15 décembre 2012

FILMS DE CAMPUS, l'Université au cinéma > la critique de l'ouvrage par Jean-Louis Fabiani dans Médiapart

Pour commencer l'année 2013 d'un bon pas, je voudrais attirer l'attention sur un excellent petit livre de l'automne 2012, qu'il n'est pas trop tard pour découvrir. Son format à l'italienne, son style limpide et ses illustrations abondantes l'éloignent sans doute du format habituel des ouvrages de sociologie de la culture. Son propos l'inclut pourtant de plein droit dans cette catégorie. Ses auteurs, Emmanuel Ethis et Damien Malinas, partent d'un constat : la présence massive d'une réalité sociale, le "campus" dans le cinéma états-unien et proposent une analyse percutante de cet objet qui ne constitue pas un genre en tant que tel, mais plutôt une forme qui transcende les catégories habituelles à partir desquelles l'industrie cinématographique a segmenté des distributions, des styles et des publics. Objet culturel et politique, le "campus" est l'autre nom d'une expérience sociale dont l'ampleur ne cesse de s'accroître et dont les Etats-Unis ont été le premier foyer. Lorsque Barack Obama veut signifier la grandeur des Etats-Unis, il commence par rappeler la qualité de son système d'enseignement supérieur. On ne discutera pas ici des limites de l'Université états-unienne, de la sélection par l'argent à la crise du système de la tenure, ce contrat à vie qui garantissait l'indépendance des universitaires et qui ne concerne plus aujourd'hui qu'une minorité d'enseignants, avant peut-être de disparaître complètement. Il n'est pas indifférent sous ce rapport que les deux auteurs ouvrent leur étude sur le film de Jerry Lewis, The Nutty Professor (Dr Jerry et Mr Love en France), qui revisite les thèmes classiques du savant fou ou distrait en les présentant à travers a question du public étudiant ou de l'autonomie de la recherche. L'Université, comme le savoir depuis le monde grec (pensons à Thalès et à la petite servante thrace), est ce monde où nous pouvons être un peu à côté de nos chaussures, nous casser la figure là où un individu normal passerait sans encombre et inventer des choses nouvelles. Jerry Lewis incarne ce monde à part : il est à la fois complètement nuts et loin d'être fou.


En tant qu'elle est un instrument de sélection et d'allocation des individus dans l'espace des professions et des métiers, l'Université est un lieu dans lequel les contradictions sociales sont à la fois minorées et exacerbées. Promesse d'accès à un autre monde que celui des parents ou du sol natal, elle constitue un espace transitionnel dans lequel le futur est en quelque sorte mis en suspens : le fun est un impératif, ce qui constitue une originalité de l'Université états-unienne, avant de se répandre dans le monde entier, sous une forme assez souvent édulcorée. Le campus est fait  de temporalité suspendue, un monde de transition où abondent les objets transitionnels, doudous symboliques qui permettent de rester dans le monde de l'enfance et de retarder le passage à l'âge adulte (le campus est aussi un lieu de régression comme le montrent à l'envi un certain nombre de films débiles qui célèbrent leur propre nullité avec une insistance troublante). Il est aussi le monde de la rupture avec le monde ancien, celui de la famille, du groupe des pairs ou du pays d'origine : il est un monde d'exil rythmé par les rites de passage dans la définition de Van Gennep ou de rites d'institution dans la définition de Bourdieu. Les deux auteurs analysent très bien la dimension du passage à l'âge adulte que ces films, qu'ils soient bons ou mauvais, thématisent. Le campus états-unien est un lieu utopique, qui désignerait ce que serait enfin une bonne institution, capable de concilier les besoins du systèmes et les attentes sociales de ses usagers. Il n'en est pas ainsi dans la "vraie" vie évidemment, et tout le monde le sait. La vie du campus n'est d'ailleurs pas aussi amusante que ce qu'en dit la légende : vos petites amies vous plaquent, on n'a pas toujours des A+, les profs sont distants et souvent médiocres. Les films de campus prennent plus souvent qu'à leur tour la forme de romans d'apprentissage. Mais le campus est aussi un lieu d'innovation comme le montre The Social Network, film qui retrace de façon romancée les circonstances dans lesquelles Mark Zuckerberg invente Facebook pour se venger de sa petite amie qui l'a traité de "sale con". Le campus est un gisement de productivité qui est loin de se limiter aux laboratoires et aux programmes de recherche. Il surgit dans la vie quotidienne, y compris lorsqu'elle semble se réduire à ses aspects les plus gris. Le campus est à ce titre un laboratoire social de premier ordre, et c'est ce qui fait son attractivité cinématographique.

Un tel laboratoire est construit à partir d'une idéologie, celle qui fait du "devenir soi-même" après une série d'épreuves la norme unique de la vie sociale. Un tel processus est fait d'une série d'épreuves ritualisées que les auteurs du livre décrivent avec une belle lucidité anthropologique. S'appuyant tour à tour sur Erving Goffman ou sur Roman Jakobson, mais sans aucun didactisme, ils montrent la puissance de l'imposition normative que la liberté de vie sur le campus tend à occulter : le campus est aussi le lieu des fausses ruptures et la terre d'élection des radicalités fictives. Comment dans ces conditions rendre compte de la figure du rebelle ?  L'analyse subtile de Good Will Hunting, de Gus Van Sant, est exemplaire sous ce rapport : l'intermédiation du professeur compréhensif, incarné par un Robin Williams qui s'est fait une spécialité de cette fonction, permet au jeune déviant de retrouver sa place sociale "naturelle" (l'Université de Stanford) et à la fable de la justice sociale de fonctionner.  Le campus, dans l'imagerie cinématographique, c'est aussi, peut-être surtout, l'espace de tous les possibles sexuels. Comme dans tous les romans d'apprentissage, l'initiation peut être douloureuse et donner lieu à une interprétation en termes de "première mort symbolique". Les auteurs ne font pas pour autant l'impasse sur ce qui reste le fondement de l'Université : son statut de lieu de savoir, avec sa science normale et ses révolutions scientifiques, simultanément lieu cosmopolite de production de l'universel et champ de luttes, au sens de Pierre Bourdieu où s'affrontent paradigmes, générations et libidines sciendi concurrentes. La question de l'éthique associe les différentes formes d'expérimentation et d'épreuve que le campus permet et garantit : jusqu'où peut-on aller en matière scientifique aussi bien que sexuelle ? Quelles sont les limites de cet espace des possibles, où se situe la frontière entre possible et impossible ? Les auteurs ne le disent pas, mais le film de campus états-unien, dans la mesure où il intègre des formes esthétiques très diverses (du "nanar" à l'oeuvre esthétiquement ambitieuse), est un puissant instrument de diffusion de modèles dans un monde globalisé. Une des questions qu'on peut se poser à la suite de la stimulante lecture des Films de campus est la suivante ? Quel sera le rôle de cette puissante imagerie cinématographique dans le processus de "marchandisation" et de standardisation des institutions de savoir que nous vivons en ce moment ? Ce n'était pas le propos du livre, mais la question est lancinante et se posera avec de plus en plus d'acuité.
Pour l'instant, il suffit de saluer un livre exemplaire, dont la qualité doit beaucoup à la maîtrise sociologique des auteurs et à leur connaissance fine d'un objet plus complexe qu'il y paraît.

Emmanuel Ethis et Damien Malinas, Les films de campus. L'université au cinéma, Paris, Armand Colin, 2012, 15,80 euros.

