Emmanuel ETHIS : Nous sommes très émus en ce 9 juillet 2005 de recevoir dans le grand Amphithéâtre de notre Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse l’un des plus grands serviteurs de l’Art du Comédien: Monsieur Max Von Sydow. Il y a deux ans, en 2003, lorsque le Festival d’Avignon fut annulé, une porte merveilleuse dans notre cité avignonnaise était cependant demeurée ouverte : celle de la Maison Jean Vilar qui inaugurait cette année-là une exposition au titre sujet aux interprétations et aux promesses multiples : «Avignon, un rêve que nous faisons tous». S’il est vrai qu’Avignon est un rêve que nous faisons tous, nous savons aussi, nous qui vivons le Festival au plus près de la communauté des spectateurs, que nous ne faisons pas tous le même rêve d’Avignon. C’est, au reste, ce qui définit l’identité même de ce festival, la rencontre de nos désirs conjugués de vivre, plus intensément qu’ailleurs, la condition de spectateur et de public. La mise en place de ces leçons magistrales dans notre université participe pleinement à cette volonté de désir et de rencontres qu’Avignon a su éveiller chez ceux qui reviennent chaque année au festival. Mais nous avons voulu qu’ici ces leçons puissent répondre à une attente du public qui s’est fait de plus en plus pressant chaque année : celle de la transmission, la transmission d’une passion pour l’art de la scène qui lie entre-elles à Avignon, plus qu’avant, les différentes générations d’artistes et les différentes générations de spectateurs. Je sais que le Festival a longtemps rêvé qu’Ingmar Bergman vienne à Avignon. Mais ce rêve ne s’est jamais concrétisé. Cela redouble d’autant la joie qui est la nôtre aujourd’hui de recevoir son plus grand et plus bel interprète, Max von Sydow. Tous ceux qui ont croisé son chemin connaissent à la fois son immense professionnalisme et son humanité empreinte de modestie, qui, à eux seuls, justifient que nous écoutions la leçon que nous allons suivre aujourd’hui. Dans un des mémentos qu’il a écrits en 1954, Jean Vilar parle de Gérard Philippe jouant Ruy Blas. Il le décrit comme son interprète, indiquant plus que jouant, qui était beau. De cette beauté qui accorde au visage — je le cite — à la taille et aux gestes d’un comédien doué, une interprétation débarrassée des appoggiatures trop personnelles et qui, confiant et fidèle, se laisse guider par les vertus, par l’humanité et par les bonheurs d’un texte inspiré. Je pense que ce dont il est question dans les mots de Vilar correspond à la plus simple et à la plus merveilleuse manière d’accueillir la parole de Max von Sydow à cette tribune : Monsieur von Sydow, nous nous réjouissons maintenant de vous écouter.
Max VON SYDOW : C’est avec une immense émotion que je suis aujourd’hui devant vous, ici en Avignon, ville légendaire du théâtre. À mon grand regret, je n’ai jamais eu le privilège de voir Jean Vilar au travail ni d’assister à une de ses créations. Mon respect et mon admiration pour tout ce qu’il a fait, pour ce que le théâtre français contemporain fait et pour tout ce que le festival d’Avignon offre ici chaque été, tout cela est profondément ancré dans mon cœur. Me trouver ici dans le cadre de l’Université d’Avignon et des Pays du Vaucluse, ajoute encore à mon émotion, car je suis pratiquement né dans une université. Mon père était professeur de l’Université de Lund en Suède. Son sujet était le folklore scandinave et Irlandais. Pendant mon enfance il m’a raconté toutes les légendes, les contes de fées, les grandes aventures du monde. Et je remercie l’Université et tout particulièrement le sociologue de la culture Emmanuel Ethis qui m’a incité à donner cette leçon de comédien dans ces murs, à l’ouverture de cette édition du Festival d’Avignon. Je vis depuis plusieurs années en France, et j’ai eu l’honneur de pouvoir prendre la nationalité française. J’en suis très fier, comme je suis fier d’être européen. Malheureusement, ce n’est pas pour autant que je maîtrise mieux la langue française. J’espère que vous serez indulgent avec moi. Mais je tenais à faire cette leçon en Français.
