23 janvier 2007

BON GENRE, MAUVAIS GENRE : de quoi nous avons l'air vus de l'extérieur ?...

Pour Matt Damon et tous ceux qui ont compris combien ces grands "sourires à l'américaine" nous rappellent surtout à cette "légère couche de paranoïa qui a inventé la civilité, la convention, l'art, la littérature et le geste inutile"...


Dans le talentueux Monsieur Ripley, un récent remake du film Plein Soleil de René Clément, le réalisateur Anthony Minghella reprend fidèlement la trame du récit écrit par Patricia Highsmith et raconte comment, dans l’Italie des années 50, un jeune homme, Tom Ripley, va assassiner un bellâtre indolent et riche pour s’approprier non seulement son identité, mais aussi sa personnalité. Le talent de Ripley, interprété par Matt Damon, compulsif, dépasse de loin, la plus belle des capacités à l’imitation. Car être l’autre ne nécessite pas simplement d’imiter ses gestes, son physique, sa voix ou son allure ; se substituer à quelqu’un oblige aussi à se réinventer sa mémoire, son enfance, ses amours d’adolescence, s’installer dans ses goûts et ses dégoûts, se recréer ses souvenirs.

On croît l’opération improbable sous le regard social de l’entourage, et pourtant, on repère comment Ripley, de manière très crédible, va remplir les lacunes de sa connaissance de l’autre par des projections plausibles. Inférences logiques et conscientes où l’on admet que notre interprétation d’autrui se fonde sur un très petit nombre d’hypothèses à propos de la nature humaine, une interprétation qui nous conduit à nous fier, malgré nous, aux premières impressions. Il n’existe pas, en réalité, de « premières impressions ». Nous allons à la rencontre de l’autre avec une mémoire génératrice de catégories qui dépendent à la fois d’un contexte de situation et de l’activation de nos expériences passées qui constituent à eux seuls de véritables rails interprétatifs. Parmi ces catégories, il en est une à la fois descriptive et prescriptive qui intéresse directement la poïétique du questionnaire en matière de culture lorsqu’elle fabrique ses interrogations sur le jugement de valeurs : le genre.

Tom Ripley est un jeune homme d’extraction populaire à l’enfance malheureuse, ce qui a fait de lui un type plutôt timide et réservé, de prime abord poli, pour ne pas dire obséquieux. Et, c’est en s’appuyant sur les acquis conscients de cette enfance malheureuse et cette extraction populaire, qu’il interprète le genre de Philippe Greenleaf, sa future victime qu’il ne connaît absolument pas, gosse de riche capricieux traînant avec les jeunes gens au genre douteux dans les boîtes de Naples. Le genre intervient ici pour faire symboliser Ripley dans une « régime de vérité », sorte de bocal mental depuis lequel il déduit tout autant qu’il induit comment il lui est possible d’habiter le personnage de Greenleaf. Le genre se découvre toujours comme la partie visible de l’iceberg. Il est amusant de noter au passage comment nous avons formé des locutions « pratiques » pour parler de l’autre en employant le mot « genre », et ce, comme s’il y avait une entente préalable sur ce que l’on met derrière ce mot « genre », qui, à sa manière, s’impose, lui aussi, comme un « mot-ascenseur » : « avoir mauvais (ou bon) genre », « c’est une fille dans son genre », « se donner un genre », « ce n’est pas ton genre » ; dans ces formes expressives, l’emploi de ce mot renvoie à un usage déterminant et discriminant sur le plan socioculturel, qui subordonne les valeurs individuelles à l’interprétation que l’on donne des normes esthétiques dominantes.

Le genre s’énonce comme une médiation entre signifiant et signifié dans notre interprétation du monde : si, au premier abord, dans le cadre professionnel, j’observe chez un individu que je ne connais pas, des retards successifs, des oublis dus à une inattention amateuriste, une façon apathique de traiter son environnement, je vais assez rapidement lui étiqueter le genre « dilettante » ; ce raccourci utile deviendra à son tour le régime dangereux sous lequel je vais interpréter à son corps défendant tous les actes de mon dilettante, même les plus investis. Le genre joue un rôle primordial dans ce que l’on pourrait appeler un jugement en incertitude, productions induites et déduites depuis lesquelles on apprécie un individu ou un objet sur des qualités d’apparence. Le jugement en incertitude effectué grâce au genre nous fait nous replier sur une surface lisse d’où l’on pourvoit à nos ignorances ; il vient réguler toute une série de conduites humaines, des plus « fines » aux plus stupides, comme celles qui amènent un chef d’entreprise à ne pas engager quelqu’un parce qu’il a divorcé trois fois ce qui le rendrait, de fait, moins fiable.

Pour reprendre la thèse développée par I. Meyerson , on pourrait ainsi dire que le genre médiatise les fonctions inachevées d’une personne, d’un objet ou d’une œuvre : selon ce dernier, chaque œuvre, chaque objet, chaque personne potentialisent dans leur perception une série de prolongements, de virtualités à exploiter, de découvertes à faire qui en définissent les fonctions. Chaque fonction possède une valeur exemplaire, est partielle et un peu partiale ; « d'où oscillation ultérieure des fonctions qui auront été engagées dans ces œuvres, ces objets ou ces personnes ». Dans l’approche « générique », « les sentiments, la personne, la volonté se font et s'orientent par les œuvres, les institutions, et les actes ».