L'accessibilité à la culture, plutôt que la démocratisation! Tel est le combat de ce président d'université, qui prône la confiance et retrousse ses manches pour faire vivre la promesse du pacte républicain.
Il serait, dit-on, l'un des plus brillants à son poste. Un président bien de son temps, apprécié des étudiants, des professeurs et des chercheurs de l'université d'Avignon et des Pays de Vaucluse, qu'il dirige depuis 2007. Mais Emmanuel Ethis, 46 ans, est plus qu'un intellectuel souriant. Ingénieur de formation, sociologue par passion – il a beaucoup travaillé sur les spectateurs de théâtre et de cinéma –, ce défenseur du service public à la fois méthodique et fonceur a une idée fixe : la culture doit être partagée par tous! Le grand combat de cet amoureux des salles obscures : réhabiliter les pratiques culturelles chez les étudiants de 18 à 25 ans, période de toutes les découvertes où le cinéma, le théâtre, la littérature et l'art ont hélas tendance à être relégués au second rang – faute de temps et surtout d'argent. Comment remettre la culture en majesté à l'université ? Emmanuel Ethis a un plan.Comment s’organise le quotidien d’un Président d’Université ?
C’est une vie en équipes.
Les projets se portent au sein de cercles humains, l’ensemble des personnels
administratifs et techniques et
enseignants-chercheurs, mais aussi une équipe plus réduite, qu’on peut
qualifier d’équipe « politique » – dans mon cas, à Avignon, une
douzaine personnes. Nous avons la chance de travailler au sein d’un campus
appartenant à la catégorie des « moins de 10000 étudiants », donc à
taille humaine – il y 7 300 étudiants à l’Université d’Avignon. Cela permet de
voir les préoccupations au quotidien. Si quelque chose ne va pas sur le campus,
je peux vous dire que nous le sentons immédiatement… Il est important de
rappeler que les Présidents d’Université occupent des fonctions d’élu. On est
là de passage, portés par la volonté de nos communautés d’universitaires
(étudiants, biatoss et enseignants-chercheurs), ce qui implique une posture
modeste. Dans ce métier, on est « au service du service public ». Et
pas d’untel qui nous aurait nommé… A l’Université, j'ai eu la
chance de pouvoir occuper quasiment tous les postes : professeur des
universités– je donne toujours quelques heures de cours -, maître de
conférence, responsable de formation, responsable d'un département,
co-responsable d'un laboratoire. Je crois que ça me permet de bien comprendre
toutes ces fonctions, et d'être plus légitime dans notre parole en
responsabilités.
On a vraiment chez vous le sentiment d'une
vocation. Que vous étiez destiné à ce type de fonction.
C'est l'un des plus beaux mots de la langue
française : «vocation». Une idée très présente chez ce sociologue allemand
que j'affectionne, Max Weber, qui a beaucoup travaillé sur la sociologie des religions
(au début du vingtième siècle – ndr). Une vocation, ça veut dire qu'on peut
penser avoir quelques prédispositions pour exercer ce que l'on a à faire ;
et aussi qu'on s’imagine une destinée qui va vous conduire à un lieu où il sera
possible de transformer les choses. Et c’est vrai que j’ai eu très envie de transformer
les choses, oui. Après, il y a la chance, et surtout les rencontres... Je passe
mon temps à remplir des pages de remerciements en tête de mes livres. Dans les
films de cinéma, j'adore les génériques. Eh bien je crois que nous sommes nous des
génériques, bien plus que le réalisateur de notre propre film. Un de me
professeurs, Jean-Louis Fabiani, disait souvent : «Nous ne sommes que ce que
les autres ont envie que nous devenions». Je trouve cette phrase très
juste, j’y pense sans cesse.
Chaque mois, vous participez, à Paris, à la Conférence
des Présidents d’Université. En quoi consiste cette instance ?