Alors… JOUER LA COMÉDIE, QU’EST CE QUE C’EST ?
En fait pour vous donner une réelle « master class » sur le jeu de comédien, j’aurais besoin d’une scène, de comédiens et d’un texte. Et aussi de quelque temps pour la préparation ! Comme rien de cela n’est disponible aujourd’hui, je vais faire quelque chose d’autre. Je vais essayer de vous donner mon point de vue sur ma profession-la vue d’un comédien ou d’un acteur sur sa profession ou peut-être devrais-je dire sur sa vocation ? Car être comédien, ce n’est pas vraiment une profession, plutôt une vocation, une manière de vivre, — peut-être de survivre. C’est l’ultime fuite de la réalité, mais aussi un genre de thérapie mentale, une bouée de sauvetage. C’est un voyage d’exploration, un voyage à la recherche d’une identité — à la recherche de la vie et de la grande inspiration. Chaque comédien a son idée. Je vais essayer de vous donner la mienne. J’ai bien peur de devoir mettre en garde l’audience féminine, car mon point de vue peut leur paraître strictement masculin… Et pour cause !
Bien, je suis un comédien. Je suis aussi un acteur. Mon éducation professionnelle a eu lieu principalement au théâtre en Suède. Pour moi, il n’y a pas de grande différence entre jouer au théâtre et jouer dans un film. seulement quelques détails. Au théâtre, par exemple vous devez vous projeter jusqu’au public du dernier balcon, dans un film vous avez la possibilité d’avoir des gros plans Au théâtre la communication avec votre public est directe. Vous pouvez « travailler » votre public ; il peut vous stimuler, vous inspirer, mais aussi vous déranger. Dans un film vous devez tenir compte des machines, - caméra et micro etc. et surtout vous n’avez pas de retour immédiat. Et quoique vous fassiez face à la caméra, cela sera monté, peut-être changé, voir même totalement supprimé. Si une prise n’est pas satisfaisante vous pouvez toujours la refaire et essayer d’améliorer votre performance. Au théâtre vous avez seulement une chance lors de la représentation pour montrer votre interprétation. Vos films peuvent vous survivre. Mais votre travail au théâtre n’existe plus dès que le rideau tombe. C’est une expérience du moment présent, de l’éphémère. Jouer dans un film est certes très excitant, mais moi, je préfère le théâtre. La plupart des professions artistiques sont facilement définissable. La peinture, la sculpture… L’art de la musique, de la danse, l’art d’écrire des poèmes, des histoires, des drames. L’art de diriger une pièce de théâtre, de faire un film etc… Mais l ’art du comédien ? Qu’est-ce que c’est ?... Est-ce que jouer un rôle est vraiment un art ? N’est-ce pas simplement une façon d’interpréter un caractère donné ? Très peu d’acteurs écrivent leurs propres rôles. Etre Molière ou Shakespeare n’est pas donné à tout le monde. La plupart d’entre nous interprète ce que d’autres ont écrit. Un comédien sans rôle n’est rien d’autre qu’un instrument de musique silencieux. Comme un violon posé sur une table. Bien sûr… un Stradivarius est très beau, mais là sur la table, il ne chante pas. Le comédien existe en tant que comédien juste quand il joue. Il y a une chose qui fait que le jeu du comédien est différent de toutes les autres formes d’art. C’est qu’en fait nous sommes, nous, notre propre instrument. C’est notre propre corps et notre propre voix. Et le résultat, le produit fini est ce que nous décidons de faire avec notre corps et notre voix dans le cadre de la pièce. Et le comédien ne peut pas — comme le peintre, le compositeur, l’écrivain — présenter son interprétation comme quelque chose séparé de lui-même. Le public ne pourra jamais connaître la lisière entre moi et le rôle que j’interprète. Les critiques ne pourront