Nota : en cliquant sur le titre de cet article, on rejoint le blog de Jean-Louis Fabiani sur Médiapart et en cliquant sur les références du livre ci-dessus, on rejoint le site d'Armand Colin

09 novembre 2012

"SCRIPTED REALITY" : les cinq raisons pour lesquelles elle n'a pas sa place sur le service public

Dans un article du Monde en date du 25 septembre 2012 et signé Véronique Cauhapé, on découvre comment un concept télévisuel venu d’Allemagne – la "scripted reality" (le "réel scénarisé") – vient s’installer sur nos chaînes comme un genre inédit où «l'existence de M. et Mme Tout-le-monde semble constituer un vivier inépuisable. Le concept ? Prendre des faits divers et des histoires réelles et les faire jouer par des comédiens. Résultat : de petites fictions à l'allure de reportages. De fait, on s'y croirait. Normal. Tout est conçu pour cela. […] Le procédé, malgré quelques nuances de forme, est le même partout. Dans "Au nom de la vérité" (produite par la société d'Arthur, Serenity Fiction, et diffusée sur TF1, à 10 h 20, juste avant "Mon histoire vraie"), "Le jour où tout a basculé" sur France 2 (du lundi au vendredi à 16 h 10), ou dans "Si près de chez vous", sur France 3 (du lundi au vendredi à 13 h 45). On retrouve le même fond de sauce - la fiction - que relèvent par intermittence la voix off et la musique, ronflante et mélodramatique au moindre danger qui plane. "La scripted reality présente de multiples avantages", précise Julien Courbet, dont la société, La Concepteria, produit "Le jour où tout a basculé". "C'est notamment un programme qui ne coûte pas cher et dont chaque épisode nécessite trois jours de tournage seulement. Nous avons en boîte 200 épisodes de 26 minutes. Même si nous nous appliquons à faire des images léchées comme dans un magazine, cela va vite." De fait. Ce nouveau genre qui convient aux cases du matin et de l'après-midi - trop "bon marché" pour les soirées - permet aux chaînes de faire du flux qui devient du stock qui, contrairement aux magazines, peut facilement être rediffusé. Comme n'hésite pas à le dire Julien Courbet, "la scripted reality, c'est un eldorado pour les chaînes". Un mois plus tard sur France Inter, la Ministre de la Culture et de la Communication Aurélie Filippetti déclare "Il faut que le service public fasse des émissions de qualités. Il y a, par exemple, des programmes qui n'ont pas leur place sur les chaines publiques, je pense en particulier à la scripted reality. Cela ne correspond pas aux objectifs du service public". Il est rare qu’une Ministre de la Culture et de la Communication commente les programmes télévisés et cela mérite que l’on s’y attarde car contre toute démagogie de mauvaise foi, nous devons considérer qu’elle est parfaitement dans son rôle : un rôle qui suppose d’avoir une réflexion sur l’usage des deniers publics, un rôle politique averti qui considère qu’au regard de la diversité des proposition télévisuelles – un service public (comme c’est le cas de la BBC dont on n’a de cesse de vanter les mérites et la qualité outre-Manche) doit posséder une vraie charte de qualité qui se différencie de l’ensemble des propositions de toutes les autres chaînes. C'est pourquoi nous avons choisi de formuler cinq arguments livrés clefs en main à destination de ceux qui souhaitent défendre l’idée que la scripted reality – sans doute louable pour des tas de raisons – n’a guère sa place sur les chaînes publiques de la télévision française :

1) à ceux qui pensent que tous les programmes doivent avoir leur place sur l'ensemble des chaînes, il faut expliquer qu'aucune chaîne cryptée à péage n'accepterait d'acheter un programme de scripted reality. Cela entrainerait immédiatement un désabonnement de ses spectateurs. Il n'y a donc aucune raison que l'argent de la redevance audiovisuelle acquittée par l'ensemble des publics français serve à financer des programmes qui n'auraient pas leur place sur le payant. Le service public doit respecter ses spectateurs et l'ensemble de ses publics de façon encore plus exemplaire que ne le ferait une chaîne cryptée à péage. C'est l'éthique même d'un grand service public de création qui ici est en jeu.
 2) à ceux qui prétendent que les pseudo-fictions sont un tremplin de production qui fait travailler des auteurs et des acteurs professionnels qui débutent et se servent donc d'une caution sociale cynique pour justifier de la qualité très approximative des programmes de scritped reality, il faut dire qu'il est grand temps de convoquer ces acteurs et auteurs pour les inviter à se réorienter ou changer de métier. D'évidence, il faut que les uns et les autres soient lucides car il ne faut pas confondre faibles moyens déployés pour produire et qualité de création. L'idée de talent est ici totalement absente. Je ne suis pas sûr qu'avoir participé à une scripted reality soit la meilleure caution à offrir pour l'avenir d'une carrière. 
3) à ceux qui notent l'importance des audiences enregistrées par de tels programmes, il faut dire que "oui", cela fait de l'audience. Mieux, on programme un tas d'extraits de ces programmes dans nombre de talk shows, non pas pour en souligner la qualité ou la singularité créative, mais pour se moquer ouvertement du jeu des acteurs et du niveau très approximatif des dialogues. Bref pour en rire. Or le service public doit nous permettre de rire ensemble mais pas au détriment d'acteurs ou de créateurs qui seraient médiocres ou débutants. Là encore, c'est une question morale et politique.
4) à ceux qui nous expliquent que pour justifier la médiocrité que ces programmes de scripted reality sont faits en deux jours car l'argent de la production ne permet pas de faire mieux, il faut leur faire comprendre définitivement que cet argument est inacceptable ! Imaginent-ils ce que ce serait un garagiste qui reboulonnerait vite fait les roues d'une voiture parce que son temps serait compté ou bien un chirurgien qui bâclerait une opération à coeur ouvert au prétexte qu'il n'aurait que dix minutes pour faire son travail ou bien que son client aurait des moyens limités. Là encore, la dignité d'un service public de qualité pour tous doit être défendue.
5) à ceux qui pensent que ces programmes sont d'utilité publique parce que les gens ont besoin d'une télé-miroir qui les aident à mieux appréhender leur quotidien, il faut dire que ce qui nous est montré n'a rien d'exemplaire, que ce serait bien la première fois que la médiocrité du quotidien des autres nous aideraient à vivre mieux, qu'elle maintient une vision du monde appauvrie et qu'un service public se doit de créer, d'innover, de fédérer sur l'exaltation de valeurs et de faits qui nous font rêver ou qui nous élèvent, que s'il peut être amusant de faire de l'audience avec le médiocre, il est nécessaire de laisser cette spécificité de la scripted reality aux chaînes privées comme cela a été le cas pour la télé réalité car l'argent public de la redevance est trop précieux pour être sacrifié dans des fictions presqu'imparfaites.

[Prolonger la lecture de cet article en écoutant le Grand débat d'Europe 1 du 8 novembre 2012 en cliquant ici]

06 novembre 2012

DANS LA PEAU DE LOUIS DE FUNES…

Au début de l’année 2012, la chancelière allemande Angela Merkel décide d’apporter son soutien à Nicolas Sarkozy pour un second mandat à l’Élysée. Or, cette déclaration ne manque pas surprendre et ce, pour deux raisons. D’une part, le président en place ne s’est pas encore à l’époque porté officiellement candidat. D’autre part, ce que tout le monde garde en tête, c’est le souvenir d’une relation originelle entre les deux chefs d’État plutôt trempée de zizanie et d’incompréhension que d’harmonie et d’allégeance. « Président Duracell » ! C’est en effet de cette manière que la chancelière allemande qualifie Nicolas Sarkozy à l’issue de leurs toutes premières rencontres du fait de ce trop-plein d’énergie qui le rend, selon elle, difficilement cernable. Cependant, les choses se mettent à changer peu à peu à partir du début de l’année 2009. Entre-temps, le magazine d’enquête et d’investigation Der Spiegel nous apprend que Joachim Sauer, le mari d’Angela Merkel, vient de lui offrir pour Noël des vidéos de Louis de Funès afin de l’aider à préparer ses futures rencontres avec le président français. Le site de Paris Match va encore plus loin prétendant qu’Angela Merkel «se fait projeter des films avec Louis de Funès pour comprendre quelque chose à ces français qui gigotent sans cesse». Peut-on l’imaginer : Louis de Funès propulsé au cœur de la diplomatie européenne pour favoriser le dialogue franco-allemand ? Car c’est bien de cela dont il s’agit. Au-delà même de l’anecdote qui prête à sourire, les gestes et les attitudes de l’ancien président de la république française paraissent se synchroniser si justement avec tant de gestes et d’attitudes de Louis de Funès que c’est bien – on peut le penser - ce qui va inciter Angela Merkel à traquer dans quelques films populaires de notre patrimoine national ce qui lui échappe le plus : ce qui se produit lorsque Nicolas Sarkozy semble se glisser dans la peau d’un comique français dont le succès fût culminant à la fin des Trente glorieuses. 

