À Jean Rochefort, mais à sa guise...
« De même, à force de poser des questions, on finit généralement par s’imaginer qu’on entend des réponses… de même, à force de lire, on passe vite à l’illusion qu’on lit un message. » (C. Rosset)
Comme tous les ans, Patrick Menais et ses zappeurs nous livrent une synthèse des programmes télévisés quotidiens qu’ils ont passés au crible. Ils retiennent ce que l’on appelle dans la presse journalistique des perles, des perles bien entendues trempées de la ligne éditoriale de Canal+ qui diffuse le programme. Cette année, j’ai eu la chance d’assister au visionnage de ces quatre heures de morceaux choisis avec trois autres personnes, ce qui m’a permis de faire de cette épreuve non un vis-à-vis solitaire, mais bien une expérience collective des moments qui retiennent l’attention des uns et des autres et qui, de fait, renforce encore l’effet sélectif imposé par les zappeurs de Canal par l’entremise d’un tri supplémentaire : en effet, chaque fois que quelqu’un pointe d’un commentaire une scène qui le fait réagir, il y a obligation pour le groupe d’oblitérer - compte tenu du rythme soutenu du zapping - les scènes qui suivent immédiatement la scène pointée. Sans doute est-ce là d’ailleurs une des limites paradoxales de l’objet « zapping » : pensé pour faire partager à tous en quelques minutes ce qui mérite d’être retenu du paysage audiovisuel français, le zapping est en réalité un spectacle télévisuel qui suppose une telle attention qu’il est tout sauf un objet de partage collectif pour ses spectateurs. Pour le dire autrement, le zapping de Canal+, aussi intéressant soit-il, est bel et bien l’une des expressions audiovisuelles les plus achevées de l’individualisme tel qu’il s’exprime à la veille de la première décennie du XXIe siècle en nous offrant là une sorte « voir ensemble » sous-tendu et soutenu par ce que Pierre Bourdieu définissait par « illusio ». L’illusio, c’est ce à quoi nous adhérons immédiatement, c’est la condition indiscutée de la discussion. En l’occurrence, s’agit-il ici de ne pas discuter les principes qui régissent les constructions explicite et implicite inhérentes au zapping qui nous conduisent à penser que la télévision est le meilleur résumé qui soit de notre société en devenir, et le zapping, parce qu’il est le résumé du résumé nous fait voir encore mieux toutes ces choses. Bref, le zapping, c’est nous !
Et que sommes-nous devenus dans les yeux des zappeurs en 2008 ? Des gens malheureux, terriblement malheureux, des gens qui consomment 1,5 kg de pesticides par an, des gens qui n’ont plus que la télé pour se distraire, des gens qui adhèrent de moins en moins à ce que leur dit ladite télé pour les endormir, des gens qui ont de moins en moins de forces pour exister, pour résister, des gens qui pleurent très fort, trop fort parce que leurs enfants leur parlent mal, parce qu’ils n’arrivent plus à faire face à l’endettement, parce qu’ils vivent quotidiennement ces injustices sociales que leur impose une société qui ne tient pas ses promesses. Une soi-disante coach "émotionnelle" pour la Star Ac' prénommée Marine Méchin, une coach désireuse d'inculquer à nos "futurs" artistes de la chanson des valeurs quasi-fascistes où le mépris de l'humain rivalise avec une cruauté des plus affligeantes, le tout emballé dans la phrase fétiche de la dame : "la compassion, c'est la passion des cons". La crise, toujours la crise, et tous ceux qui l’avaient prédite, tous ceux qui la commentent non sans délectation, tous ceux qui se bâtissent sur elle à bon compte et à la va-vite un surcroît de bonne réputation de rédempteur ou de fin analyste. L’écologie, toujours l’écologie et une planète qui périt à petits coups de réchauffements, de pollution, mais aussi et surtout de ce manque d’idées et de désirs pour faire ensemble et autrement le monde de demain. Les lois de l’économie dite capitaliste ont tout englouti, il ne