Dans l’excellent ouvrage qu’il a consacré voici quelques années à Walt Disney
intitulé Walt Disney et nous, Plaidoyer pour un mal-aimé, l’essayiste Bertrand
Mary a dressé le portrait d’un créateur tourmenté par son art, un passeur de
contes, d’arts forains et de nombreuses œuvres littéraires, un connaisseur et
un authentique admirateur de la culture populaire européenne. La plupart des
sociologues qui ont, pour leur part, tenté d’analyser l’impact de Disney auprès de ses publics
ont oscillé dans leurs principales conclusions entre une méfiance consommée face
à une culture idéologiquement conservatrice et volontairement anesthésiante et une admiration discrète face à un vernaculaire universel susceptible de déposer dans la
tête de tous les enfants du monde des images qui constituent aussi leurs
premières références communes. Cependant, on commente très peu - et c’est là une
chose éminemment passionnante - sur le plan sociétal, le lien intergénérationnel
qui se créée entre les spectateurs de l’œuvre disneyenne. Les films, comme les
bandes dessinées, les musiques et les parcs sont en effet
«recyclés» - au sens le plus positif du mot - en permanence comme peut le voir par exemple en cette fin de printemps 2014, où, sur nos écrans de cinéma se réinstalle pour quelques jours – remastérisé – le très fameux Blanche-Neige et les sept nains créé en 1937 !
C’est un fait, le succès des oeuvres de Disney tient à un
public qui a vu, lu et écouté au même âge ces films, ces livres et ces chansons
qui tendent ainsi un fil sans précédent entre les enfants du monde certes, mais
entre les enfants qui sont en nous, ceux qui nous succèdent et ceux nous ont
précédé. Le canard Donald Duck, lui, fête ses 80 ans ! Et nous, sans nous en
apercevoir, nous redécouvrons une part de notre mémoire collective toujours toute
neuve, empreinte de nostalgie et de souvenirs acidulés. L’occasion nous est
ainsi donnée de rouvrir à la faveur d’une nouvelle édition des recueils qui
réactivent des images que nous avions oubliées et qui nous avaient parfois
interpellés ou intrigués avec une force évidente. Notre goût du patrimoine et notre volonté de reconnaître jusque
dans l’art de la bande dessinée le talent de l’auteur nous permettent donc de mieux discerner rétrospectivement combien le dessinateur Carl Barks – l’un des
principaux – «inventeurs» de la dynastie Duck avait le don exceptionnel de nous
conduire vers des intrigues familiales, fantastiques et aventureuses allant
jusqu’à éveiller certaines nos premières émotions de frayeurs fictionnelles.
Donald Duck et le secret du vieux château (1948) |
En 1948, dans une histoire intitulée Donald Duck et
le secret du vieux château, il va ainsi mettre en scène un fantôme qui
mériterait l’attention de tous les sémiologues de la bande dessinée tant sa
représentation sans précédent est ingénieuse et, en conséquence,
potentiellement génératrice de «peurs» chez le jeune lecteur qui s’y
confronte. En effet jusqu'alors, la bande dessinée avait toujours été embarrassée par la
représentation de l’invisible, du fantomatique, et pour cause, elle était et
est restée majoritairement un art de la monstration. Or Carl Barks nous laisse
entrapercevoir en une seule et magistrale vignette la présence l’invisible, le fantôme. Un squelette humain en ombre
portée, un coffre suspendu dans le vide, un éclairage qui n’a rien à envier à
la féline de Tourneur, un château forcément écossais et le profil de notre
canard terrorisé : le « tour de force représentationnel »
est joué. Et, à la peur, succèdent les questionnements que nous allons partager
avec la famille Duck jusqu’à l’issue de l’intrigue dans laquelle il sera, on s'en doute, nécessaire de remettre un peu de rationalité in fine. Ce petit détour
par l’Écosse, par la véritable peur dont sont porteurs les contes et récits
européens, est un hommage ouvert de la part de Carl Barks à la culture du Vieux
Monde. Oui, avant d’être Picsou, la généalogie de la famille Duck prend corps chez
les MacPicsou au fin fond des brumes écossaises. On savait Disney attentif à
ces ancrages de récits dans la géographie historique du monde. Car il n’est de
représentation chez lui et ses principaux auteurs qui ne sera pas d’abord une «entreprise» ancrée dans
l’imaginaire culturel. Barks, comme Disney, le comprenait. Tous deux partageaient cette conviction profonde et c’est pourquoi le Secret du vieux château, deuxième aventure dessinée mettant de l'Oncle Picsou symbolise si bien leur conception commune du conte, une aventure qui viendra consolider durablement leur collaboration artistique.