(Extrait d'un article à paraître prochainement dans un numéro de Télérama Hors-série consacré à l'acteur Louis de Funès)

24 septembre 2012

IMPÉNITENTS : comment transfigurons-nous nos amours en de multiples paris insidieux?

"Un amour impossible qui devient possible, c'est tout un monde qui s'écroule" (François Brunet)

Amour de Michael Haneke (2012)
Qui ne se sent naturellement et personnellement concerné par la «vérité» de l’amour de celle ou de celui qu'il ou qu'elle aime ? Sans doute la vérité de l’amour se trouve-t-elle, d’ailleurs, dans la manière même dont nous la questionnons, déterminés que nous sommes à être sourds à ce qui n’a jamais été mieux exprimé que dans le texte d’Aragon, « Il n’y a pas d’amour heureux », lorsque celui-ci met côte à côte les mots : « mon bel amour, ma déchirure » : nous ne sommes et nous ne serons jamais « l’autre », celle ou celui, que nous aimons, et c’est dans ce sentiment d’irrésolu que se fondent les plus belles histoires d’amour. Les réponses ne sont pas du registre de l’amour qui installe plutôt ses logiques dans le sentiment de mise en accord de nous-mêmes avec le monde. Cette mise en accord emprunte, elle, tous les chemins qu’elle trouve, même ceux des petites superstitions quotidiennes que nous réinventons chaque matin comme autant de rituels de preuves pour l’amour ou pour ce que nous ne pouvons résoudre dans l’immédiateté: « est-ce que Michèle m’aime vraiment ? » se demande-t-on intérieurement ; " je ne sais pas encore très bien, mais si la boulangère me regarde dans les yeux en me rendant la monnaie du pain, alors Michèle m’aime vraiment". Ces petites formes de rituels de preuves rapprochent ainsi ces milliers de faits infimes du quotidien que nous relions entre eux dans l’arbitraire de significations magiques. Et, si tant est que la liaison soit mauvaise, c’est-à-dire que « la boulangère ne nous regarde pas en rendant la monnaie du pain », nous retrouvons aussi vite une nouvelle situation où éprouver « l’amour de Michèle », et ce, indéfiniment, jusqu’à ce que cela fonctionne (impénitents, une liaison qui fonctionne ne nous satisfera d’ailleurs jamais tout à fait, et l’on se surprendra très vite à tester à son tour cette liaison).

10 septembre 2012

GRANTANFI, une émission de France Culture (enfin) consacrée aux films de campus

Avant que ne soit lancée la chaîne France Culture Plus dévolue à l'enseignement supérieur et à la recherche, on peut retrouver sur France Culture du lundi au vendredi, l'émission GrantanfiEmmanuel Ethis a été l'invité de la deuxième émission bâtie autour de la publication de l'ouvrage Les Films de Campus, l'Université au cinéma co-écrit avec Damien Malinas et édité par Armand Colin (l'ouvrage sera disponible à partir d'octobre 2012). Cette émission peut être (ré)écouter en podcast en cliquant ci-dessous.

04 août 2012

RIPLEY, REPLAY : nos premières impressions sont en réalité une question de genre...

"Le genre humain vit grâce à quelques hommes" (Lucain, poète romain 39/65)


Le fameux maillot de bain jaune canari de Tom Ripley - Matt Damon
Dans Le Talentueux Monsieur Ripley, remake du film Plein Soleil de René Clément, le réalisateur Anthony Minghella reprend fidèlement la trame du récit écrit par Patricia Highsmith et raconte comment, dans l’Italie des années 50, un jeune homme, Tom Ripley, va assassiner un bellâtre indolent et riche pour s’approprier non seulement son identité, mais aussi sa personnalité. Le talent de Ripley, compulsif, dépasse de loin, la plus belle des capacités à l’imitation. Car être l’autre ne nécessite pas simplement d’imiter ses gestes, son physique, sa voix ou son allure ; se substituer à quelqu’un oblige aussi à se réinventer sa mémoire, son enfance, ses amours d’adolescence, s’installer dans ses goûts et ses dégoûts, se recréer ses souvenirs. On croît l’opération improbable sous le regard social de l’entourage, et pourtant, on repère comment Ripley, de manière très crédible, va remplir les lacunes de sa connaissance de l’autre par des projections plausibles. Inférences logiques et conscientes où l’on admet que notre interprétation d’autrui se fonde sur un très petit nombre d’hypothèses à propos de la nature humaine, une interprétation qui nous conduit à nous fier, malgré nous, aux premières impressions. 


Il n’existe pas, en réalité, de «premières impressions». Nous allons à la rencontre de l’autre avec une mémoire génératrice de catégories qui dépendent à la fois d’un contexte de situation et de l’activation de nos expériences passées qui constituent à eux seuls de véritables rails interprétatifs. Parmi ces catégories, il en est une à la fois descriptive et prescriptive qui intéresse directement la poïétique du questionnaire en matière de culture lorsqu’elle fabrique ses interrogations sur le jugement de valeurs : le genre. Tom Ripley est un jeune homme d’extraction populaire à l’enfance malheureuse, ce qui a fait de lui un type plutôt timide et réservé, de prime abord poli, pour ne pas dire obséquieux. Et, c’est en s’appuyant sur les acquis conscients de cette enfance malheureuse et cette extraction populaire, qu’il interprète le genre de Philippe Greenleaf, sa future victime qu’il ne connaît absolument pas, gosse de riche capricieux trainant avec les jeunes gens au genre douteux dans les boîtes de Naples. Le genre intervient ici pour faire symboliser Ripley dans une « régime de vérité », sorte de bocal mental depuis lequel il déduit tout autant qu’il induit comment il peut habiter le personnage de Greenleaf. Le genre se découvre toujours comme la partie visible de l’iceberg. Il est amusant de noter au passage comment nous avons formé des locutions « pratiques » pour parler de l’autre en employant le mot « genre », et ce, comme s’il y avait une entente préalable sur ce que l’on met derrière ce mot « genre », qui, à sa manière, s’impose, lui aussi, comme un mot-ascenseur : « avoir mauvais (ou bon) genre », « c’est une fille dans son genre », « se donner un genre », « ce n’est pas ton genre »; dans ces formes expressives, l’emploi de ce mot renvoie à un usage déterminant et discriminant sur le plan socio-culturel, qui subordonne les valeurs individuelles à l’interprétation que l’on donne des normes esthétiques dominantes. 

03 août 2012

Est-ce bien MARILYN MONROE qu'on aperçoit dans Sept ans de réflexion?

