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Tant bien que mal seule la compréhension du premier terme de ce dilemme nous reste apparemment accessible. La société contemporaine, que certains ont perçu comme vulnérable, l'est avant tout par sa manière d'envisager notre devenir dans les termes d'un tout adapté qui sont aussi les signes d'un renoncement presqu'endurant à nous définir nous-mêmes, c'est-à-dire d'un renoncement à ne pas externaliser notre raison d'être sociale vers des institutions que nous ne faisons que rêver et que nous parcourons ensuite comme des fantômes peureux. Car les fantômes ont une façon bien à eux de prendre possession des lieux : ils les hantent et en chassent les vivants en les terrorisant. C'est tout. Ils n'ont rien d'autre à revendiquer. Certes, on comprend très bien les véritables fantômes : ils sont morts et n'ont de fait plus de raison de vivre. Leurs anciennes valeurs - que nous appelons par pis-aller civiques - ont le sens des dépouilles. Elle ne sont plus habitées et ne valent que pour elles-mêmes. Le droit pour le droit. Le travail pour le travail. Dieu pour Dieu. Dent pour dent. La discipline pour la discipline. Mais à quoi bon imiter les fantômes ? A imaginer qu'il suffit de crier très fort nos anciennes valeurs pour les invoquer, faisons-nous autre chose que faire tourner des tables. Était-ce donc si douloureux de naître que nous oublions à quel degré l'intensité de vivre est miraculeusement sensuelle précisément parce qu'elle a du sens. Un sens. Celui d'une quête réitérée de la grâce dont nous parlions plus haut. Cette grâce qui s'épanouit dans le geste du danseur qui sait pourquoi il a répété tant de fois son jeté abattu ou sa volte. Pour reprendre un exemple cher à Paul Veyne, ce sont tous ces micro-glissements de sens qui nous empêcherons toujours de prendre la publicité pour de l'apparat lorsqu'elle n'est que propagande. L'apparat comme la danse requiert la grâce. Si elle semble parfois nous échapper, c'est surtout parce que nous la cherchons avec en tête l'idée de trouver un astre puissamment lumineux.
Mais ne nous y trompons pas, la grâce, tout comme l'élégance, se contente souvent de scintiller, discrètement.