La Conférence sert à
prendre le pouls des campus partout en France, mais il lui revient aussi de penser
l’avenir. C’est un cadre où chaque Président peut apporter des contributions,
des idées, partager des préoccupations. Nos assemblées durent deux jours. On
croise nos regards au sein de commissions – des moyens, de la recherche, de la
formation, de la vie étudiante, commission internationale… Tout ce travail est
ensuite discuté avec les équipes du Ministère de l’Enseignement Supérieur, avec
qui nous sommes en permanence en dialogue et négociation. Nous avons tous à
cœur d’améliorer ce système universitaire qui a vocation à évoluer en
permanence. On ne peut pas imaginer que l’Université d’aujourd’hui ressemble à
celle d’il y a trente ans, ni que celle de demain ressemble à celle
d’aujourd’hui.
Et c’est facile de porter des idées nouvelles, de
faire bouger les lignes, dans une instance de ce type ?
Moi le premier, en entrant
dans la conférence des Présidents, j’avais imaginé un lieu de pouvoir un peu vérouillé.
Eh bien je vous assure que c’est tout le contraire. Je n’y vois que des gens
qui sont dans une logique de service à une communauté qui croient tous
profondément en l’université et en ses exigences de démocratisation des
savoirs.
Concrètement, comment fait-on progresser, au sein
d’une Université, des idées neuves, des manières de travailler innovantes ?
Le centre névralgique, ce
sont les conseils centraux de nos instances : conseil académique et
conseil d’administration. Toutes les avancées, les réformes, qui ont au
préalable été discutées à Paris, sont discutées dans nos conseils, qui ont un
rôle de plus en plus important. Le
passage à l’autonomie des établissements à partir de 2007 a beaucoup changé la
donne : aujourd’hui, nos conseils
comptent, en plus des enseignants-chercheurs, des étudiants et des personnels
des Universités, des personnalités extérieures, des représentants des
collectivités territoriales, des chefs d’entreprise.
Comment avez-vous vécu ce passage
important à l’autonomie sur le campus d’Avignon, ?
Avant 2007, l'université
française, c'était une sorte de modèle unique, avec partout le même
enseignement, les mêmes diplômes, et une gestion centralisée à Paris pour les
gestions humaines, les budgets. Et on peut dire que la culture de l'évaluation
était aussi un peu moins développée qu'aujourd'hui. Par ailleurs, les
universités se questionnaient beaucoup moins sur leur rôle, leur statut dans un
donné... Avec mon équipe, jusqu’au passage effectif en 2010, nous avons essayé
de dessiner les contours d’une université qui nous ressemblerait. Notre idée,
c'était que l'université devienne le laboratoire de notre territoire en
matière de recherche et d'innovation. Le Vaucluse est un territoire pauvre,
avec une moyenne de diplôme la plus basse de France, et un tissu économique
modeste, beaucoup de PME et PMI, peu de grandes entreprises. Alors nous avons
pensé que nous avions un rôle à jouer là-dedans, et des outils de recherche à
bâtir. Parmi les autres changements concrets, il y a aussi eu le choix de faire
passer nos étudiants au mode du contrôle continu – une attente de nos étudiants,
pour moitié des élèves boursiers. Dès la mise en place du contrôle continu, le
taux de réussite a bondi de 17%. Voilà le genre de choses concrètes qu'a permis
l'autonomie.
Vous pensez que l’image de l’université française
s’améliore ?
