01 février 2007

QUAND NOTRE MONDE EST DEVENU CHRÉTIEN, Paul Veyne et le dieu unique

15/03/2007 - Propos recueillis par Catherine Golliau - © Le Point
Il est notre plus grand historien vivant du monde gréco-romain. Professeur honoraire au Collège de France, Paul Veyne s'attaque, dans son nouveau livre, « Quand notre monde est devenu chrétien » (Albin Michel), au mystère d'entre les mystères : la conversion de l'Empire romain à la religion du Christ.

En 312 après J.-C., Constantin se convertit au christianisme à la suite d'un rêve : « Tu vaincras sous ce signe. » Le lendemain, alors que ses soldats portaient sur leur bouclier les deux premières lettres du nom du Christ, il écrase son rival et devient empereur d'Occident. Le souverain va-t-il imposer alors sa foi par la force ? Le christianisme se transformera-t-il en idéologie du pouvoir ? Son origine « impériale » justifie-t-elle la thèse des racines « chrétiennes » de l'Europe ? A l'heure où le christianisme se pose volontiers en contre-exemple de l'islam, défini comme religion politique et guerrière, telles sont les questions que revisite à sa manière, érudite et impertinente, l'historien du monde antique Paul Veyne dans « Quand notre monde est devenu chrétien » (Albin Michel).

Le Point : Au-delà de la légende, quel intérêt trouve Constantin à se convertir ?

Paul Veyne : Il se croyait appelé à sauver l'humanité. C'est outré, mais il l'a dit et écrit. Je suis un incroyant, mais je pense que la pire erreur serait de douter de cette sincérité. Parce qu'il voulait être un grand roi, il avait besoin d'un dieu grand. Or, quand il se convertit, si seulement 5 % de ses sujets sont chrétiens, le christianisme est pourtant le grand problème de l'heure. Si je n'avais pas peur de blasphémer, je vous dirais que les gens, et les intellectuels notamment, étaient obsédés par le christianisme comme on pouvait l'être, à la Libération, par le marxisme. C'était la nouveauté absolue, qui posait problème par son existence même, son étrangeté et sa puissance spirituelle et pathétique. La vie soudain avait un sens, l'homme faisait partie d'un immense plan métaphysique... C'était exaltant.

Mais cela répondait à un besoin de la société et, en bon politique, l'empereur l'a compris ?

Méfiez-vous des préjugés ! Or c'en est un de croire que tout s'explique par le milieu : le christianisme s'est imposé parce qu'il était, culturellement et spirituellement, supérieur au paganisme et aux religions orientales. Il faut bien admettre que comme tout best-seller il a créé les conditions de son succès. On ne cesse aujourd'hui de répéter que la société marchande lance de nouveaux produits et crée de faux besoins. Le christianisme a créé, lui, une sensibilité qui, en retour, l'a soutenu.
La conversion de Constantin n'a pourtant pas fait disparaître le paganisme, tant s'en faut, il faudra attendre 391 et le décret de Théodose pour que celui-ci soit finalement interdit.
Entendons-nous : Constantin se convertit à titre personnel. C'est un royal caprice, comme celui qu'aurait pu avoir Néron. Il n'impose nullement une religion d'Etat. Il sera le souverain personnellement chrétien d'un empire qui a intégré l'Eglise tout en restant officiellement païen. Le paganisme était la religion coutumière. Le peuple est longtemps resté païen. Quant aux intellectuels, beaucoup le sont demeurés par esprit de caste. Il leur paraissait impossible que le peuple puisse avoir accès par le biais du christianisme à ces grandes notions que sont l'éternité ou l'immortalité de l'âme.

Vous démontrez qu'avec le christianisme la religion s'agrège au pouvoir. Le polythéisme n'impliquait-il pas une relation forte entre le pouvoir et le religieux ?

Dans l'Antiquité, la religion fonctionne sous le signe de la libre entreprise. Un Grec quelconque peut écrire à un roi grec pour lui dire : « Je m'aperçois qu'il n'y a pas de culte de Sérapis à Chypre ; je te propose ceci : tu me donnes des crédits, j'ouvre un temple de Sérapis et on partage les bénéfices. » On ouvre un temple comme on ouvrirait une épicerie et on attend le client. Le christianisme est la seule religion au monde qui soit en même temps une Eglise. Si vous croyez en Dieu, vous devez nécessairement prendre votre carte. Vous appartenez à l'Eglise et hors d'elle point de salut. Quand Constantin se convertit, il favorise l'Eglise, c'est-à-dire une puissante machine d'encadrement des populations. Et c'est cette Eglise qui impose des devoirs à l'empereur une fois que celui-ci l'a mise en selle.