« C'est une histoire que conte un idiot, une histoire pleine de bruit et de fureur, mais vide de signification. » (Shakespeare)


Il y a un an, au début mois d’août 2011, les chaînes d’information font leurs choux gras autour d’images extraites d’un soi-disant film pornographique datant de 1946 et qui aurait pour principale « actrice » Marilyn Monroe. Mikel Barsa, l’homme en charge à Buenos Aires de la vente aux enchères du film, précise que la future star serait mineure sur les images que l’on peut visionner en cliquant ici (reportage BFM TV)Et ce serait précisément parce qu’elle est mineure qu’il était dangereux, à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, de détenir le film pour l’officier américain qui l’a vendu en quittant Paris car il ne voulait pas rentrer avec l’objet aux Etats-Unis. Ce film daterait donc de la même année durant laquelle Norma Jean Baker convient avec les premiers studios hollywoodiens qui l’embauchent de changer son nom en Marilyn Monroe, un nom qui ne sera même pas mentionné au générique de Scudda Hoo ! Scudda Hay ! le tout premier film qu'elle tourne et dans lequel Elle joue le rôle d’une paysanne qui prononce un "Hello" qui sera d’ailleurs coupé au montage. Si l’on émet l’hypothèse – peu probable – que Norma Jean ait tourné un porno, Marilyn Monroe, elle, n’en a donc, bel et bien, tourné aucun ! La sociologie moderne, tout comme le nouveau roman, la philosophie foucaldienne ou l’histoire veynienne, nous ont appris que nos vies se sauraient se concevoir comme des récits linéaires dotés de sens tant en termes de déroulement successif d’événements que de signification prise par chacun de ces événements dans leur succession. C’est ce qu’exprime la citation mise en exergue de ce texte et extraite de la fin de Macbeth où Shakespeare définit très simplement et très profondément nos vies comme étant des anti-histoires. Comme le souligne Pierre Bourdieu, «produire une histoire de vie, traiter la vie comme une histoire, c'est‑à‑dire comme le récit cohérent d'une séquence signifiante et orientée d'événements, c'est peut‑être sacrifier à une illusion rhétorique, à une représentation commune de l'existence, que toute une tradition littéraire n'a cessé et ne cesse de renforcer. C'est pourquoi il est logique de demander assistance à ceux qui ont eu à rompre avec cette tradition sur le terrain même de son accomplissement exemplaire. Comme l'indique Alain Robbe‑Grillet, « l'avènement du roman moderne est précisément lié à cette découverte : le réel est discontinu, formé d'éléments juxtaposés sans raison dont chacun est unique, d'autant plus difficiles à saisir qu'ils surgissent de façon sans cesse imprévue, hors de propos, aléatoire»».


Entretenir l’idée d’histoires de vie comme succession d’étapes plus ou moins consciemment pensées par les individus eux-mêmes, c’est aussi, à l’échelle de nos sociétés, entretenir le mythe des origines en tant que clef d’explication cardinale pour comprendre d’où nous venons ou pire, ce qu’en réalité nous sommes authentiquement. Terrain douteux sur lequel tous les fascismes ont fait fortune, l’illusion biographique dénoncée depuis longtemps par l’anthropologie, l’ethnologie et la sociologie, demeure cependant un système d’accroche dont beaucoup de médias ne parviennent pas à se départir pour aguicher leurs audiences. Comme le montre une nouvelle fois l’affaire du porno de Marilyn, comme l’a montré très récemment aussi la lecture de Freud tordue par Onfray et tant d'autres histoires de vie reconstruites a posteriori, il reste encore un long chemin à parcourir pour que l’illusion biographique sorte durablement de nos espaces publics de réflexion sur l’autre et sur le monde. Voici plusieurs années maintenant que nos cursus universitaires ont inscrit cette question au programme de leurs premières années de licence et, sans doute, serait-il bienvenu de conseiller à certains de nos journalistes, voire certains de nos essayistes, de reprendre (ou tout simplement prendre) le chemin de nos universités. Ils auraient ainsi peut-être l’occasion de traiter avec nous et en contrôle continu la question de fonds suivante : est-ce Norma Jean Baker ou bien Marilyn Monroe qu'on aperçoit dans le Sept ans de réflexion de Billy Wilder en train de profiter de l'air du métro sous sa robe ? 


Et pour les plus rotors d'entre nous, en guise d'épilogue, une question subsidiaire : est-ce Norma Jean Baker ou bien Marilyn Monroe qu'on aperçoit dans la publicité Dior réalisée en 2011 par Jean-Jacques Annaud ?

15 juillet 2012

LA PETITE FABRIQUE DU SPECTATEUR, être et devenir festivalier à Cannes et Avignon / Ce qu'en disent Jérôme Garçin et Alain Riou du Nouvel Observateur


 La Tendance de Jérôme Garcin sur le site BibliObs, 12 juillet 2012.

"Avignon a trouvé son Robert Doisneau... et il est sociologue.
Dans «la Petite Fabrique du spectateur», Emmanuel Ethis raconte les tourtereaux du Palais des Papes.
Les tourtereaux du Palais des Papes mériteraient d'être aussi célèbres que les amoureux de l'Hôtel de Ville dont Robert Doisneau immortalisa, en 1950, le fougueux baiser. On connaît l'histoire: assis à la terrasse d'un bistro parisien, le photographe remarqua un couple enlacé d'apprentis comédiens et leur proposa de poser pour le reportage que le magazine «Life» lui avait commandé. Françoise et Jacques acceptèrent car ils s'aimaient vraiment. Mais lorsque la photo devint un poster, en 1986, et connut un succès mondial, le couple romantique s'était déjà séparé.
La même année, au Festival d'Avignon, un autre jeune couple commençait de se chamailler, au prétexte que «l'Usage de la parole», de Nathalie Sarraute, leur inspirait des jugements divergents. Stéphanie et Thomas s'étaient rencontrés l'été précédent à la carrière de Boulbon, où se donnait le «Mahâbhârata», de Peter Brook. Leur commune passion pour le livre sacré de l'Inde fut si ardente qu'ils se marièrent dans la foulée: «Le Festival avait mieux fonctionné qu'un club de rencontre pour célibataires.»
Seulement voilà: retournant à Boulbon en 1990, Stéphanie adora le kitchissime «Songe d'une nuit d'été», version Jérôme Savary, que Thomas détesta. Ils décidèrent alors de divorcer, et en tirèrent une morale: on mesure la solidité de l'amour à l'aune des pièces qui divisent, pas des spectacles consensuels.
Cette histoire vraie, parmi une dizaine d'autres (où l'on croise des fétichistes, des obèses et même des complotistes), est merveilleusement racontée, dans «la Petite Fabrique du spectateur» (Editions universitaires d'Avignon, 8 euros), par l'écrivain et sociologue Emmanuel Ethis, qui est le Robert Doisneau des festivaliers. Cela fait dix ans qu'il étudie, décrypte, éclaire les comportements de la foule anonyme des pèlerins d'Avignon. Grâce à lui, l'épopée du Festival se déroule autant dans les gradins que sur la scène. C'est édifiant et attendrissant."


Extrait de l'article d'Alain Riou sur le site CinéObs, intitulé: Ciné-livres : les conseils de lecture d'Alain Riou, 7 juillet 2012.
"C'est la saison des films de plein air. Le revers de cette délicieuse médaille, c'est qu'il faut attendre tard que la nuit soit complètement tombée. Et pour meubler son impatience, rien ne vaut un bon livre. De cinéma, bien sûr. En voici quelques-uns, (relativement) récents, et qui peuvent pousser à la méditation.
Pour commencer, un petit livre court, mais dense, du bien nommé Emmanuel Ethis, président de l'université d'Avignon et sociologue spécialisé dans l'étude du cinéma, et plus précisément de son public. On avait déjà lu de lui « les Spectateurs du temps, une sociologie de la réception du cinéma », ainsi que « Sociologie du cinéma ». Dans « la Petite Fabrique du spectateur », sous-titré : « Etre et devenir festivalier à Cannes et à Avignon », il compare le public du cinéma avec celui du théâtre, tournant, comme Edgar Morin, autour de l'idée qu'on en apprend plus sur l'être humain à l'extérieur des salles, dans les rues."

