À Peter Sellers et Blake Edwards
L’université : je mesure chaque jour, même dans les jours les plus troubles et les plus agités combien c’est un honneur de servir cette institution où l’on a de cesse de penser à l’émancipation des individus, à ces formations qui feront de nos étudiants des personnes engagées dans le quotidien, à ces recherches que nous menons et qui toutes demeurent habitées de l’idée de progrès. L’université, toutes les universités françaises, ont ce merveilleux point commun de réunir des communautés universitaires qui partagent cette valeur magistrale du progrès, progrès scientifique, certes, mais aussi progrès social et progrès dans l’élévation de la personne et des idées qu’elle façonne à sa mesure pour être au monde à tous les sens du mot.
Dans une petite université pluridisciplinaire comme celle d’Avignon, c’est une chance inouïe que nous avons, passant d’un amphi à l’autre, d’écouter comme s’enseignent toutes les disciplines, comment elles se côtoient, comment elles se mesurent aussi les unes les autres, se taquinant souvent sur leur plus ou moins grande scientificité. Tout cela est bien normal et moi qui tend, du fait de ma formation, une oreille particulière lorsque j’entends un enseignant-chercheur tenir conférence sur le marxisme ou le freudisme comme théories explicatives du comportement des individus, j’appréhende chaque fois l’écart qui me sépare de ces théories-là, car sans que je sache vraiment pourquoi, ce sont plutôt les théories de Georg Simmel qui ont façonner mes travaux et qui continuent à irriguer ma pratique. Pourquoi Simmel ? Sans doute à cause d’une phrase qu’ignorent précisément le freudisme et le marxisme : « L’homme est un être qui a l’étrange capacité de se passionner pour des choses que ne concernent en rien ses intérêts ». Et je suis convaincu que s’il arrive du neuf, de l’innovation, de la nouveauté dans ce que nous vivons, c’est précisément parce que nous nous intéressons et que nous avons avec les êtres et les choses à construire, à un moment ou un autre, un rapport susceptible de dépasser véritablement, sans que nous sachions exactement pourquoi, le socle de ce qui devrait initialement constituer nos intérêts.
Au demeurant, l’université est un lieu privilégié pour s’ouvrir à ce que sont ces intérêts désintéressés, mieux, c’est souvent un endroit où l’on prend conscience qu’il n’est pas tout à fait anormal que certaines idées viennent soudainement changer notre manière de voir ou de penser. Car c’est bien ainsi que les choses arrivent dans nos têtes. Pour dire les choses autrement, on a tous fait un jour l’expérience d’une idée étrangère (au sens de corps étranger) qui nous saisit sans qu’on s’y attende et qui est capable de bouleverser la routine de tout notre système de pensée, mieux on a souvent conscience de l’effort que nous devons faire pour accepter cette idée étrangère, pour la faire nôtre au point de recomposer l’ensemble de nos certitudes. On peut prendre goût à cela ou pas du tout, mais l’on sait parfaitement que prendre goût à cela risque définitivement de faire de nous ce que l’on appelle avec plus ou moins de justesse des chercheurs, pour ma part je me reconnais plutôt dans un qualificatif plus difficile à défendre par décret : celui d’obsessionnel compulsif, mais je vous jure que cela revient vraiment au même.
