À tous ceux qui fabriquent les chaînes Ciné-cinémas, le plus beau bouquet de transmission cinéphilique intergénérationnelle
« Montrer un personnage anormal faire des choses anormales ne fait pas peur. Il faut montrer — dit le réalisateur Georges Franju — un personnage normal faire des choses anormales ou bien un personnage anormal faire des choses normales ». Depuis le début de son histoire, du fait même de sa compétence à montrer, le cinéma a eu partie liée avec la peur, collectivement partagée. Comme le souligne le philosophe Clément Rosset, « la peur intervient toujours de préférence quand le réel est très proche : dans l’intervalle qui sépare la sécurité du lointain de celle de l’expérience immédiate. […] Tout objet terrifiant est un objet ambigu, dont on vient à douter s’il est ceci ou cela, le même ou un autre ; mais aussi – car cela revient au même – s’il est ici ou là, présent ou absent : or c’est là le cas de tout objet proche ». Or, l’écran où le film est projeté, que l’on soit ou non plongé dans le noir, nous confronte, le temps de la projection, à une proximité d’un réel ambigu. On ne peut plus tenir au loin ce qui peut nous faire peur : le craquement d’une branche d’arbre, un reflet furtif dans un miroir sale, une momie qui se lève, un animal gigantesque. La salle de cinéma permet de vivre ces expériences-là tout en sachant fort bien qu’on ne les vit pas en réalité. Notre corps n’est pas exposé. Sans doute la peur au cinéma permet-elle mieux que n’importe quelle émotion de ressentir ce que signifie « être spectateur », mais également le plaisir de n’être « que spectateur », un plaisir sécurisant où l’on peut s’abandonner à voir de près la forme de nos frayeurs.
« C’est un peu – déclare un spectateur à la sortie des Dents de la mer – comme si j’étais dans un petit sous-marin transparent, au plus profond de l’océan, convaincu que je ne risque rien du tout, tant l’air est doux, respirable et la paroi de verre épaisse. Je suis le plus fort, donc je me laisse conduire toujours plus profond comme le font tous ceux qui sont avec moi dans la salle. Notre cage à requins à nous est sans faille, même si des fois, on se sert de notre veste pour se cacher les yeux». Le paradoxe de la peur cinématographique s’exprime ici parfaitement : il est rassurant d’avoir peur ensemble. La dimension poïétique de l’œuvre filmique — qui correspond aux stratégies de sa fabrication —, tout comme sa dimension esthétique — qui s’inscrit dans les stratégies sociales et anthropologiques de sa réception—, concourent à favoriser ainsi toutes les empathies, catharsis et abréactions des publics. Les « Disney » et autres « Harry Potter » de notre enfance mettaient déjà en scène les ombres des grands méchants pour nous effrayer au cinéma. Il n’est pas rare de rencontrer des bandes d’adolescents, souvent du même sexe, retourner voir entre amis ces films d’enfant qui leur faisaient souvent peur quelques années plus to. Mais ce n’est pas là un désir de replonger en enfance qui nous anime. On vient à peine d’en sortir et l’on est fier de se revendiquer « adultes ». Non, on retourne au cinéma pour se délecter du plaisir d’entendre les plus jeunes avoir peur, et pour nous confirmer à nous-mêmes et aux amis de notre génération qui nous accompagnent qu’ils peuvent être rassurés (et qu’ils nous peuvent nous rassurer) : on est bien sorti de l’enfance et on ne se laisse plus avoir par ces grosses ficelles. Si la télévision sert aujourd’hui principalement le partage des émotions domestiques face au cinéma tout en favorisant la transmission culturelle du patrimoine cinématographique d’une génération à l’autre, la salle de cinéma, elle, accueille essentiellement les spectateurs en quête de sociabilités collectives plus générationnelles.
Comme le montre une étude récente sur les jeunes et le cinéma, les trois quarts des 15-19 ans et plus d’un jeune sur deux âgé de 20 à 24 ans se rendent dans les salles obscures à plusieurs alors que pour 42% des Français, la sortie au cinéma se pratique plutôt à deux. Ce que ces 15-24 ans recherchent, ce sont avant tout des univers de fiction à partager, des objets leur permettant de se construire des références communes, des films qui les interpellent immédiatement sur le registre de l’émotion, émotion qu’ils apprennent ensemble à apprivoiser. C’est pourquoi on constate, lorsqu’on met face à face films et profils sociodémographiques de ceux qui les fréquentent, c’est avant tout des proximités d’âge qui caractérisent les publics de chaque œuvre singulière. En ce sens, il faut comprendre que les films qui deviennent des succès populaires sont ceux qui parviennent avant tout à réunir, toutes catégories sociales confondues et contre toute attente le plus grand nombre possible de spectateurs appartenant majoritairement à la même génération. C’est pourquoi on assimile souvent le cinéma à une fabrique de souvenirs. Il faut préciser : une fabrique de souvenirs que l’on pourra évoquer avec ceux de notre génération. Génération Grand Bleu, génération Star Wars première époque, génération Star Wars deuxième époque, génération Titanic : un discret « tu l’as vu à la télé ou au cinéma ? » permet subrepticement d’interroger l’autre et de savoir immédiatement s’il a des chances ou non de pouvoir partager avec nous d’autres références communes qui sont ici synonymes d’émotions communes.