lieux se transforment, chaque année, à la mi-mai, pour devenir le théâtre de la plus grande manifestation mondiale dévolue au cinéma, une manifestation qui n’est plus présente ici que dans l’arrière-boutique des librairies, sur quelques cartes postales que personne n’achète jamais entre Noël et le Nouvel an. Le mot “ Cannes ” n’est pas encore synonyme de “ Festival de Cannes ”.
Le Palais du Festival n’est pas encore le temple sacré du septième art, les promeneurs des abords de la Croisette, pas encore des pèlerins en quête contemplative des corps exhibés et fugaces des stars en chair et en os. Car, comme le dit déjà Edgar Morin en 1955 dans Les Temps Modernes : “ Il est bien connu que le véritable spectacle du Festival n’est pas celui qui se donne à l’intérieur, dans la salle de cinéma, mais celui qui se déroule à l’extérieur, autour de cette salle. À Cannes ce ne sera pas tant les films, c’est le monde du cinéma qui s’exhibe en spectacle. […] Le vrai problème est celui de la confrontation du mythe et de la réalité, des apparences et de l’essence. Le festival, par son cérémonial et sa mise en scène prodigieuse, tend à prouver à l’univers que les vedettes sont fidèles à leur mythe ”.
Entre le Cannes hivernal et le “ Cannes Festival ”, la différence tient au travail de mise en conformité d’une ville qui n’est autre qu’une très banale petite sous-préfecture de la Côte d’Azur avec un décor de strass et de paillettes propre à stimuler tous les fantasmes attachés à cet endroit où il faut être lorsque qu’on appartient au monde du cinéma, c’est-à-dire à un endroit où le monde du cinéma se doit d’être pour confirmer qu’il continue à concerner le monde. Ainsi, Femme fatale, le récent film de Brian De Palma qui, pour sa première scène, prend en toile de fond le festival de Cannes 2001, illustre parfaitement ce travail de mise en conformité du décor festivalier avec les attentes qu’on en a. Au demeurant, ceux qui ont l’habitude de pratiquer le Palais du festival retrouveront ce dernier tel qu’ils le connaissent, le décor réel global étant suffisant pour fournir au film un décor de cinéma ; cependant - et s’ils ont pratiqué ledit Palais jusque là -, ils remarqueront aussi que seul un tout petit lieu de l’action a été entièrement réinventé et reconstruit par De Palma : les toilettes. Sans doute les véritables toilettes devaient-elles dénoter avec l’imaginaire cannois qu’on tente de refigurer à destination du public du film, car les toilettes de Femme fatale censées être au cœur du Palais, sont là des lieux d’aisance d’un luxe qui se situe fabuleusement au-delà de la réalité cannoise. On appréciera le soin porté par le réalisateur à ne pas briser la continuité du mythe jusque dans ces lieux d’eau.