Pour tous ceux qui rêvent de se balader en bonne compagnie dans les champs de coton...
Ces écritures-là se font à la dérobée. Elles conservent en elles la force d’une bravade à la fois intime et sociale, immédiate et intemporelle. Au moment où elles sont exhibées, elles ne savent pas grand-chose de leurs destinataires ; à peine osent-elles les espérer. Elles semblent posséder la force miraculeuse d’un vieux rituel destiné dans son inscription à conjurer, l’on ne sait quel sort ou quel maléfice. Ces écritures-là ne supportent pas le lisse et paraissent nous faire signe, farouchement, effrontément. On ne voit jamais ceux qui les produisent, peut-être même préfère-t-on les ne pas les rencontrer ; leur lecture est un piège dans lequel on se garde bien de dire qu’on est tombé. Ces écritures-là sont brutales, elles ne nous laissent pas vraiment d’alternative car elles nous sont imposées par les lieux qu’elles ont élus pour se tapir et, lorsqu’elles le peuvent, se multiplier : les toilettes publiques.
Contrairement à la plupart d’entre nous, Jacques arbore fièrement son statut de lecteur de lieux d’aisance. « Pas n’importe lesquels, bien sûr » : Jacques affectionne tout particulièrement les toilettes des théâtres et des cinémas, voire des cafés et des restaurants situés à leur proximité : « comme ailleurs - affirme-t-il -, on y trouve bien entendu des propos d’un niveau fort discutable et des requêtes pour des rendez-vous salaces, conçus juste avant de tirer la chasse ». Mais ce que Jacques recherche, ce n’est pas cela ; ce sont plutôt comme il dit « ces petits mots posés là comme ces papillons trop colorés qui vont de station en station, hésitent et hésitent encore avant de trouver un lieu idéal pour s’établir plus longuement. Et ce qui m’intéresse dans les toilettes c’est justement qu’elles ne sont pas ce lieu idéal, mais bien un de ces lieux intermédiaires tout imprégné d'incertitudes fébriles et compulsives ». Sa première expérience de lecteur, Jacques l’a eu en 1982, dans un petit cinoche du Ve à Paris. On y projetait alors un cycle Bruce Lee en matinée. Sur la porte des étroites toilettes grises, tout en haut, à droite, il découvre ces mots écrits au crayon : « C’est fou ce que son incapacité à se battre le rend sexy, Bruce Lee… ». «J’avais la sensation – dit Jacques - que celui qui avait écrit cela, n’avait pas eu la possibilité de terminer sa phrase, et effectivement, dès le lendemain, après une nouvelle projection du film Big Boss, de retour dans les lieux, j’ai pu lire la suite que j’avais prédite… «cette médaille à son cou le fragilise tellement, je souffre avec lui. Je subis avec lui ses humiliations…» Et, en guise de signature trois lettres : B.M.K.».
Les signatures de graffitis, aussi sordides ou merveilleux que soient ces derniers, sont toujours l’empreinte revendiquée d’auteurs impatients, incapables d’attendre le papier pour trouver l’apaisement dont ils ont besoin. « Et certains films – poursuit Jacques - nous font si forte impression qu’il faut pouvoir se soulager comme ça, par les mots, de l’effet, pas encore tout à fait descriptible, pas encore intellectualisé, qu’ils ont sur nous ». Jacques conserve l’intime conviction que toutes ces écritures sont en attente de supports plus légitimes, et il en a la preuve : le mois dernier, alors qu’il feuillette un livre de chez Minuit, il découvre, saisi, ce court texte : « Une des plus grandes souffrances que j’ai éprouvée - une de celles en tous les cas que je veux bien garder en mémoire -, c’est lorsque j’ai vu pour la première fois Bruce Lee refuser de se battre contre les voyous qui l’agressent dans Big Boss. À cause de je ne sais quel serment qu’il a fait, à cause d’une foutue médaille à son cou, il refuse, pendant un tiers du film, de se défendre. Il se laisse humilier, sans rien faire, alors qu’il est le plus fort. Bien sûr, à la fin, on est vengé ; à la fin, il met tout le monde k.o. ; mais ce n’est pas parce qu’à la fin on éprouve de plaisir que la souffrance du début n’a pas existé ». Ce livre s’intitule Prologue ; son auteur s’appelle Bernard Marie Koltès.