Je crois surtout qu’on
parle trop peu de l’université, et avec trop peu de force. Pourtant, beaucoup
de nos facs sont excellentes. Je sens, et je déplore, que cette incapacité à
vanter nos outils d’enseignements se mêle à ce sentiment de plus en plus fort
qu’on ne peut pas vraiment changer le cours des choses. De plus en plus
s’installe l’idée que la vie des générations futures ne sera pas meilleure que
la nôtre. Alors qu’on devrait toujours tendre à ça, et s’en donner les moyens. Une
société ne peut pas vivre sans promesse. Moi, je crois au pacte républicain, et
je crois à cette promesse. Et en même temps, je ne suis dupe de rien, et en
colère quand je vois que ce pacte est mis à mal. A Avignon, sur le campus, j’ai
souvent l’occasion de croiser par exemple des étudiants issus de la diversité,
qui bossent autant qu’ils peuvent, ont d’excellents notes, qui se conforment
aux attendus de la République, « parlent bien », sont archi polis, et
qui pourtant, chaque samedi soir, se voient refuser l’entrée des discothèques…
Alors là, il fonctionne comment, le pacte républicain ? A sens
unique ? Et on les tient comment, nous, nos promesses, dans ce cas-là,
vis-à-vis de ces jeunes à qui on oppose des portes fermées ?
Vous-même, quel genre d’étudiant étiez-vous ?
Curieux de beaucoup de
choses, motivé, ouvert. J‘ai suivi deux cursus en DUT, un en génie civil,
l’autre en gestion, à Reims puis à Lille. Or je crois que lorsqu’on obtient des
diplômes, il faut vite les faire vivre, il faut aller se frotter au réel. A la
fin du DUT de Lille, on m’a proposé un stage dans une entreprise qui était au
bord du dépôt de bilan. A quelques-uns, on s’est remonté les manches et on a
sauvé l’entreprise, une boite de 25 personnes – une grande fierté.
A quel moment avez-vous ressenti que vous étiez attiré
par l’enseignement ?
Lorsque j’ai fait mon
service militaire – un passage qui, pour les hommes de ma génération, était
encore à l’époque une étrange parenthèse. Soudain, vous vous retrouviez à
partager votre quotidien avec « les appelés du contingents », tous
ces garçons d’une même classe d’âge, mais d’origine sociale et culturelles
tellement différentes, et alors vous vous rendiez compte à quel point les
chances ne sont pas les mêmes pour tous. Il m’a vite semblé crucial de pouvoir partager
des choses liées à la culture, la grande absente des conversations de cantine,
alors je suis allé convaincre notre colonel qu’on devait mettre en place des
ateliers autour du livre, de la lecture. Peu à nous, j’ai pu donner ou redonner
le goût des livres à un certain nombre de ces jeunes types – 25 en tout. Pour
pouvoir se parler vraiment, il faut avoir des éléments de culture commune… Ça
m’a beaucoup intéressé de comprendre pourquoi ces garçons-là avaient
« décroché ». Comprendre en quoi l’appareil éducatif n’avait pas
fonctionné. Souvent, la réponse était là-même : ces garçons avaient pour
point commun de venir de milieu modeste où on ne sort quasiment pas de chez
soi. Des familles où l’on ne parle pas beaucoup, où l’on s’occupe en faisant
des petits travaux manuels… Cette misère sociale et culturelle dont on parle
trop rarement, et je l’ai prise en pleine face.
Ce fut facile de donner à ces jeunes appelés le goût
des livres ?