10 juillet 2012

LA "THÉORIE" : un regard singulier sur le festival d'Avignon et ses publics

Jean-Claude s’occupe de la culture dans une petite commune située à cinquante kilomètres d’Avignon. Figure emblématique de son village, il a, selon ses amis, comme ses détracteurs, une théorie sur tout. C’est ainsi qu’ il préfère dire qu’il gère les « affaires culturelles » que la « culture » car selon lui, «la culture, c’est toujours une question d’affaires ici, les élus, ils croient tous que si t’as une bonne animation culturelle, tu gagnes les élections, et bien pas du tout, il vaut mieux avoir une mauvaise programmation dans ton théâtre, comme ça tu vires le directeur du théâtre et là seulement, tu gagnes les municipales, tu comprends». Les théories de Jean-Claude font toujours un peu sourire jusqu’au moment où il les assortit d’exemples : «regarde Cavaillon depuis 20 ans,…, depuis 20 ans Cavaillon tient comme ça…».

Chaque année, le festival est une magnifique occasion pour Jean-Claude de retrouver ses collègues des collectivités territoriales dans l’un des nombreux cocktails qui jalonnent la manifestation avignonnaise. «Jean-Claude en tant de festival ? C’est une sorte d’almanach Vermot des politiques culturelles dans lequel Elisabeth Tessier aurait écrit les notes en bas de pages – déclare un de ses « proches » - ; ceux qui ne l’aiment pas disent de lui qu’il se complaît dans la pagnolade bas de gamme sans distance ni légèreté et ceux qui l’aiment voient en lui une sorte de Tartarin de Tarscon doublé d’un oracle en politique loca-localiste, mais la vérité, c’est que c’est un joueur, un vrai : plus il peut à faire croire à des absurdités rendues cohérentes par ses théories, plus il jubile. L’année dernière il tentait d’installer la théorie selon laquelle Hervé Vilard serait en réalité le fils caché de Jean, déplorant du même coup ces générations indignes de transmettre la vraie culture…»

Jean-Claude oscille tantôt vers le «plus c’est énorme et plus ça passe », tantôt vers le « puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs». Sur les publics du Festival d’Avignon et leurs humeurs ? Il a bien entendu une théorie, c’est d’ailleurs - dixit l’intéressé - la plus simple de ses théories, «car franchement les journalistes ils vont chercher trop loin dans l’esthétique des textes, des images et toutes ces conneries-là,… franchement, les publics, ils sont contents quand ils ont envie d’être contents, quand ils sentent que c’est plus rentable de faire front contre le festival, ils le font, quand ils pensent qu’il faut passifier les choses, ils le font, c’est tout… Ils veulent juste être du bon côté du manche en faisant cohésion car y’a un truc dont ils ont horreur, c’est qu’on leur disent qu’ils ont rien compris au spectacle. Ils comprennent tout ce qu’ils ont envie de comprendre au moment et là où ils ont envie de le comprendre. Le festival, ils veulent que ce soit eux et ils feront toujours tout pour ça, c’est tout ». Simplistes, démagos, géniales, ringardes, progressistes, réac, opaques, transparentes, les théories de Jean-Claude aimantent les adjectifs les plus contradictoires qui soient pour être défendues ou descendues… C’est un fait, mais sur ce fait aussi Jean-Claude a une théorie.

03 juin 2012

LA PART MAUDITE DE L'OEUVRE

"Il nota aussi la nécessité d’acheter une montre, car si dehors il profitait des horloges publiques et de celles des cafés, il était embarassé, le matin, faute de savoir l’heure. Ainsi s’étonnait-il de se retrouver dehors à 8 heures, trompé qu’il avait été par l’activité bruyante d’un quartier matinal". Georges Simenon, L’homme qui regardait passer les trains

Les déménageurs, comme les sociologues ou les philosophes, ont souvent du mal avec les oeuvres d’art contemporain. Elles ne rentrent pas bien dans le camion, on ne sait jamais par où les prendre et rarement dans quel sens les installer. Pourtant on les transporte, on les conduit d’un endroit à un autre, comme n’importe autre commode XVIIIe ou n’importe quel piano. Les déménageurs ont du métier et des outils qu’ils parviennent toujours à adapter à leur mission. Sans doute est-ce que parce que, contrairement à d’autres, ils savent que les oeuvres humaines ont des dimensions qui sont plausiblement humaines : ceci les amène aussi, plus que d'autres, à commencer par prendre en compte l'environnement immédiat de l'objet supporté pour le défendre de l'éraflure fatale. Reste que le problème des prises qu'offre l'objet en question n'est jamais réellement résolu quand bien même son transport se soit effectué sans heurt : bon nombre d'objets d'art ou du quotidien sont ainsi ; ils sont pensés pour eux-mêmes et pas pour les déménagements. Du reste, que l'on soit ou non déménageur ne change pas grand chose au problème : on attrape l'oeuvre d'art contemporain par les proéminences qu'on suppose être les moins fragiles et on se débrouille ensuite avec notre expérience, notre bon sens et notre force physique plus ou moins assurés pour ne pas déraper. Certains diront que le déménagement relève chaque fois d'un drôle de bricolage. Mais à y regarder de plus près, l'expression lévistraussienne, usée de ses multiples transpositions est devenue, tout comme le braconnage decertien, un vernaculaire anthropologique non nécessairement approprié à ces situations que l'on sociologise sous prétexte que ceux qui en sont les acteurs agissent ou réagissent suivant des logiques, différentes et différentiables, face aux objets "précontraints" que le monde place sur leur chemin.

Ainsi, le sens de la quête d'un individu qui transporte un objet n'est pas de lui imposer une transformation comme le sous-entend le "bricolé" car l'intention qu'il convertit en des gestes pratiques et appliqués n'est pas orientée dans cette direction : la relation qui organise et motive son rapport à l'objet ne peut d'ailleurs se contenir, ni dans son intention, ni dans l'objet transporté, ni dans le contexte dans lequel tout cela se produit, mais dans le réseau tripôlaire défini par chacun de ces éléments : de même, lorsque nos analyses esthétiques aboutissent à l'idée bienheureuse qu'un objet est irréductible à la perception que l'on en a, encore s'agit-il de préciser comment se connectent les différents pôles d'interactions sur lesquels s'ordonne son existence, d'autant que le geste par lequel on le perçoit n'est pas, lui non plus, réductible à la gestuelle qu'il engage.
La pensée du spectateur fourmille, en effet, d’une diversité créative qui ne peut être qu'un appel à reconsidérer sans cesse le mode d'existence de l'oeuvre symbolique en général, ainsi que des frayages qui y mènent. En ce sens, la démarche culturelle qui guide les pas de nos carrières de spectateurs ne peut être rapprochée comme il en est souvent question, d'une démarche cultuelle. La hâte de l'observateur à interpréter le sens de ces démarches se doit de ne pas confondre à leur initiative l'élan fondés par nos préférences critiques avec celui de nos croyances. De la sorte, il nous faut comprendre que toute œuvre d’art appartient bien à ce que le philosophe Karl Popper appelle le « troisième Monde ». Ce troisième Monde est celui des contenus objectifs de pensée, pensées scientifique, poétique et artistique et se distingue du premier Monde des objets ou des états physiques, et du deuxième Monde qui agglomère nos états de conscience et nos dispositions comportementales à l'action. Si l’on prend l’exemple de l'oeuvre cinématographique faite de signes, de symboles et de temporalités, celle-ci doit pour exister en tant qu'oeuvre symbolique offrir un port d'attache à nos compréhensions humaines. Elle réunit empreintes et sens, intention du réalisateur et invention spectatorielle et ne se réalise qu'à travers ce triple mode existentiel. Tout comme l'oeuvre littéraire, "elle reste comme le témoignage incontournable qui rappelle incessamment l'irréductible activité du lecteur et de l'interprète. L'oeuvre n'est pas un message qui transmettrait un sens défini de l'auteur à l'interprète : elle est production de sens multiples qui naissent des interactions et des relations entre les pôles qui la constituent" .