reste rien… Rien du tout. L’économie des profiteurs a tout dévoré : le sens des valeurs de ce que l’on appelait la démocratie, le sens des transactions internationales qui ne sont plus désormais régies par la diplomatie, la reconnaissance de cette merveilleuse idée de progrès. Même Lætitia Casta en appelle à un nouveau mai 1968 ! Les mannequins se suivent et ne se ressemblent pas, du moins moralement… Parce que physiquement les rares femmes que l’on aperçoit dans ce zapping se ressemblent de plus en plus. Liftées, vitaminées, multicartes, hypermodernes. Bien sûr, il y a les dissidentes : sœur Emmanuelle, la plus forte de toutes, convoquées là surtout par le biais d’images d’archives, répondant à un Drucker qui l’interroge sur ce qui l’a conduite à son investissement humanitaire que c’est la révolte qui est au cœur de sa démarche, une révolte positive qui l’amène à dire à Pivot que son mot préféré est « Yalla, ce qui signifie « en avant ! » », une révolte positive qui, par anticipation, a permis d’éloigner les journalistes télé du lieu où elle vient de finir ses jours. Allongée sur ce qui est sans doute son dernier lit, pour l’une de ces dernières interviews donnée pour ses cent ans, elle déclare que ce qu’elle souhaite léguer au monde est un désir de s’intéresser plus aux autres qu’à soi-même. Lorsque Sœur Emmanuelle parle, le petit groupe d’amis réunis pour la soirée se tait et écoute. Lorsque c’est Ségolène Royal qui scande « fraternité », beaucoup préfèrent se moquer. Mais de qui se moque-t-on ? De qui se moque-t-on ? Est-ce là des mots que l’on ne peut plus entendre ici alors même que l’on se trémousse au son d’un « Yes, we can » ailleurs ? Obama et sa victoire demeurent un symbole magnifique ; on commente l’individu sur tout ce qu’il représente et tout ce qu’il laisse voir : un type porteur de mots simples, foutu comme un athlète, qui est victorieux là où l’on pensait la victoire impossible. Appels, rappels, rappels à l’ordre à notre collectif qui est très loin de composer une communauté d’hommes et de femmes citoyenne et responsable.
Il y a un demi-siècle, le public du cinéma américain était très friand des films d’anticipation mettant en scène des soucoupes volantes habitées d’extraterrestres à la recherche d’une planète à envahir. Les scénars étaient toujours les mêmes : on découvrait à un moment ou un autre que les belliqueux envahisseurs étaient en quête d’un monde idéal, le leur étant souvent en passe d’être anéanti. La terre était leur seul espoir. Il y a un demi-siècle, le grand public se familiarisait aussi avec l’une des plus populaires des œuvres de Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques. Son ouvrage se concluait sur ces mots : « pas plus que l’individu n’est seul dans le groupe et que chaque société n’est seule parmi les autres, l’homme n’est pas seul dans l’univers. Lorsque l’arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé par notre fureur ; tant que nous serons là et qu’il existera un monde, cette arche ténue qui nous relie à l’inaccessible demeurera, montrant la voie [à l’homme] : suspendre la marche, retenir l’impulsion qui l’astreint à obturer l’une après l’autre les fissures ouvertes au mur de la nécessité et à parachever son œuvre en même temps qu’il clôt sa prison ». Claude Lévi-Strauss est centenaire. Il clôt le zapping expliquant que le monde dans lequel il finit ses jours est bien moins attrayant que celui dans lequel il les a commencés. La fin du zapping 2008 sonne instantanément la fin de la soirée de visionnage. Le groupe se sépare. L’un d’entre nous s’inquiète : « d’habitude, c’est plus drôle le zapping, non ? plus léger, non ? ». Les visages s’assombrissent accusant sans doute une prise de conscience évidente… Ce monde est tout de même un peu notre monde et nous n’avons pas encore, nous, de soucoupes volantes adéquates pour en envahir un autre. Yalla, notre révolte sera bientôt là !