Ce pourquoi, je me souviens que je me suis passionné dès l’âge de 8 ans pour ce que je n’appelais pas encore à l’époque de la sociologie et ce pourquoi j’ai voulu inscrire mon approche sociologique dans les sciences de l’Information et de la communication se résume donc – je crois en être à peu près sûr aujourd’hui – derrière cette idée de la compréhension de ce que sont et de comment fonctionnent nos intérêts désintéressés : Comme le rappelle l’historien Paul Veyne : « le rapport de l’homme aux choses ne s’explique pas seulement à partir de ce qu’il y a à l’intérieur de l’homme. Sinon l’altruisme serait de l’égoïsme, puisque l’altruisme se « plaît » à n’être pas égoïste »…
C’est aussi et précisément là que commencent à mes yeux notre intérêt pour l’autre, et plus fortement encore les formes de la pensée que nous appelons « culture ». Et ne nous y trompons pas, notre besoin ou notre nécessité de culture ou de création commence toujours par un tourment. Ainsi, Stendhal, sans le dire, a-t-il été longtemps tourmenté par une question déterminante dans sa volonté d’écrire : « comment me serais-je comporté à l’une de ces batailles de Napoléon où je ne me suis jamais trouvé ? ». Là encore intérêt désintéressé. On peut dresser, les uns et les autres l’inventaire de toutes ces questions d’intérêt désintéressés qui nous ont traversé et nous habitent encore au point de forger et de faire tenir d’un bloc notre personnalité. « Comment me serais-je comporté si j’avais été une femme ? » « comment me serais-je comporté si j’avais habité un territoire occupé ? » « comment me serais-je comporté avec mes proches si j’avais gagné le plus gros tirage de l’euromillions ? » « comment me serais-je comporté si tout le monde autour de moi s’était mis à vieillir alors même que je serais resté un enfant ? »
La culture, la littérature, les arts de la scène, la musique, la chanson française et surtout le cinéma que j’aime tant, tous ces arts porteurs de récits toujours fantastiques n’ont de cesse de nous faire pénétrer dans des univers situés hors de notre quotidien le temps d’une représentation comme le disent certains commentateurs inattentifs pour nous conduire à penser nombre de questions relatives à cet intérêt désintéressé qui n’aura jamais rien à voir avec un simple diversement. Je précise « le temps d’une représentation comme le disent certains commentateurs inattentifs », car notre incursion dans ces univers de la représentation qui conduisent à explorer tant de nos intérêts désintéressés excède bien souvent le temps de la représentation elle-même. Un film qui nous galvanise nous donne souvent une énergie telle qu’on a du mal à en sortir vraiment avant d’avoir au minimum fait redémarrer notre voiture garée sur le parking du cinéma, et encore on sent bien qu’il serait souvent nécessaire pour en sortir vraiment de se secouer ou de brosser si nous le pouvions, d’un geste de la main, nos vêtements recouverts de la poussière d’images, une poussière un peu magique car, invisible et prégnante : il m’est arrivé de garder plusieurs jours de suite la même veste car c’était avec elle que j’étais entré dans le dernier métro, que j’avais fait ma guerre des étoiles, que j’avais rencontré L’homme qui tua Liberty Valence, que j’avais en La Mort aux trousses ou que j’avais trempé dans l’océan des Dents de la mer.
Je me souviens, enfant, combien ce film avait eu un impact très concret sur tous ses spectateurs amateurs de plage, combien il avait ébranlé le comportement de tous ces nageurs soudainement obsédés par la hantise de l’aileron de requin. Durant les trois ou quatre étés qui ont suivi la sortie sur grand écran des Dents de la Mer, toutes nos parties de plage ont été magistralement transformées en de véritables aventures qui frôlaient l’épopée et la Méditerranée était devenue non plus une mer, mais l’océan de tous les dangers.
Je n’imagine pas aujourd’hui que j’aurais pu faire autre chose que m’interroger compulsivement sur la place du spectateur et sur ces merveilleuses proximités entre l’art et la vie si chères au philosophe Charles Lalo. Un ami m’a dit un jour, qu’on ne devient que ce que les autres ont envie que l’on devienne. Je pense qu’il y a beaucoup de vrai dans cette phrase qui résonne toujours en moi. Et, pour le reste, il ne s’agit que d’un travail qui trouve sa source dans le bouillonnement de l’enfant que j’étais, une curiosité singulière attribuée – comme dirait l’écrivain Jacques Chardonne – comme par accident à un garçon très mal fait pour la recevoir, cette curiosité, et qui, jusqu’à un âge avancé, séduisant en paroles, ne pouvait même pas s’exprimer par écrit. Cette faveur a tous les caractères de la fatalité. Et j’ai tenu à le dire une fois ce mot fatalité, car j’y attache un sentiment précieux : je sens que tout m’a été donné. J’admets donc très bien que tout me soit repris.