Ce qui se réifie dans la multiplicité de ces sens attribués a à voir avec la remédiation sociale d'une auto-affirmation de soi qui prend forme dans nos objets culturels, ajoutant du même coup, d'une génération à l'autre, de nouvelles pages à la tragédie de la culture telle que Georg Simmel l'avait décrite : une recherche de consensus culturel nourri d'un individualisme manifeste, une quête de liberté individuelle qui passe par une reconnaissance collective ; "la culture - dit-il - renferme en soi cette forme même de ses propres contenus dont la destination, comme par une inéluctable nécessité immanente, est de distraire, d'accabler, de rendre incertain et conflictuel ce qui constitue son essence intime, l'âme en route de soi-même, inaccomplie, vers soi-même, accomplie" . C’est pourquoi tous ceux qui décident de travailler à la compréhension des publics ne doivent surtout pas oublier de prendre en charge dans leurs analyses cette part dramatique de l'oeuvre (la part maudite ?) où négativisme social et bénéfice culturel continuent de signer, conjointement, d'une encre presque sympathique, une tragédie qui est toujours une tragédie du temps présent.

13 mai 2012

LA PETITE FABRIQUE DU SPECTATEUR : être et devenir festivalier à Cannes et à Avignon / Ce qu'en dit Laurent Delmas

"C'est un petit livre que l'on peut glisser dans sa poche pour le lire en picorant : "La petite fabrique du spectateur, être et devenir festivalier à Cannes et à Avignon". Soit une série de textes courts publiés en leur temps par "Synopsis" (regrets éternels) et par Libération et rassemblés pour la première fois par Emmanuel Ethis. Autant de portraits et d'analyses d'une position si particulière, celle du spectateur. Pour Cannes spécifiquement, ils sont au nombre de 13, soit 13 petits précipités sociologiques réalisés à chaud, in vivo durant une édition comme une autre du Festival. Ils s'appellent Antonin, Gary (né une année où le Festival attendait un autre Gary sur ses marches avant d'être annulé pour cause d'enva&hissement de la Pologne par Hitler...), Damien qui a trouvé son "garçon formidable" à lui en composant un numéro de téléphone entendu dans le film du même nom, ou bien encore Sylviane, l'infirmière et future médecin qui est née au cinéma ou presque avec "La Grande bouffe",... On vous laisse le soin de les découvrir tant ils sont savoureux, étonnants et même parfois déconcertants. Tous inversent la vision d'un spectateur passif, amorphe et non-créatif. Tous donnent raison à Régis Debray qui s'inquiète depuis longtemps d'une mise en accusation du spectateur dont la position généralement assise révélerait la nature conservatrice voire réactionnaire. "Tous créateurs" serait le slogan des Modernes. Oui, mais, comme le suggérait le médiologue inspiré, à force de vouloir vider la salle de spectacle au profit de sa seule scène, qui regardera, écoutera, comprendra les artistes et sera ému, bouleversé, déstabilisé par eux ? Bonne question en effet. Et pour que le spectacle soit, il faut aussi des spectateurs ! A trop l'oublier, les partisans de l'art par tous et partourt finiront bien par culpabiliser les spectateurs. Ce qui serait un comble. alors, oui, ces portraits de festivaliers cannois à la fois singuliers et normaux nous réjouissent et nous donnent envie de les retrouver dans quelques petites semaines sur la Croisette."

Pour consulter le site de Laurent Delmas, journaliste à France Inter, cliquez ici !

27 mars 2012

DAVID LODGE ou l'art de la F.A.S.P. universitaire

Malgré leur art consommé de l’énoncé sentencieux et de la réplique cinglante recherchés dans la comédie de qualité anglo-saxonne, il n’y a, parmi tous les ouvrages de David Lodge, à ce jour, que Thérapie qui a fait l’objet d’une adaptation à l’écran et ce, à la télévision, sous la forme d’un sitcom intitulé Les Mésaventures de Lawrence Passmore. Sans doute est-ce précisément parce que ses personnages sont par trop bavards et que ce trop-plein de bavardages - qui fait aussi tout l’intérêt de ses récits - se prête difficilement aux attendus d’une transposition cinématographique. Bien qu’ils soient donc majoritairement demeurés dans la sphère de la littérature, il est utile de lire les romans de David Lodge pour comprendre comment se déploie, de façon plus que dans tout autre roman universitaire, l’ensemble des composantes et des thèmes qui constituent la charpente et qui fondent la singularité des grands films de campus. Cette singularité tient avant tout au fait que les Campus Novels de Lodge, tout comme les films de campus, supposent que leurs lecteurs ou leurs spectateurs acquièrent un plus ou moins grand nombre de notions spécifiques et relatives au milieu universitaire, notions distillées tout au long du récit et qui les autorisent à participer pleinement à l’histoire qui leur est proposé.

Point commun entre les films de campus et les films judiciaires, cette part de contenu spécialisé constitue le soubassement de ce que l’on appelle des F.A.S.P., des «fictions à substrat professionnel» . En ce sens, l’un des schémas narratifs les plus classiques des films de campus est celui qui permet à un spectateur qui ne serait jamais allé à l’université de découvrir ce «substrat professionnel» en même temps que le protagoniste principal du récit tel l’étudiant qui découvre les règles en vigueur dans l’établissement dans lequel il vient de s’inscrire. La F.A.S.P. universitaire vise à instruire ses publics sur ce que sont une soutenance de thèse, une évaluation terminale, les milles et une astuces pour décrocher une bourse, les « grandes » et les «petites» universités, le fonctionnement d’un conseil de discipline, le style de vie collectif auquel les études nous confrontent, les rivalités entre chercheurs, les relations entre pairs, entre étudiants et professeurs, etc... Cela peut aller jusqu’à la manière dont une université ou une équipe de recherche décrochent des crédits de fonctionnement auprès d’anciens étudiants ou, mieux encore, de mécènes impliqués pour des raisons qui vont être tantôt nobles, tantôt troubles.

Sans la maîtrise de ce substrat professionnel, il sera, par exemple, difficile au lecteur ou au spectateur de prendre du plaisir à partager les échanges entre chercheurs tels que nous les propose David Lodge dans Un tout petit monde. Celui qui suit met en scène Persse McGarrigle, jeune professeur d’anglais dans une université irlandaise et Dempsey, chercheur en informatique qui veut s’imposer dans le monde de la linguistique grâce à un programme censé simuler les dialogues humains. Ce dernier cherche ainsi à démontrer que les machines sont des auxiliaires indispensables pour étudier le langage et que sa recherche, déclinable sur toutes les questions littéraires et sociologiques, mérite à la fois le plus grand intérêt et les meilleurs financements possibles :

« - Quelle est votre spécialité McGarrigle ?
- Heu, j'ai fait ma recherche sur Shakespeare et T.S. Eliot, dit Persse
- J'aurais pu vous aider dans ce domaine dit Demsey, s'immisçant dans la conversation.[…] C'est un sujet idéal à informatiser, poursuivit Dempsey, vous n'auriez qu'une chose à faire, mettre les textes sur bandes et l'ordinateur vous donnerait la liste de tous les mots et de toutes les constructions syntaxiques que les deux écrivains ont en commun. Vous pourriez ainsi quantifier de manière précise l'influence de Shakespeare sur T.S.Eliot.
- Mais ce n'est pas le sujet de mon mémoire, dit Persse. Il porte sur l'influence de T.S Eliot sur Shakespeare.

[Plus tard, Persse rapporte à Angelica une étudiante dont il est tombé amoureux la conversation qu'il vient d'avoir avec Dempsey :]
-J'ai inversé les choses au dernier moment rien que pour rabattre le caquet à ce petit coq de Dempsey!
- en fait c'est une bien meilleure idée.
- me voilà bon pour écrire ce livre maintenant, dit Persse. »

[À retrouver dans une version développée dans Films de Campus, l'université au cinéma par Emmanuel Ethis et Damien Malinas à paraître prochainement chez Armand Colin]

26 janvier 2012

LE FILS DU GRELOT...