Est-elle vraiment la principale héritière de l'Empire romain, comme on l'a souvent écrit ?

Non, elle est héritière d'elle-même : le christianisme, c'est la modernité. L'historien Georges Dumézil a bien montré que les chefs « barbares » considéraient comme un honneur de se faire chrétiens pour montrer qu'ils appartenaient au monde civilisé. Les Vandales attaquaient ainsi l'Empire romain en se faisant précéder d'un prêtre portant les Evangiles. Encore au Xe siècle, les Etats d'Asie centrale qui voudront se moderniser, à l'exemple des prestigieux Byzantins, se feront chrétiens.

Pourquoi les païens se sont-ils alors opposés au christianisme ?

C'est une religion qui dérange. D'abord, elle est exclusive : seul son Dieu est vrai. Ensuite, les chrétiens sont des gens auxquels on ne comprend rien. Ce ne sont pas franchement des « étrangers ». Ce sont des excités qui se posent des tas de problèmes auxquels on n'a jamais pensé. On ne sait pas à qui on a affaire avec eux. Alors, quand il arrive un pur accident, tel l'incendie de Rome sous Néron, on cherche des coupables et on prend ces tordus. Leur bizarrerie fait qu'on les croit capables de tout.
Vous assurez que le christianisme s'est imposé sans violence. Pourtant, les émeutes d'Alexandrie sont à l'origine de centaines de morts et de la disparition dans les flammes de la grande bibliothèque. C'est d'ailleurs un évêque chrétien qui a ordonné de brûler les grandes oeuvres de l'Antiquité.
Certes, les chrétiens sont responsables de massacres, mais attention au contexte : Alexandrie était une ville très particulière, ses patriarches étaient des types impossibles et il y a eu des émeutes païennes contre le pouvoir chrétien. Il s'agit de bagarres et de pogroms où les luttes de pouvoir comptent autant que les problèmes religieux. Les violences sont des deux côtés. A la fin de l'Empire, on compte autant de hauts fonctionnaires païens que chrétiens. Rome était, à cette époque, le Vatican du paganisme. Et cela aurait pu durer longtemps si les païens, dirigés par le chef germain Arbogast, n'avaient fait la sottise de se rebeller contre l'empereur chrétien, ce qui causa leur perte en 394 lors de la bataille de la rivière Frigidus. Après, les païens n'ont plus osé bouger, sauf vers 430-440 à Byzance, sous le gouvernement d'un deuxième Julien l'Apostat, qui a d'ailleurs tout de suite sombré.

Peut-on dire alors que le christianisme est à la racine de l'Europe comme certains auraient tant aimé le voir inscrire dans le projet de Constitution européenne ?

Vous avez deux façons de concevoir l'histoire. Ou bien vous supposez que les choses se développent à partir d'un germe, comme le poussin et la poule sortent de l'oeuf : c'est ce qu'on appelle une préformation. Ou bien vous constatez que les choses se construisent de bric et de broc, et c'est une épigenèse. C'est aujourd'hui le sujet de la bagarre sur la génétique : on s'aperçoit qu'en dépit de l'ADN l'individu n'est pas le développement fatal de ses gènes, mais une construction de bric et de broc. L'Europe, elle aussi, s'est construite par épigenèse. Le christianisme est d'autant moins sa matrice qu'il s'est fortement modifié au contact de la société : le christianisme moderne est fort différent du christianisme non violent du IIIe siècle, qui allait jusqu'à interdire aux magistrats de mettre à mort et aux soldats de tirer l'épée ! Ce qui est vrai, c'est que la répétition de certains mots chrétiens - charité, amour - a créé un terrain qui a pu permettre beaucoup plus tard l'éclosion de l'humanitarisme des XVIIIe et XIXe siècles. La religion sert à tout

« Quand notre monde est devenu chrétien (312-394) » (Albin Michel, 2006, 320 pages, 18 E).