On pourra dire ce qu’on
veut sur les méthodes de pédagogie… mais pour moi, la meilleure méthode qui
soit, c’est la gentillesse et la patience. Celles qu’on a tous vues dans les
yeux d’instituteurs et institutrices, quand nous étions enfants. Il n’y a pas
plus précieux. Cette générosité, cette patience, ce ne sont pas des valeurs
qu’on porte de manière forte ces temps-ci, et je le regrette. Pourtant, pour
moi, c’est la clé de tout… Je crois aussi au rôle des parents. Je suis issu d’un milieu modeste, mais où
l’on m’a toujours encouragé dans mes études. J’ai grandi dans l’Oise, à
Longueil-Annel, un petit village près de Compiègne. Ma mère était secrétaire
dans une mairie et mon père électricien-mécanicien dans une usine St Gobain. Même
s’ils n’avaient pas fait d’études, ils m’ont toujours poussé, soutenu… Ça peut
paraître banal, cette confiance, et pourtant, ça ne l’est jamais. Quand j’étais
à l’école primaire, il y avait une petite fille qui était toujours la première
de notre classe, Et puis, une année, après les vacances d’été, au lycée, nous
ne l’avons plus vue. Quand j’ai compris que ses parents à elle n’avaient pas su
croire en elle, malgré son talent, ça m’a bouleversé. Voilà un milieu social,
une petite ville de campagne, où l’on peut ainsi vous envoyer au travail ou
dans une formation professionnelle accélérée comme ça, dès vos 15 ans, sans
même prendre le temps d’y réfléchir. Parce qu’on se dit sans doute que l’école
n’apportera rien de mieux, ne changera pas la vie… J’y pense souvent, à cette
petite Corinne, avec qui je faisais le chemin jusqu’à l’école en vélo, et dont
j’enviais les bonnes notes. La manière dont notre système éducatif peut passer
à côté de toute une partie d’une génération, parce que le
« logiciel » éducation n’a pas été intégré – par l’enfant ou sa
famille - est quelque chose qui me glace le sang.
Quand la sociologie est-elle entrée dans votre
vie ?
Etudiant, j’avais travaillé
avec le Centre National Dramatique de Reims, et l’administrateur Gérard Lefèvre
m’avait encouragé à m’intéresser à la communication dans l’univers du théâtre –
et aux spectateurs. Après une première expérience pro dans le bâtiment, j’ai
donc décidé de reprendre un cursus en Avignon, et me suis lancé dans une
maîtrise de sciences des techniques de communication. Dans la ville du plus
grand festival de théâtre de France, c’était une très bonne idée… J’ai été un
totalement happé : après deux ans les mains de le béton, tout ce que
j’apprenais là, même les choses les plus théoriques, faisait totalement sens
pour moi. Par rapport à d’autres étudiants, je crois que j’avais l’avantage
d’avoir une tournure d’esprit déjà très pragmatique… A Avignon, j’ai rencontré
des professeurs incroyables. Emmanuel Pedler, sociologue, qui allait m’emmener
écouter les cours de Jean-Claude Passeron – des moments qui ont changé ma vie.
Et puis la lecture ! La lecture de Pierre Bourdieu, surtout, qui m’a
subjugué. Bourdieu, sociologue hors normes et plus encore, selon moi,
philosophe de premier plan.
L’un de vos combats, c’est la place de la culture dans
l’Université. Trop longtemps, elle en a semblé tragiquement absente…
Avec le vice-président Culture, Communication et vie de Campus à
Avignon, Damien Malinas, avec mes collègues sociologues, Raphael Roth ou Jean-Louis Fabiani, avec qui je travaille beaucoup sur ces questions, nous avons la certitude que les déterminants
culturels sont tout aussi importants et puissants que les déterminants sociaux. Or,
si on ne peut pas jouer sur les déterminants sociaux, on peut au contraire tout
faire pour améliorer l’environnement culturel d’un étudiant, d’un groupe
d’étudiants… Vous savez, à la fac, nous, adultes, voyons arriver plusieurs
types de profils de jeunes gens. Il y a ceux qui étaient déjà actifs
culturellement et vont le rester. Ceux qui n’étaient quasiment pas actifs. Et
ceux qui l’étaient un peu, mais qui risquent d’arrêter, parce qu’à ce moment de
leur vie étudiante, ils vont manquer de temps et d’argent. Nous, ce qu’on
essaye de mettre en place, ce sont les conditions d’une sorte d’idéal de vie
culturelle à cet âge donné. Vous avez entre 18 et 25 ans, c’est le moment où
pour vous, les pratiques et les représentations culturelles vont se transformer
de la manière la plus magistrale qui soit. Parce que vous êtes dans
l’affirmation de votre identité, que vous cheminez dans les livres, les films,
et que vous découvrez ceux qui vont changer votre vie. Votre « sentiment
d’exister » se met à prendre forme à travers ces œuvres. Mes collègues
Virginie Spies et Damien Malinas ont écrit un très bel article sur les affiches
de cinéma dans les chambres d’étudiants. Certes, c’est pratique et bon marché
pour décorer sa chambre, une affiche de film, mais c’est bien plus que
ça ! Une affiche a une « force d’imposition » évidente :
quand vous amenez votre petit copain ou petite copine chez vous, l’affiche sur
le mur est la première chose qu’ils vont voir. Et si l’affiche ne leur plait
pas…
Mais le grand frein pour les étudiants, c’est le
manque d’argent, non ?