jamais définir si ce que je montre est ma propre création ou si j’ai été très influencé par le metteur en scène. Si le travail du comédien est un art cela en fait un art très personnel. Parce que nous sommes tout le temps intimement impliqué, corps et âme. Il y a un petit problème quand on parle de jouer la comédie. Il n’y a pas de terminologie propre. Il n’y a pas de vocabulaire spécial pour décrire correctement le travail d’un comédien de telle façon que chacun puisse comprendre de quoi il s’agit. Aucun mots pour analyser le résultat final. Et c’est pour cela que les comédiens sont rarement contents de la façon dont les critiques parlent d’eux, que ce soit négatif ou positif. Et comme vous êtes vous-même totalement impliqué dans ce que vous faites, c’est toujours très difficile de lire les critiques particulièrement lorsqu’il s’agit de critique de théâtre. Car envers et contre tout, chaque soir vous devez recommencer à jouer, tout en étant conscient du point de vue de Monsieur X, Y et Z. C’est pour cela que beaucoup de comédiens refusent de lire les critiques tant que la pièce n’est pas terminée. Je suis l’un de ceux-ci. Avec un film, c’est autre chose : le film est toujours fini depuis des mois, voir une année, voir même plus. Alors les critiques…
Et à propos du « comédien intellectuel » ? Quand j’ai débuté, j’étais un jeune homme plein de rêves romantiques sur ce que je voulais faire et comment je voulais le faire.. J’étais très impressionné par le groupe de comédiens distingués qui à cette époque jouait à Dramaten à Stockholm, l’équivalent de la Comédie Française. Je passais toujours mon temps libre dans l’obscurité, tout là-haut au troisième balcon, à les regarder répéter et ainsi je pouvais suivre l’évolution de leurs interprétations. Il y avait un comédien que j’admirai plus que les autres. Il s’appelait Lars Hanson. Il avait interprété tous les grands rôles du répertoire. Il avait une présence sur la scène absolument extraordinaire qui vous captivait quoiqu’il fasse ou dise…. Même quand il ne faisait rien. Les jeunes acteurs qui avaient déjà eu le privilège de travailler avec lui, me parlait de sa façon de se préparer pour un rôle, comment il lisait et recherchait tout ce qui avait trait à l’écrivain, au sujet de la pièce, à ses racines historiques, etc.. On disait que Monsieur Hanson se contrôlait totalement sur scène, qu’il ne laissait aucune place à l’inspiration du moment et je croyais tout cela mot à mot. Et je décidai de devenir juste comme lui : « un comédien intellectuel ». Dans mes premiers rôles je l’ai probablement imité scandaleusement. Mais je n’étais pas le seul. Lars Hanson a influencé toute une génération de comédiens Suédois. J’admire toujours profondément ce que Monsieur Hanson a fait fin des années 40 et début 50. Et je suis très reconnaissant de ce qu’il m’a inspiré. Mais au fil des années, j’ai changé d’avis. Je ne crois pas du tout qu’il était 100 % un comédien intellectuel. Je sais aussi que moi, je ne le suis pas. Et je doute vraiment qu’un bon comédien puisse l’être. Bien sûr, nous avons tous l’ambition artistique de suivre une certaine voie. Nous analysons, nous spéculons, nous planifions, nous essayons diverses solutions. Tout à fait rationnellement, tout a fait « intellectuellement ». Mais c’est impossible d’étouffer complètement nos émotions personnelles, — notre intelligence émotionnelle, impossible de contrôler notre subconscient ou même d’apprécier ce que le rôle que nous jouons aura comme répercussion émotionnelle sur nous. Nous pouvons très bien avoir enfoui au fond de nous de vieux traumatismes, oubliés depuis longtemps, ou même les échos de triomphes anciens, et d’un seul coup, tout cela peut remonter