"Seule la discrétion permet une véritable liberté dans les rapports : tout peut être dit, si on s'interdit juste certaines choses" (Hector Bianciotti)

Passage à l’heure d’été. Réglage des pendules et des montres. Un moment privilégié pour Damien : l’occasion de rappeler au moins vingt fois le 3699 pour ajuster ses trotteuses sur le timbre informé de cet homme et de cette femme qui, tour à tour, énoncent le temps à haute voix. «je suis sûr que ce sont des vrais humains qui causent à l’horloge parlante, pas des voix de synthèse à deux balles, vraie chaleur et joli ton policé d’instit’ de 35 ans. Quand j’étais gamin, y’avait juste une femme qui parlait, j’aimais déjà bien sa voix à elle, je suis sûr qu’elle avait les jambes lisses – quand on est petit, c’est la première proximité physique qu’on a avec les femmes, les jambes ; d’ailleurs elles le savent bien les femmes et entretiennent tout cela savamment en nous prenant sur leurs genoux pour contrer les hommes qui, eux, veulent toujours nous installer sur leurs épaules -… bref, jusqu’à 6 ans, chaque fois qu’il m’arrivait de me retrouver seul chez moi, j’appelais l’horloge parlante, et je peux même avouer que j’ai appris très tôt à lire l’heure grâce à cette femme aux jambes lisses à qui je dois la faveur de quelques regards d’adultes admiratifs de mes précocités temporelles».

Damien aime à jouir de ces euphories conversationnelles qui l’entraînent vers de magnifiques digressions sur le monde où toutes les inconnues qui ont la voix douce au téléphone ont forcément les jambes lisses ; Damien, qui étudie la sociologie des publics des festivals à l'Université d'Avignon, reste persuadé que l’envers du sens est «sensuel avant d’être signifiant». Dans son studio bien éclairé, un grand mur blanc laqué, avec une seule affiche grand format, Jeanne et le garçon formidable : sur l’affiche elle-même, sont stratégiquement épinglées, c’est-à-dire presque invisibles au premier regard, une repro format carte postale du film d’Hitchcock, Le Crime était presque parfait, et une petite photo de famille, large famille pleine de demis frères et sœurs qui entourent le papa ; Damien est le seul qui ne pose pas sur l’image, il semble surpris par le flash, l’oreille rivée sur son cellulaire. «C’est un petit peu ma vie qu’est ramassée là, le cinéma, la famille et le fil de mes mots téléphonés sur lequel vacillent mes actes « funamburlesques »… C’est vrai, j’adore ce portable ; chaque fois qu’il grelotte, moi, j’ai chaud. Mais bon, si je téléphone sur la photo, c’est pas pour faire le cake, c’est juste qu’on venait de me l’offrir ce portable, pour mon anniversaire… Et là, drôle de coïncidence - d’ailleurs, je préfère dire « connivence du hasard » -, car l’après-midi qui suivait, on a maté une rediff du Crime était presque parfait… et pile au moment où Grace Kelly reçoit l’appel qui devait lui être fatal, mon portable se met à sonner… comme dans le film, personne à l’autre bout, ni Ray Miland, ni personne,.. . j’ai été un instant saisi de stupeur avant de remercier ma famille de m’avoir offert un beau téléphone cinématographique et interactif».

Et, c’est armé de ce fabuleux objet que Damien a rencontré «Le Garçon formidable»… «On a tous, un jour, entendu ou vu dans certains des films, là une adresse, là un numéro de téléphone ; on s’est tous dit que ce serait drôle d’appeler ou d’écrire et on a tous des amis qui nous en disuadent sous prétexte que ce sont des coordonnées bidons mises à dispo par les postes et télécommunications pour le cinéma… Moi, j’ai bien écouté Virginie Ledoyen après sa nuit d’amour avec Mathieu Demy, elle se met à chanter son numéro de téléphone ; et – avantage du portable - je l’ai composé aussitôt ce fameux 04.90.16.25.23* !… Une tonalité, trois sonneries, on décroche… Je commence à bredouiller quelques mots à propos du film, un type super cool me répond, m’explique que c’est bien la première fois qu’on l’appelle à ce sujet, qu’il a bien aimé le film lui aussi. Cela nous a fait rire, on a décidé d’aller boire un verre ensemble, nous confiant l’un à l’autre comme on le fait parfois avec des inconnus. Je lui ai parlé du téléphone, de ma passion du cinéma, et lui, il m’a parlé longuement de sa mère, une femme sublimement belle à la voix si douce et aux jambes… si lisses».

23 janvier 2012

CANNES 2011 : LA VRAIE DISPARITION D’ELISABETH TAYLOR

«Si un simulacre présentait tous les traits du simulacre, il s’abolirait comme simulacre, du moment même où il atteindrait la perfection mimétique» (Marc Angenot)

En 1955, le sociologue Edgar Morin explique avec justesse qu’à Cannes, on vient mesurer l’écart entre ce que sont les stars dans la vraie vie et les icônes que le cinéma fait d’elles. Mais il faut imaginer que les choses vont souvent plus loin. L’amour du cinéma, la cinéphilie prennent ici des formes bien plus prononcées. Et, un Morin qui reviendrait aujourd’hui pourrait fort bien mesurer la notoriété, la force de l’image des stars dans ce que les spectateurs s’approprient desdites stars. Dans l’euphorie du lieu, on joue à exister, on joue sur l’image et il n’est pas rare de distinguer ici ou là des passions cinéphiliques qui s’expriment dans des tentatives d’emprunt d’images et de simulacres. Parmi les festivaliers, des sosies plus ou moins réussis recherchent à Cannes ce qui n’y est jamais délivré : bien plus qu’une identité de spectateur ou de cinéphile, une identité sociale qui se confondrait avec la fiction cinématographique dont la manifestation fait étalage. Au demeurant, dans ce jeu d’images, l’on se prête toujours à confondre des reflets plus ou moins feints de Catherine Deneuve. Il en va de même pour Faye Dunaway

L’actrice était à Cannes pour présenter ce 12 mai, Portrait d’une enfant déchue de Jerry Schatzberg (1970) dans une copie restaurée. Copie restaurée. Le film a eu beaucoup de mal à démarrer pour cause de problèmes de son. La copie neuve crachotait… Problème de passage au numérique,… Bref… Les spectateurs au troisième redémarrage du film manifestaient leur exaspération et avec une élégance sans pareil, Faye Dunaway se mit à signer des autographes, histoire de faire patienter l’assistance. Face à elle, un certain nombre de femmes qui, sans être de francs sosies, affichaient, une même coiffure, une même douceur, une même élégance dans la façon de se draper d’un châle. L’identité se portait là dans un style et une légèreté. Cannes appelle cette question des identités reconstruites à coups de petits scalpels identitaires touchants qui nous rappellent comment se façonnent normes et différences.

Pour les sociologues habitués du Festival cependant, un constat est patent cette année. En effet, depuis les origines du Festival, l’actrice qui se voyait la plus fréquemment « copiée » et « co-pillée » était Elisabeth Taylor. Cannes pouvait ainsi compter parmi ses spectatrices quelques dizaines d’Elisabeth déclinées. Cette année, elles ont toutes disparues. Impossible de retrouver un quelconque éclat myosotis dans les yeux de ces dames qui venaient ici vieillir avec leur idole. Lorsqu’une vraie star s’éteint, c’est aussi un modèle qui s’évanouit. Elle fait disparaître avec elle toutes celles qui s’appuyaient sur son image pour exister. Et, quand bien même un sosie d’Elisabeth Taylor serait là que nous ne le verrions pas. En sociologie, nous appelons cela un horizon d’attentes construit et reconstruit indéfiniment dans le regard de chacun d’entre nous, un regard, qui, de fait, sait aussi faire disparaître ici de cet horizon celles et ceux dont nous savons fort bien qu’ils ne seront plus jamais au rendez-vous.

