Sinistre chronique de Patrick Cohen en ce matin du 13 mars 2014 à 7 h 35 sur France Inter. Le journaliste qui a déchiré sa carte
de presse en guise de solidarité avec la chroniqueuse Pascale Clark voici
quelques jours a décidé de prendre pour cible ce matin la nouvelle selon
laquelle la firme Disney préparerait une suite à La Reine des Neiges. C’est vrai La
Reine des Neiges est le plus grand succès au box-office de tous les films
Disney. C’est vrai les textes et les chansons sont déclinés dans toutes les
langues. C’est vrai toutes les voix Disney, partout dans le monde se
ressemblent. C’est vrai que le succès d’un tel film ne peut se faire que parce
que sa diffusion est planétaire. C’est vrai que les films Disney engendrent
lorsqu’ils marchent si bien une vente de produits dérivés tout à fait
exceptionnelle. Tout cela est vrai*. Et Patrick Cohen de se lancer dans un
réquisitoire sur la mondialisation « à la sauce Disney », une sauce
qu’il décrit comme insipide avec la condescendance dont savent si bien faire
preuve les journalistes germanopratins les plus étroits d’esprit. L’analyse de
Patrick Cohen s’arrêtera là fustigeant en douceur l’idée qu’on fasse du projet
de la suite de La Reine des Neiges et
des quatre points d’action gagnés en bourse par la firme Disney depuis cette
annonce une actualité importante avec en creux, bien entendu, un jugement
implacable de la part du journaliste sur les désastres culturels de la
mondialisation.
De tentative de comprendre pourquoi un tel succès :
aucune ! Les familles qui sont allées voir La Reine des Neiges et en ont fait le succès ont dû être blessées
par le mépris affiché de Patrick Cohen qui, non content de faire partager son
jugement altier à l’emporte-pièce, ridiculise les publics de ce film par la
même occasion avec des papas et des mamans bien embêtés pour expliquer à leurs
enfants interrogateurs ce que signifient les sous-entendus arrogants du monsieur de la radio à propos de leur
film préféré. C’est vrai, comprendre les succès planétaires de Disney, de
Michael Jackson, de Titanic, des
films d’Hitchcock, de l’art pictural, de l’opéra, de Star Wars, du Hobbit ou d’House of Cards ou de la diffusion
stabilisée de la figure du Père Noel qui fonctionnent sur un marché mondial n’a
rien d’évident. Car tout ce dont on parle là n’existe que par une diffusion et
des marchés économiquement mondialisés. Mais nous parlons bien d’objets
culturels, pas de produits commerciaux tellement appauvris qu’ils auraient pour
ambition de se substituer aux cultures "locales" pour employer le qualificatif cher à
l’anthropologue Cliffort Geertz, mais bien de formes qui se marient aux
cultures du monde pour tenter de répondre à des questions, des esthétiques, des
valeurs positives qui sont aptes à circuler et à être partagées par tous.
Encore faut-il s’interroger sur ce dernier point.
La Reine des Neiges
est initialement un conte de Hans Christian Andersen (1844) comme bon nombre de récits réinventés
par Disney. Il est d’une complexité redoutable pour faire réfléchir à ce que
représente l’amour véritable, l’amour fraternel, les dérives du pouvoir, le
poids des responsabilités lorsqu’il s’agit de l’exercer avec sagesse,… Un tel
film permet à toutes les générations et tous les pays qui s’y frottent de
sortir du film en partageant ces questions. Longtemps Georges Dumézil a
travaillé sur la circulation des mythes indo-européens et leurs transpositions,
Lévi-Strauss sur les invariants culturels et tout ce qu’ils permettaient comme
potentiel partage entre les peuples du monde entier. La Reine des Neiges est un film d’une subtilité rare qui, de plus,
est devenu un succès populaire. Et plutôt que d’entendre des voix qui chantent
apparemment partout la même chanson à « la sauce Disney », le si
cultivé Patrick Cohen devrait mieux tendre son oreille comparatiste : si
le son est le même, les mots, eux n’ont rien à voir. Quel grand écart en effet
entre le refrain anglais « Let It Go » et le refrain français
« Libérée, délivrée » ! Rien à voir dans la façon même de parler
d’un pouvoir que l’on peut exercer sans contrainte lorsqu’on s’éloigne du
peuple à qui l’on risque de faire mal si on l’exerçait en sa présence puisque
tel est le propos du film. Oui, c’est plus compliqué qu’il n’y paraît, cher
Patrick Cohen, les enfants adorent se projeter dans des récits plus tortueux que
ce qu’ils laissent à penser au premier abord pour se les approprier et en faire
quelque chose à eux de souvent bien plus compliqué encore. Patrick Cohen, vous
n’êtes malheureusement plus un enfant, trop grand, beaucoup trop grand,
vraiment trop grand pour comprendre tout cela à la tête de la première matinale
radiophonique de France. C’est dommage, c’est même un peu triste à vrai dire et
mon vœu le plus cher est que nous puissions partager cela un jour, en parler
simplement. Ce jour-là, je vous inviterai à faire vibrer à votre tour cette
jolie ritournelle autant agaçante qu’enivrante et, je vous le promets, vous
pourrez jouir vous aussi de vous sentir, à coup sûr enfin « libéré, délivré »…
Une version de ce texte a été publiée dans le Plus de l'Obs. Retrouvez là en [cliquant ici]
* Cf. l'analyse de Frédéric Gimello-Mesplomb en cliquant sur le lien [tout est vrai]