"De toutes les idées préconçues véhiculées par l’humanité, aucune ne surpasse en ridicule les critiques émises sur les habitudes des pauvres par les biens logés, les biens chauffés et les biens nourris"(Hermann Melville)
Jamais on n’avait consacré quinze ans d’enquête, quinze ans à un seul et même terrain d’observation pratiqué et porté par trois générations de sociologues autour d’une volonté commune de comprendre ce que sont les « publics du festival d’Avignon ». Nombre d’artistes – metteurs en scène, comédiens ou techniciens – décrivent leur passage par « Avignon » comme une expérience relevant presque d’un rituel professionnel. Nous découvrirons ici qu’il en est de même côté «public» : «faire le festival d’Avignon» relève d’une expérience singulière, idéale et idéalisée dans une carrière de spectateur.
Dès ses origines, le projet du Festival d’Avignon s’est bâti en affichant de prime abord une volonté originale dans la manière de “ fabriquer ” son public. Cette part du contrat pensée en direction du “public”, cette part «public» constitue, en effet, un des moteurs de la forme festivalière à l’œuvre ; elle en justifie à la fois les dynamiques et les configurations à partir desquelles on s’est représenté la manifestation avignonnaise. Longtemps exalté par l’idéologie qui baignait le développement de la culture d’après-guerre dans un élan qui l’espère “ populaire ”, le public, lui, n’a eu de cesse de se réinventer au gré des métamorphoses du Festival.
L’objectif de départ d’Avignon, revendiqué comme tel par l’équipe Vilar, fut d’attirer dans l’ancienne cité des Papes des spectateurs écartés jusque-là du théâtre, auxquels il s’agissait de rendre le goût du spectacle vivant et de donner des motifs de curiosité pour l’art dramatique. “Un art collectif comme celui du théâtre ne peut témoigner valablement dans l’unique Paris”, déclare Vilar. À cette fin, il faut être en mesure de “réunir dans les travées de la communion dramatique, le petit boutiquier et le haut magistrat, l’ouvrier et l’agent de change, le facteur des pauvres et le professeur agrégé”. C’est ainsi que s’élabore la légende d’Avignon et de son public. En s’évadant des théâtres clos, le théâtre du Festival s’impose comme une expérience exemplaire et symbolique de décentralisation culturelle, et ce bien avant que cela ne devienne un programme politique établi.
>Construit dans la longue durée, le public d’Avignon est entré dans le vingt-et-unième siècle, doté aujourd’hui d’une expertise sans précédent, qui fait de lui, ce public dont Vilar avait rêvé et avec lequel Archambault et Baudriller travaillent désormais : le public participant. Ce titre s’est imposé à nous pour décrire ce que raconte cet ouvrage qui fait le point, lui aussi, sur la plus longue enquête jamais menée sur un terrain unique en sociologie de la culture en France. En effet, là où la plupart des résultats et des travaux de sociologues rendent compte de prélèvements sur la vie sociale très circonscrits dans le temps, nous avons voulu sur le terrain du Festival d’Avignon saisir la rythmique festivalière pour mieux en comprendre le sens. Venir, revenir chaque année, venir un an sur deux, venir occassionnellement, ne pas y être revenu depuis dix ans, ne plus jamais revenir à Avignon. Là où certains voient des différences, nous percevons, nous, des régularités-clés pour appréhender la place qu’occupe la culture dans nos vies et dans la durée. Lorsque nous ne sommes pas allés au théâtre ou au cinéma depuis très longtemps, il arrive que l’on ressente un manque. On tolère ce manque un certain temps, puis on ne le tolère plus. Soit on abandonne alors définitivement la pratique qui nous était chère, soit – c’est le cas le plus courant - on se sent pousser à retourner à cette pratique qui, par qu’elle est nôtre, dit ce que sont nos aspirations culturelles et artistiques et qui décrit ce que signifie pour tout spectateur la nécessité de «participer» .
Cet ouvrage nous mène donc au cœur de la participation festivalière d’Avignon et nous dévoile la manière dont, plus largement, nous nous représentons nos pratiques culturelles. Il s’inscrit donc dans la suite logique d’un précédent ouvrage intitulé Avignon, le public réinventé publié en 2002 à la documentation française en prolongeant, non seulement une description, mais une compréhension de ce que sont et de ce que font les publics du Festival.
Les événements relatés ici se sont vraiment déroulés et les personnes décrites ont toutes existé même si quelquefois elles semblent avoir quelque(s) ressemblance(s) avec des personnages imaginaires qui, comme le cinéma, nous aident "à préserver notre foi dans nos désirs d’un monde éclairé, face aux compromis que nous passons avec la manière dont le monde existe..."