par Emmanuel Ethis et Damien Malinas

12 janvier 2012

不能说的秘密, le secret qui ne peut être dit

不能说的秘密, « Le Secret qui ne peut être dit » est un film taïwanais réalisé en 2007 par le musicien et acteur Jay Chou, diffusé et récompensé dans les festivals du monde entier sous le titre Secret. Le secret dont il est question ici est au cœur d’une histoire d’amour qui se déroule dans une université qui forme des étudiants doués en musique et particulièrement en piano. Lorsqu’il arrive sur le campus, Ye Xianglun entend une troublante mélodie interprétée par Lu Xiaoyu, une remarquable joueuse de piano. Il n’en saura pas plus sur cette musique car elle lui dit qu’il s’agit d’un secret qui ne peut être dit. Du fait d’un quiproquo, Xianglun va embrasser une autre fille Qing Yi, Xiaoyu va disparaître pendant cinq mois et ce jusqu’au jour de la remise des diplômes puis disparaît de nouveau. Xianglun va alors découvrir que celle qu’il aime était en réalité étudiante dans cette université en 1979, soit près de 20 ans auparavant. Pourquoi ce retour à l’université de Xiago sous les traits de l’étudiante qu’elle était vingt ans plus tôt ? Quel secret Xiaogo partage-t-elle avec Xianglun à l’insu de ce dernier et qui risque de disparaître à jamais le jour où l’on détruira le bâtiment dans lequel se trouve le plus vieux piano de l’université ? Ce que nous laisse découvrir la romance onirique de Jay Chou, c’est le sens du parcours qui nous conduit à revenir sur les lieux de notre université si l’on pense que, quelques années plus tard, on sera mieux en mesure de saisir, quand elle existe, cette part enfouie voire secrète de ce que nous sommes et que la période de nos études a commencé à nous dévoiler.

07 janvier 2012

ENTRER À L'UNIVERSITÉ, la fin d'une "Toy Story"

Entrer à l’université, c’est tenter de se faire reconnaître avec l’enveloppe sociale que nous pressentons pouvoir endosser pour notre future vie d’adulte, c’est commencer à prendre goût à ce sentiment d’exister qui implique que nous en finissions avec toutes les réminiscences de notre enfance et peu importe que ces dernières nous laissent un bon ou un mauvais souvenir, c’est apprendre à dire adieu aux amis avec qui nous avons grandi, à ceux à qui nous avions pourtant juré que nous ne les quitterions jamais. Une déchirure. La première de toutes ces épreuves qui vont s’enchaîner et dont nous devinons qu’il va désormais falloir les affronter vraiment seul. Nous rangeons "une bonne fois pour toute", parfois le cœur serré, tous ces jouets qui nous ont si bien accompagné dans nos moments de solitude. Et c’est en les mettant hors de notre vue que nous touchons à l’incontournable nécessité de nous mettre du même coup, nous aussi, hors de leur portée. Force est de constater que ces jouets sont les derniers à connaître toutes nos fantaisies d’enfance lorsque, sans pudeur, nous leur parlions de tout en feignant d’ignorer que c’est d’abord à nous-mêmes que nous étions en train de parler.

[extrait de l'ouvrage Films de campus par Emmanuel Ethis et Damien Malinas à paraître en 2012 chez Armand Colin]

03 janvier 2012

THE FRENCH FLOCK TO A FEEL-GOOD MOVIE By Maïa De la Baume

PARIS — When it was released last month, “Intouchables” seemed an unremarkable, lowbrow French comedy, a small-budget film with actors little known outside France hamming it up in a story about a stodgy, disabled aristocrat and the good-humored ex-con whom he hires as his aide. But only four weeks after its release the movie has attracted about 11 million viewers, almost 17 percent of the French population, and critics say it is on course to unseat “Welcome to the Sticks” as one of France’s largest-ever box office success. Since its debut the sometimes slapstick, sometimes poignant, always audience-friendly comedy has led the box office in France, ahead of movies that are already hits, including Steven Spielberg’s “Tintin” and “The Twilight Saga: Breaking Dawn — Part 1.” “It was an enormous surprise,” said Eric Toledano who directed “Intouchables” with Olivier Nakache. The movie was released without fanfare, and “we didn’t expect that it would create such buzz,” Mr. Toledano added. “Intouchables,” or “The Untouchables,” is based on the true story of Philippe Pozzo di Borgo, a wealthy businessman who was left a quadriplegic after a paragliding accident, and his aide, Abdel Sellou, an unemployed, Algerian-born resident of a lower-class suburb, or banlieue, near Paris. (The film recreates Mr. Sellou as a young black man from the housing projects.) The script is centered on the bond that grows between the two. Philippe, played by François Cluzet, is a cultured, well-mannered man who listens to classical music and writes love letters filled with poetry. His counterpoint, Driss, played by Omar Sy, is a hotheaded sort who smokes marijuana, likes Earth, Wind and Fire, and enjoys massages from Chinese prostitutes. For different reasons the characters are lost and lonely, and they end up helping to enrich each other’s lives. “This epic of the tall black and the little white guy is tenderly funny and a true achievement,” said a recent editorial in Le Monde. Some commentators even compared the buoyant humor of “Intouchables” to Frank Capra’s movies.

“It’s well written and well told,” Emmanuel Ethis, a sociologist who specializes in cinema and is the president of the University of Avignon, said in an interview. “It tells a lot about the permanent value of living together in harmony.” Distribution rights for the film have now been sold in 40 countries, including the United States, where the movie is to be released next summer. Harvey Weinstein, the producer who brought “The Artist,” another French film, to American screens last month, recently purchased remake rights. “The movie galvanized people,” Mr. Ethis said. “People came out of the movie deeply moved, and with the impression that they had met wonderful human beings.”Critics have praised the movie for its combination of broad humor and a humanist message, and its ability to poke mild fun at a physical disability. But the film also largely relies on the cheeky nature of Driss, who plays on the stereotyped image of the ignorant loser from the banlieue. In one scene Philippe asks Driss if he knows who Hector Berlioz is. Driss sarcastically answers that Berlioz is a neighborhood in his hometown, playing on the rich man’s expectation that his friend would not have heard of the composer. Critics here have praised “Intouchables” for its spirited punch lines and Mr. Sy’s remarkable, energetic performance, calling the film an antidote to the doldrums of economic recession, a feel-good movie “à la française” in a country rarely viewed — from the outside at least — as having mastered the art of comedy. Many acknowledged that the film’s narratives and lively pace contrasted with the easy humor and often messy scripts of traditional French comedies.“Neglected since the Nouvelle Vague, screenplays have become essential again,” Le Figaro’s reviewer wrote.


That was a reference to the traditional codes of the 1960s New Wave, in which filmmakers “praised the absolute supremacy of the mise en scène and made no secrets that they despised screenplays,” as Philippe Labro, a columnist at Le Figaro put it, noting that “Intouchables” is “far from the lazy and vulgar comedies such as ‘Camping,’ ” a 2006 film about campers in southern France. For more ambitious critics “Intouchables” is an example of a new type of French comedy, with the rise of a generation of filmmakers and producers eager to tell a story in a realistic way and gently mock often dramatic themes. In recent years several bittersweet comedies — “comédies dramatiques” — with strong narratives have met with considerable success, including “Little White Lies,” from last year, about friendship, set at a vacation home, and this year’s “Declaration of War,” which features an atypical couple struggling with their child’s cancer and is France’s entry for best foreign-language Oscar. For Mr. Toledano, the director, French audiences are being drawn to more audacious, even cheeky comedies. “They are tired of American series that are more of an entertainment than a challenge.” But “Intouchables” has also been criticized for its idealistic vision of a world without social gaps, where an aristocrat can befriend an ex-con. The newspaper Libération denounced “the dictatorship of emotion as a camouflage to the total absence of thought,” while Variety pointed at what it called the film’s primitive racism, describing Driss as “a role barely removed from the jolly house slave of yore.” The movie, Variety’s writer added, “flings about the kind of Uncle Tom racism one hopes has permanently exited American screens.”