Le
Figaro : Comment définissez-vous un ciné-concert ?
La première réponse qu’on peut donner est descriptive et se
rapporte d’abord à ce que l’on voit et de ce que l’on entend : un
ciné-concert c’est la projection d’un film dont la musique est jouée en direct
par un ou plusieurs musiciens. À cette définition, certains répondent qu’elle
donne une trop grande place à la partie cinématographique de l’évènement,
reléguant la partie musicale à un strict accompagnement du film. D’autres
« puristes » affirment que s’il ne s’agit pas de films muets
d’origine qui sont diffusés, ce n’est pas tout à fait un ciné-concert. Pourtant
si l’on s’en tient au sens social et esthétique de l’événement, un ciné-concert
est plus qu’un rappel ou qu’une reproduction de la façon dont voyait les films
à l’ère du cinéma muet, c’est un dispositif qui allie le cinéma et la musique
et qui permet de voir et d’entendre le cinéma et la musique différemment, quel
que soit le film et quelle que soit la musique, quelles que soient les formes
que cela peut prendre.
Le Figaro : Pourquoi les spectateurs s’y rendent-ils si
volontiers depuis peu ? Est ce un phénomène propre à la France
?
Pour vivre l’expérience collective du cinéma autrement. La
numérisation massive des salles de cinéma françaises va de pair avec une
uniformisation du parc Français en terme d’expériences proposées aux
spectateurs. Les exploitants l’ont bien compris et sont à la recherche
d’événements cinématographiques qui les singularisent, qui ne peuvent se
produire à un moment donné que dans leurs salles, bref, une expérience qui sort
de l’ordinaire en salles de cinéma. Le ciné-concert relève de cette catégorie
d’expériences de cinéma qui sortent de l’ordinaire et qui donnent à voir le
cinéma d’une autre manière.Métropolis de Fritz Lang ne sera pas le
même film s’il est accompagné d’un orchestre ou d’un DJ. En France le mot
« ciné-concert » est institutionnalisé même s’il subit ponctuellement
des légères variances. Les Rencontres Professionnelles du ciné-concert
existent, les cinémathèques et notamment celle de Toulouse en programment
régulièrement, l’Agence pour le développement régional du cinéma l’intègre dans
ses missions. Cette institutionnalisation permet, de fait, de favoriser son
expansion et sa reconnaissance, par les publics dans le paysage culturel
français, ce qui est beaucoup moins le cas à l’étranger ou aucun mot n’a
réellement été institutionnalisé pour décrire ce type d’évènements, ce qui les
rendent difficilement repérable par les publics et du coup freine leur
expansion.
Le Figaro : L’expansion considérable de la programmation de
ciné-concerts va-t-elle de pair avec un élargissement du public ?
De fait, oui. L’augmentation de l’offre de ciné-concerts va
également avec une augmentation de la demande, à la fois de la part du public
et de la part des institutions. La réelle volonté de diffuser le patrimoine du
cinéma, qui va de pair avec l’apparition des ciné-concerts dans les années 80
ainsi que la numérisation récente des salles françaises, permet une diffusion
de ciné-concerts beaucoup plus forte, et la volonté politique de favoriser ce
type d’évènements s’accompagne d’un élargissement des publics de ciné-concerts.
N’oublions qu’au cœur des villes et en périphérie, les salles de cinéma restent
l’un des hauts-lieux de rassemblement social. Tout ce qui a été proposé
relevant du spectacle rencontre un succès considérable : diffusion
d’opéras, retransmission de concerts ou de shows en direct sur grand écran,…
Ces événements sont attendus et réinventent le désir d’être en salle auquel
participe fortement le ciné-concert.
Le Figaro : Reprise de partition d’époque, improvisation,
création,…pour séduire le public, il faut restaurer l’esprit de l’époque mais
dans un geste contemporain ?
Je ne sais pas s’il s’agit d’une question de séduction. Je pense
qu’il s’agit plus d’une façon pour les artistes et le public de s’approprier
ensemble une oeuvre qui existe déjà en en créant une nouvelle. Je mettrais du
coup les ciné-concerts dans la même catégorie que les Mashups, principe qui
consiste à mélanger plusieurs oeuvres, musicales ou vidéos, pour en créer une
nouvelle. Même si tous les efforts sont faits pour recréer l’esprit d’époque en
terme de musiciens, de films, de musiques, la geste sera nécessairement
contemporain et chaque ciné-concert est une nouvelle création qui, par
conséquent, fait émerger une nouvelle oeuvre.
Le Figaro : Face à l’écran, les mélomanes se mélangent-ils
facilement aux cinéphiles ?
Concernant la part de mélomanes et la part de cinéphiles présent
à chaque ciné-concert, plusieurs facteurs sont à prendre en compte. D’abord le
lieu où se déroule le ciné-concert, qui en est à l’origine, auprès de qui la
communication de l’évènement est elle-faite et sur quoi les organisateurs
mettent l’accent ? Par exemple, l’Orchestre de Région Avignon Provence organise
chaque année un ciné-concert avec deux dates. La première fait partie de leur
saison symphonique et s’adresse plus aux mélomanes, la deuxième est organisée
avec des associations étudiantes de l’Université d’Avignon et s’adresse plus
aux cinéphiles. Il faut cependant noter qu’on n’est pas uniquement mélomane ou
uniquement cinéphile, la vraie question c’est : que vient-on chercher quand on
va voir un ciné-concert ? Et le point important que montrent les enquêtes,
toujours en cours, concernant cette question et les réponses qui émergent pour
l’instant c’est qu’on remarque surtout l’émergence d’un public spécifique au
ciné-concerts, qui est à la recherche d’expériences qu’il ne retrouve que grâce
aux ciné-concerts.
Le Figaro : Bien des nouveaux cinémas ont une scène et un
piano à demeure. Les Français redécouvrent le cinéma muet ?
Effectivement. Les ciné-concerts en tant qu’évènement identifié
comme tel apparaissent réellement à la suite d’un congrès de la FIAF en 1978 à
Brighton ou des centaines de films muets inédits avait été montrée. À la suite
de cela, on assiste à une réelle prise de conscience sur l’importance à la fois
de conserver et de protéger ce patrimoine du cinéma, mais également et surtout
de le montrer. Et les efforts qui ont suivis, de la part des institutions
publiques et des lieux d’archives, de valoriser ce patrimoine a grandement
contribué à populariser le ciné-concert et à l’imposer dans le paysage
culturel. Je crois que face à une image numérique et un son numérique
omniprésent, le son d’un piano réel en live permet de redécouvrir l’émotion en
direct et surtout une matière sonore qui créée une belle tension avec l’image.
Le développement de ce type d’événement interroge de fait une évolution qui
mérite une attention soutenue d’où le fait que nous suivons cela de près dans
mon laboratoire de recherche en sociologie des publics de l’Université
d’Avignon et qu’une thèse menée par mon doctorant Quentin Amalou (qui m’a aidé
à formuler les réponses à vos questions sur les ciné-concerts) intitulée
« Le ciné-concert et ses publics. Réinvestir le passé,
entre création et réappropriation » se
consacre exclusivement au public des ciné-concerts en tant que phénomène social
et culturel. Sans nul doute le ciné-concert risque s’il continue à se
développer d’être aussi et surtout un merveilleux outil d’éducation artistique
et culturel destiné aux nouvelles générations de spectateurs.
(Je remercie Quentin Amalou qui
prépare une thèse sous ma direction intitulée Le ciné-concert et ses
publics. Réinvestir le passé, entre création et réappropriation et qui m'a aidé
à formuler les réponses au Figaro)