Le budget moyen disponible
par étudiant, une fois qu’il a payé son logement, sa nourriture, ses livres,
ses photocopies, s’élève entre 5 et 7 euros. Pas par jour, par mois ! Il
faut avoir cette réalités sociale en tête, parce que sinon, on ne peut pas
comprendre le problème. Donc nos jeunes n’ont pas d’argent à consacrer aux films,
aux disques, aux romans. Ce n’est pas un truc à regarder avec déprime – je
déteste les discours sur la misère étudiante -, c’est un fait qu’il faut
prendre en compte. Comment ? En mettant en place les conditions de
l’accessibilité de nos étudiants aux lieux de spectacle, par exemple. Il ne
faut plus tant penser en terme de « démocratisation », mais oui, en
terme « d’accessibilité » ! Ça ne veut pas dire
« gratuité », qui est quelque chose qui me gêne, symboliquement, mais
accès facilité. A Avignon, on a mis en place un « patch culture »
depuis quatre ans. Proposé aux étudiants mais aussi à tous les personnels du
campus. Et ce n’est pas un « pass », mais un « patch » -
oui, comme la cigarette, parce que la culture doit créer une forme de
dépendance heureuse ! Avec ce « patch », on a accès, pour 5
euros, à tous les lieux culturels d’Avignon – y compris pendant le festival.
Voilà quelque chose que nous sommes allés négocier avec tous ces partenaires
que sont les théâtres, les salles de concerts, qui savent qu’ils doivent aller
à la conquête de ce public-là. Du coup, plus qu’ailleurs, nous avons des jeunes
qui vont à l’Opéra. 33 % de notre communauté étudiante utilise le patch de
manière soutenue, ce qui est un bon chiffre – en France, en moyenne, 10% des
étudiants ont des pratiques culturelles qui relèvent de leur université.
Nos étudiants doivent
pouvoir faire des découvertes ! Regardez le succès des festivals, partout
en France. Si les gens y vont autant, c’est parce qu’on y fait des
découvertes ! Les gens n’y vont pas pour voir les artistes et musiciens
confirmés – même si ça peut les amuser– mais d’abord, nous disent-ils, pour
« faire des découvertes » - je pense par exemple aux Transmusicales
de Rennes, ou au festival de cinéma Premier Plan à Angers.
Ça doit être un acte politique que de permettre au jeune adulte de 18-20
ans de faire des découvertes culturelles ! Mon rêve serait que
prochainement, des étudiants décident d’aller faire un cycle dans telle ou
telle ville en fonction non seulement de la qualité des cours dispensés, mais
aussi d’un environnement culturel favorable. Je pars étudier à Avignon parce
que c’est une ville de théâtre et de cinéma… Je pars étudier Rennes parce que
je sais que je vais pouvoir y voir d’excellents concerts de rock… Cela devrait
faire partie du « package ».
C’est le cas à l’étranger.
En Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, le choix d’une ville pour un étudiant est
souvent liée à sa « couleur culturelle »…
Il y a une raison historique à cela. Dans ces deux pays, les formations
artistiques et culturelles sont sur ces mêmes campus, alors qu’en France, sans
qu’on sache vraiment pourquoi, la tradition a voulu qu’on créé des écoles de
cinéma, de design, de théâtre, à l’écart des enseignements plus conventionnels.