à la surface et affecter notre façon de réagir et de penser. Même si j’ai une idée précise de ce que je veux faire avec mon rôle, je ne peux jamais savoir ce que le rôle et l’histoire dont il fait partie vont éveiller dans mon subconscient. Peut-être ils vont m’inspirer énormément ou au contraire me déranger profondément Que je le veuille ou non, cela peut bloquer tous mes moyens d’expression. Dans une pièce de théâtre, ou dans un film, nous avons un temps limité pour faire ce que nous sommes supposés de faire. Nous sommes une partie d’une histoire où le temps a été compressé. Nous ne travaillons pas en temps réel, mais en temps compressé. Notre ambition est de faire que cette partie de temps compressé soit aussi parfaite que possible. Nous voulons créer « le moment parfait ». Parfait… pour être capable d’émouvoir, suggérer, amuser, provoquer etc… Et pour réussir nous devons être parfaitement préparé mentalement et physiquement et bien savoir ce que nous voulons faire de ce moment. Cela serait un risque beaucoup trop grand de tout laisser à la merci d’une éventuelle inspiration. Si je veux créer le « moment parfait, », bien sûr, je dois naturellement connaître complètement toutes les techniques du théâtre bien connaître les bases. Tout un tas de trucs plutôt ennuyeux, mais néanmoins très importants. Toutes ces choses que les écoles de théâtre essayent de nous enseigner. Par exemple, la façon de respirer correctement quand vous avez beaucoup de choses à dire. Ne forcez pas sur vos cordes vocales et sur les muscles de votre gorge. Respirer avec votre abdomen, et non avec votre poitrine. Comment articuler… Comment parler distinctement de façon à ce que tout le public puisse entendre ce que vous dites. Il se trouve que je suis né au Sud : Sud de la Suède, et dans cette région les gens parlent avec un accent qui pour le reste des Suédois peut être un peu ridicule. Et, pour pouvoir entrer au conservatoire, j’ai dû perdre totalement cet accent, et apprendre disons « le Suédois Royal ». Naturellement savoir parler un patois, un dialecte, c’est très bien, mais sur scène il est aussi indispensable d’être capable de parler correctement sa langue maternelle. Mais, revenons à la technique. Autres exemples : apprendre comment se déplacer sur scène, bouger, dans des pièces historiques pour lesquelles probablement vous portez un costume d’époque. Comment saluer avec un tricorne, comment porter une toge, comment se servir d’une canne, une épée, un parapluie, une boîte de tabac à priser, un mouchoir… etc. Et à propos de gestes : attention : un geste doit toujours précéder les mots. En d’autres termes, respecter l’ordre suivant : Idée — geste - mots. Et pas dans un autre sens. Vous tendez votre bras, vous indiquez la porte et vous dites : « foutez le camp » ! Et pas dans un autre ordre. Cela affaiblirait l’action et même serait un peu ridicule. Nous voyons souvent des hommes politiques à la télévision qui ne connaissent pas cette règle. Quand ils parlent spontanément, sans préparation, (si, si, cela est possible !), les gestes viennent à la bonne place. Mais quand l’orateur a son texte écrit sur un prompteur et qu’il s’est exercé avant de le lire face caméra, ses éventuels gestes tombent rarement au bon moment. Pensez-y la prochaine fois que vous les regarderez…
