08 janvier 2007

C'EST DANS LA POCHE ! Zapping forcé et morale kantienne




Pour Claude Lévi-Strauss, Josh Harnett et tous les princes des villes...

Vendredi 5 Janvier 2007. Canal + vient de diffuser son annuelle et traditionnelle "Année du zapping". Un petit concentré de tout ce qui a pesé dans le PAF durant 2006. Images fortes, images symboliques. Une sélection de micros séquences dont l’addition conduit à une émission d'une durée totale d’environ 3h30. On nous fait croire que tout y est, en vrac, que tout cela fait sens, que se tient là, dans cette année en modèle réduit, un véritable discours sur notre société prise sur le vif. Le projet est ainsi conçu et cette forme télévisuelle s’impose comme fascinante. On reste collé à l’écran subjugué de constater que chaque nouvelle micro-séquence écrase la précédente. Paradoxe de l’"Année du zapping" : elle procure une série de sensations télévisuelles qui donnent le tournis mais n’invitent surtout pas à zapper ; conséquence immédiate sur les spectateurs qui ressortent de l’expérience : ils sont rassasiés de ce trop-plein d’images et demeurent souvent silencieux. Impossible de causer d’un tel fatras télévisuel sauf à dire des banalités du type : "le monde ne s’arrange pas", "je pensais que c’était plus vieux que cela", "quel médiocre ce Sarko", "Hollande est bien meilleur orateur que sa femme", "le nombre de conneries qu’on bouffe à l’année en regardant la télé", "sexe, violence et rock n' roll : c’est toujours du pareil au même"…

Pour peu qu’on zappe de sa télévision pour rejoindre quelques lectures philosophiques dans lesquelles on aspire à trouver quelques consolations pour la pensée, que l'on tombe malencontreusement sur un Machiavel qui vous explique que : « plusieurs se sont imaginés des Républiques et des Principautés qui ne furent jamais vues ni connues pour vraies. Mais il y a si loin de la sorte qu’on vit à celle selon laquelle on devrait vivre, que celui qui laissera ce qui se fait pour cela qui se devrait faire, il apprend plutôt à se perdre qu’à se conserver ; car qui veut faire entièrement profession d’homme de bien, il ne peut éviter sa perte parmi tant d’autres qui ne sont pas bons. Aussi est-il nécessaire au Prince qui veut se conserver, qu’il apprenne à pouvoir n’être pas bon, et d’en user ou n’user pas selon la nécessité. » L'on sera convaincu là encore, et surtout en phase post-zapping, que c'est effectivement toujours du pareil au même…

Sans doute, la meilleure solution est-elle d'attendre un peu afin de laisser dé(k)anter notre "Année du zapping sauce Machiavel". C'est alors que le tri se fait entre toutes ces images et qu'apparaissent les plus persistantes d'entre elles. Parmi ces dernières, une, plus forte que toutes les autres, émerge pour se prêter aux plus belles perspectives philosophico-scénaristiques : celle de deux petites ouvrières chinoises travaillant dans une fabrique de pantalons et de blousons en jean destinés à l’occident ; l’une dit à l’autre qu’elle a souvent penser à exprimer sa triste condition sur une lettre, une lettre qu'elle glisserait au hasard dans la poche intérieure d’un des blousons qu’elle confectionne. Elle imagine ensuite celui ou celle qui, en France, en Angleterre ou ailleurs, découvrirait ce mot en achetant son jean… Un espoir possible pour prendre un nouveau départ grâce à celui ou celle qui vous aurait compris, qui sait... Sa camarade de travail l’en dissuade : « tu ne peux pas faire cela, ils te retrouveront et tu seras virée »… « Tu crois ? Non, ils ne me retrouveront pas »…

Kant a écrit que « la vraie politique ne saurait faire un pas, sans avoir auparavant rendu hommage à la morale ; unie à celle-ci, elle n’est plus un art difficile ni compliqué ; la morale tranche le nœud que la politique est incapable de délier, tant qu’elles se combattent. Il faut respecter saintement les droits de l’homme, dussent les souverains y faire les plus grands sacrifices. On ne peut pas se partager ici entre le droit et l’utilité ; la politique doit plier le genou devant la morale ; mais aussi parviendra-t-elle insensiblement par cette voie à briller d’une gloire immortelle. »

Contre Machiavel et ceux qui annihilent nos espérances en un monde où la morale reprendrait pied, il est certain que les rappels à l'ordre de Kant constituent bien une consolation propre à remettre en place ces idées qu'on appelle "politiques". La question demeure néanmoins de savoir comment de tels énoncés sont en mesure de façonner nos valeurs pour que l'on admette que la lecture d’une lettre écrite en chinois, découverte dans la poche intérieure d’un blouson en jean puisse transformer radicalement et définitivement notre manière d'envisager la condition humaine alors même qu’on espère juste renouveler sa garde-robe dans l’étroitesse d’une cabine d’essayage des Galeries Lafayette…