C’est pareil avec les écoles des ingénieurs, et c’est extrêmement dommage. En
France, on a de cesse de séparer les genres. Alors que lorsqu’on s’adresse aux
18-25 ans, on devrait au contraire tout faire pour rassembler les genres, pour
que les disciplines se rencontrent, se côtoient. Chacun devrait pouvoir être
inspiré par ce que faut l’autre. Mais non, en France, on sépare, on cloisonne.
Que dire à un étudiant, une
étudiante, qui souhaite accéder plus facilement à la culture, mais ne sait pas
par où commencer ? Ou manque de temps, de moyens ?
Ils doivent absolument s’intéresser au travail remarquable de A+U+C, le
réseau national qui coiffe tout ce qui est fait en matière de culture sur les
campus. Entre le travail des services culturels des universités et ce
qu’entreprennent les associations étudiantes, il se passe énormément de choses.
De la même manière, trop peu de gens savent qu’il y a un excellent réseau de radios
universitaires sur nos campus, dont beaucoup fournissent des programmes à la
web-radio « France Culture Plus », initiée en accord ave France
Culture et Olivier Poivre d’Arvor qui s’est formidablement investi sur ce
projet. Vous voyez, les choses bougent. Allez savoir, il y a aura peut-être un
jour une fenêtre ouverte sur la vie universitaire dans les programmes de
FranceTélévisions…
Au niveau de l’accès au
cinéma, où en est ce projet de banque d’images accessible par les étudiants en
germe depuis un bon moment déjà ?
On va commencer à tester le système dans l’année. La « cinémathèque de
l’étudiant » espère être une plateforme numérique accessible par tous les
étudiants de France, avec accès à toutes les études qui concernent le cinéma,
tout ce qui peut permettre d’éditorialiser le cinéma – avant ou après une
sortie à la salle -, mais aussi une banque de films du patrimoine
cinématographique, notamment français. Le Centre National de Cinématographie
est donc partie prenante du projet, avec le Ministère de la Culture et celui de
l’Enseignement Supérieur. Le projet actuel mise sur le mise en ligne de films
de 451 films – en référence à Fahrenheit
451.
Les films seront en accès
libre et gratuit ?
Oui. Notre pari, c’est que les ayant-droits des films que nous souhaitons
inclure dans cette riche sélection comprennent l’intérêt qu’il y a à former les
publics de demain… Cette idée de transmission, de construction du goût pour les
publics à venir est au cœur de l’importante « convention cadre »
signée en juillet 2013 avec Aurélie Filippetti, Geneviève Fioraso et les
Présidents des Universités. En signant
cette convention, les deux ministres ont souhaité replacer les universités et
au cœur de la politique culturelle de l’état et ont tenu à réaffirmer que la
culture contribue à réduire les inégalités. Nous avions beaucoup travaillé à
ces questions dès le passage à l’autonomie de nos universités sous l’impulsion
déjà de Valérie Pécresse qui était très consciente, elle aussi, de la
problématique Culture-Universités.
L’avènement du numérique révolutionne-t-il vraiment
notre rapport à la culture ?