Je vais vous confier quelque chose : quand j’étais jeune, et que je travaillais au théâtre en Suède, voici ce que pouvait être mon jour de travail : 9h/10H30, répétition ou enregistrement d’une pièce pour la radio, où j’interprète Jederman. 11h/16H, répétition de la pièce qui sera jouée au théâtre dans un mois où là je suis le Général Saint Pé. 16H30/18H Je suis le Capitaine Grant pour un spectacle enfantin. Et finalement à 20H je suis Alceste. Vous comprenez, j’espère, qu’il est indispensable pour moi, de vraiment « sortir “de mes personnages les uns après les autres. Et de retour à la maison, je suis bien trop fatigué pour être autre que moi-même. Répéter une pièce où vous avez un rôle important est un engagement presque total. C’est un peu comme si on vous avez donné une énigme à résoudre et vous n’aurez pas de paix tant que vous n’aurez pas trouvé la réponse adéquate. Je ne peux pas vous dire que j’ai une méthode précise dont je me sers pour chaque pièce. Je pense que mon choix se détermine d’après le rôle que je suis amené à jouer et le style de la pièce. Mais il y a tout de même quelques règles de base que je suis à chaque fois. Par exemple : toujours commencer sur la voie vers une identification maximale, en appelant le rôle ‘Je’ au lieu de ‘Il’. Même si je ne serai jamais complètement le caractère. Il vaut mieux garder le sens subjectif dès le tout début. Je lis et relis la pièce encore et encore. Mon but est de connaître non pas seulement mon rôle, mais toute la pièce comme si je l’avais écrite moi-même. Et bien sûr connaître mes répliques par cœur est sous entendu..Et le plus tôt sera le mieux. Je n’ai pas à aimer le caractère de mon rôle, mais je dois le comprendre, comprendre ce qu’il veut faire de sa vie et pourquoi il a choisi ce chemin pour arriver à son but. Je dois comprendre ses sentiments vis à vis de son entourage, et pourquoi il réagit de la façon qu’il fait. Mon imagination et mon empathie pour lui vont m’aider à avancer. Je dois essayer de me rendre réceptif et sentimentalement disponible. Libre de tout préjudice et très tolérant. Naturellement je dois imaginer les racines psychologiques de mon rôle. Que lui est-il arrivé avant que notre histoire commence ? Par quoi a-t-il été influencé ? Quels sont ses rêves ? J e peux me baser sur la pièce et sur ma connaissance personnelle de la vie. Et pendant cette recherche psychologique, je peux trouver quelque chose de ma propre vie, quelque chose que j’ai en commun avec le rôle, un trait de caractère peut être ; ou quelque chose qui arrive dans la pièce, que j’ai vécu moi-même ou que quelqu’un proche de moi a vécu. Ces marques de reconnaissance personnelle peuvent être des points de départ intéressant. Ils me rassurent : le rôle et moi, sommes un peu ‘parent’.
J’essaie de m’en servir de marche pied. Grâce à eux, j’ ’essaye de comprendre le reste de la personnalité de mon rôle. C’est un peu comme si je tissais des liens de compréhension de plus en plus solides. Je parle de la préparation, bien sûr. Pendant le spectacle, je dois être libre de mon propre ego, et de mes souvenirs personnels. Parce qu’à ce stade final, je ne dois avoir aucune autre pensées que celle de mon rôle. Je dois décider — et cela est très important — ce que veut mon personnage à chaque apparition. Oubliez ce qu’il peut ressentir, oubliez ses émotions. Concentrez-vous juste sur ce qu’il veut. ‘Je veux’ doit être mon mantra de base. Quand tous les comédiens, qui sont ensemble dans une scène savent ce à quoi ils veulent parvenir, quand toutes ces volontés individuelles se heurtent, c’est à ce moment précis que naissent les émotions et qu’elles se développent. Et c’est à ce stade que le vrai drame est créé. Mais qu’en est – il de la manière de camper un personnage ? Soyez simple. Essayer de ne pas faire plus que ce qui est nécessaire. La simplicité est une vertu. Exemple : le dialogue, ou la situation montre que je suis malade, que j’ai la tuberculose ou bien que je suis ivre mort. Je n’ai pas à le montrer pendant toute la scène. N’oubliez pas qu’un homme ivre fait souvent tout ce qu’il peut pour apparaître sobre.