Je ne crois pas. Le
numérique facilite la construction de l’identité culturelle d’un individu. Bien
plus rapidement qu’avant, il est possible de se définir, soi-même, par rapport
à un choix de films, de chansons, de photographies, qu’on va piocher un peu
partout et qu’on va pouvoir transporter, emmener avec soi. Cette notion de
« panthéon personnel » existe plus que jamais, et je ne vois pas bien
ce qui pourrait la menacer. Vous pouvez, comme une minorité aujourd’hui de
consommateurs de musique, avoir accès à des bandes de sons gigantesques comme
Deezer ou Spotify, mais vous aurez quand même toujours vos dix ou cinquante
albums préférés de tous les temps. Et à ceux-là, vous y resterez toujours
fidèles, car ils vous définissent... Ce panthéon est structurant de la nature
de l’homme ou de la femme culturel(le). En même temps, les travaux les plus
récents en sociologie de la culture nous montrent très bien comment les publics
ont des pratiques variées, et peuvent en permanence passer de la lecture de
Proust à The Voice sur TF1, en étant parfaitement conscients que Proust et The
Voice n’ont pas la même valeur. Mais les deux procurent du plaisir ;
lorsque je regarde The Voice, je peux vous assurer que j’y trouve un réel
plaisir. Le protocole de cette émission, l’implication très physique des
membres du jury, quand ils « beepent » et se retournent vers le
candidat, sont extrêmement efficaces et jouissives. La diversité culturelle,
c’est l’apprentissage des plaisirs variés, des jouissances multiples. Il y a
bien longtemps qu’on n’imagine plus qu’il puisse y avoir « le bien »
et « le mal » en matière de culture. On est dans la culture,
justement – pas dans la religion.
Le public est-il vraiment « plus acteur»
qu’avant ? Plus impliqué, plus en demande d’un rôle moteur ?
Pas de manière
révolutionnaire, non. Si l’on voit effectivement des modes d’implication
nouveaux, comme le financement participatif et donc la participation par des
anonymes au montage d’un film, d’un spectacle, ces phénomènes restent très
minoritaires… Le partage et les blogs de critiques ne concernent en réalité que
les « super super passionnés », mais pour le public au sens large,
rien ne remplace la sensation bien réelle, tangible, de la salle de cinéma ou
de concert. Internet facilite la découverte, mais la vie culturelle se passe
d’abord dans les lieux réels, pas virtuels… Non, pour moi, s’il y a un fait
saillant depuis quelques temps, c’est cette impression que notre époque de
crise économique renforce encore plus ce besoin de partager à beaucoup des
moments de culture commune. On le voit avec le succès d’un festival comme les
Vieilles charrues en Bretagne, mais aussi dans des festivals de littérature et
de poésie. On sent une vraie et profonde envie de « super
collectif », de grands événements qui rassemblent.
L’hyper-individualisation des choix de musiques, de films – avec cette culture
à la carte qu’on peut se construire et emmener partout – n’est en fait pas du
tout contradictoire avec cette envie de partage avec le plus grand nombre, à
d’autres moments de sa vie. Le succès des festivals est la manifestation la
plus éclatante de ce besoin, cette envie, d’expériences collectives. Voir,
écouter, vibrer ensemble. Voilà quelque chose que l’avènement d’une culture
numérique ne dément pas, bien au contraire.
Vous pensez que le cinéma va demeurer l’art populaire
le plus partagé ?
Incontestablement, oui.
Notamment parce que l’expérience de cinéma sur grand écran donne à voir, comme
le disait l’histoire Marc Bloch quelque chose qui relève de la chair humaine.
La grande image, cette proximité avec la représentation en grand volume de
quelque chose d’intime, ça nous bouleverse toujours.
Vous qui êtes fan de séries télé anglaises et
américaines, vous devez regretter qu’il soit impossible de les découvrir
directement sur grand écran, dans la salle de cinéma, au milieu d’inconnus ?
Oui, d’une certaine façon
c’est très dommage. La sérié télé est aujourd’hui un des plus grands
identifiants culturels des individus. C’est « moi et ma série »,
« moi et mes séries » ! Ma série, je peux en parler pendant des
heures ! Ah oui, et celle-là, tu la connais ? Non, mais on m’en a
parlé, je vais la chercher dès ce soir… Alors sûr, cette passion pour les
séries se nourrit plutôt sur petit écran, et sur Internet. Mais vous avez
raison : cette qualité de narration sur grand écran, ce serait génial à vivre.
Après Downton Abbey, Boston Justice,
Broadchurch et The Middle, je
viens de dévorer la troisième saison Sherlock, série produite par la BBC,
sublime de raffinement et de modernité.
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