Et une règle d’or : n’imitez jamais ce que vous avez fait hier soir. Souvenez-vous juste ce que votre personnage veut à tel moment précis et foncez. Même si vous avez l’intention de suivre une méthode dans votre travail, vous devez rester flexible face aux autres comédiens. Votre façon de réagir à ce qui arrive sur scène dépend aussi beaucoup de comment vos collègues interprètent leurs rôles. Un accès de colère très violent de la part de votre partenaire appelle une réaction plus forte de votre côté. Et vice et versa. Et aussi — ce que le metteur en scène attend de vous. Il y a des metteurs en scène qui d’avance ont tout planifié dans le moindre détail. Il y en a d’autres qui vous laissent du temps, qui vous donnent beaucoup de liberté, et qui ne disent rien tant qu’ils n’ont pas vu ce que leur donne les comédiens et comment ils établissent les rapports entre eux.. Il y a quelques années, j’ai eu un rôle dans un film écrit et dirigé par Woody Allen : Hannah et ses sœurs. J’ai été très étonné de voir la façon dont il travaillait. Chaque scène était arrangée avec les doublures lumière, pas avec les acteurs. Ceux-ci n’étaient appelés sur le plateau, que lorsque l’équipe caméra et celle du son étaient parfaitement prêts. À ce moment les doublures lumière montraient aux acteurs leurs mouvements sur le plateau en fonction des mouvements de la caméra. Puis c’étaient aux acteurs d’essayer de cadrer avec le modèle proposé. Monsieur Allen ne nous demandait jamais notre point de vue. Nous devions simplement nous adapter. J’ai eu des difficultés les premiers jours. Mais j’ai bientôt réalisé que j’avais quand même beaucoup de liberté dans les limites imposées.
Max Von Sydow, Catherine Brelet et Damien Malinas Maison Jean Vilar - Avignon 2005 |
Alors, un bon comédien, qu’est ce que c’est ? Qu’est-ce qu’un bon comédien ? C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. J’ai vu des acteurs très doués et très cultivés, interpréter techniquement à la perfection un rôle, mais qui en fait étaient ennuyeux. J’ai aussi vu de jeunes débutants sans aucune base et faisant plein de choses de travers, mais profondément intéressant. Bien sûr, l’apparence d’un comédien n’est pas totalement sans importance. Il n’a pas à être de façon frappante beau mais il devra au moins être assez intéressant pour que le spectateur puisse s’identifier avec lui. Mais ce que je pense vraiment être le plus important est l’énergie, la vitalité. Un comédien qui ne respire pas l’énergie devient facilement ennuyeux. Même si il ne se sert pas de cette énergie tout le temps il devra montrer que derrière cette façade de contrôle il y a une réserve d’énergie qui a tout moment peut être libérée. Un bon comédien doit être capable de captiver son public à chaque instant. La tâche d’un comédien est de divertir, de faire rire ou pleurer les gens, de les faire s’évader de leurs soucis pour un moment, de leur donner quelques heures de suspense. Mais aussi peut être parfois de les faire réfléchir sur eux mêmes, donner à leurs idées, à leur vie, à leurs relations un nouvel éclairage. Jouer la comédie est vraiment une ‘activité’ profondément intéressante. Face à face avec mon public quand la communication est parfaite, quand il y a une réelle osmose ; cela crée des moments magiques, jouissants. Parfois j’ai l’impression d’être en apesanteur, comme si ensemble nous nous élevons dans les airs sur les ailes de l’imagination et d’une compréhension réciproque. Quel grand privilège de pouvoir travailler avec les énigmes et les caprices du genre humain, d’avoir pour compagnons personnels les grands caractères de la littérature et de l’histoire du monde, d’avoir un théâtre ou un studio de cinéma comme cour de récréation ou comme chaire et l’imagination comme outil le plus important. Mais je me demande encore : jouer la comédie est-ce un art ? Je ne sais toujours pas… Bien… peut-être… quelquefois… C’est à vous, public, de décider. Merci.
Cette leçon a été donnée dans le grand amphithéâtre de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse le 9 juillet 2005 par Max Von Sydow invité et présenté par Emmanuel ETHIS, Professeur des Universités et vice-président de l’Université. À l’issue de cette leçon, Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la Culture et de la Communication, lui a remis les insignes de Commandeur dans l’ordre des Arts et des Lettres.
Cette leçon a été donnée dans le grand amphithéâtre de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse le 9 juillet 2005 par Max Von Sydow invité et présenté par Emmanuel ETHIS, Professeur des Universités et vice-président de l’Université. À l’issue de cette leçon, Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la Culture et de la Communication, lui a remis les insignes de Commandeur dans l’ordre des Arts et des Lettres.