05 février 2019

ALFRED TATE EST-IL UN SAGE ? ou comment interpréter le message dont est porteur un personnage qui est tout le temps d’accord avec tout le monde...

"Les quatre choses dont le Maître était exempt : il était sans idée (privilégiée), sans nécessité (prédéterminée), sans position (arrêtée) et sans moi (particulier)" (Confucius, Entretiens, IX, 4.)

Faire des enquêtes sociologiques sur la réception des œuvres, quelles que soient ces œuvres, ménage toujours son lot de surprises. Mieux, ces enquêtes nous permettent lorsqu’on les mène l’esprit ouvert, c’est-à-dire en écoutant vraiment comment des publics réels vivent leur relation à telle ou telle œuvre, de mettre au jour des interprétations qui agrègent des regards plus minoritaires mais cependant très cohérents. Au reste, on peut s’amuser à revoir, relire, re-parcourir lesdites œuvres en tentant d’épouser ces regards minoritaires si tant est que nous ne partagions pas initialement ces regards. Et c’est un exercice passionnant que de redécouvrir des œuvres dont on croyait avoir épuisé les significations avec un œil nouveau éclairant par voie de conséquence d’autres expressions – c’est souvent le cas - de la nature humaine. Depuis que l’offre télévisuelle s’est élargie grâce aux chaînes du câble et du satellite, on est en mesure de recroiser régulièrement sur nos écrans Alfred Tate le patron de Jean-Pierre Stevens un « mortel au caractère » bien trempé qui a décidé de faire sa vie avec une sorcière, Samantha, héroïne de la série ma Sorcière bien-aimée. Alfred Tate dirige une boîte de pub McMann & Tate apparemment en vogue en charge de penser les campagnes publicitaires de produits tantôt purement américains censés améliorer le confort de tous, tantôt étrangers, mais qu’il s’agit d’américaniser pour les mettre au goût du grand public d’Amérique du Nord. Samantha la sorcière a donc, pour sa part, choisi d’épouser le créatif de l’agence – Jean-Pierre – un mortel qui lui demande de renoncer à ses pouvoirs et d’effectuer toutes les tâches ménagères avec ses propres moyens. Le message omniprésent et récurrent de la série, chaque spectateur le comprend très vite, est : entrez dans la société de consommation et la vie sera plus simple, plus facile ; même les sorcières peuvent renoncer à la magie car l’ingéniosité des inventeurs d’aujourd’hui est bien supérieure au coup de baguette magique de n’importe quel magicien. Tout monde s’efforce d’y croire, bien sûr, et le rôle de l’agence de pub d’Alfred Tate est central comme fabrique du « faire croire ».

Dans Ma Sorcière bien-aimée, on doit « faire croire » au produit, mais surtout en finir avec la magie dont on a de cesse de constater paradoxalement l’efficacité. Au premier abord, Alfred Tate est un candide terre-à-terre pétri de rationalité : même s’il voit qu’il se produit des choses étranges autour de lui, il ne doute jamais de rien. Alfred Tate, en tant que patron d’Agence de pub, est tout sauf créatif. Pire, on tente de nous le présenter comme lâche, pleutre, voire cynique et avant tout tourné vers la réussite de ses affaires et ce, au détriment de tous. Même s’il sait que les produits dont il est censé assurer la promotion ne sont pas meilleurs que les autres, il a conscience que la survie de sa boîte tient au fait que tout le monde continue à croire dur comme fer que la pub sert bel et bien à faire vendre en s’appuyant sur un nom, une marque, un logo et que ses créatifs, à l’image de Jean-Pierre Stevens, vont pouvoir révéler à tous la véritable valeur desdits produits. Alfred Tate apparaît comme un homme désabusé, toujours d’accord avec ses clients, prêt à tout pour leur faire plaisir, prêt à humilier Jean-Pierre Stevens pour être en phase avec leur désir. Apparemment, Alfred Tate ne croit pas à ses créatifs, qu’il n’a de cesse de vendre pourtant comme étant les meilleurs ! Les scénarios de Ma Sorcière bien-aimée se ressemblent tous car le dénouement a toujours lieu de la même manière : Jean-Pierre Stevens va vivre nombre d’affrontements et de péripéties dans sa vie privée avec toute la clique de sorciers qui compose la famille de Samantha et ce sont ses affrontements et ces péripéties, voire Samantha elle-même, qui vont lui inspirer la campagne de publicité sur laquelle il est supposé plancher. C’est, selon une récente enquête sur la réception des séries TV, ce que 95% des spectateurs avancent lorsqu’on leur demande de résumer Ma Sorcière bien-aimée. Les mêmes spectateurs considèrent Alfred Tate comme un personnage secondaire autant vil que crédule, en bref, le «mortel» dans tous ses travers.

Pourtant il existerait pour certains d’entre nous, un autre Alfred Tate. En effet, 3% de spectateurs de notre enquête décryptent Ma Sorcière bien-aimée avec d’autres lunettes. Loin d’être une interprétation aberrante, leur vision de la série nous permet, au demeurant, de la revoir avec leurs lunettes et donc de la redécouvrir sous un autre jour. Ces derniers pensent, en effet, qu’Alfred Tate joue un rôle central car il ne serait en réalité dupe de rien : sage entre tous, il ne croit pas plus en la société de consommation qu’en la pub et la communication, mais sait que le monde tourne fatalement ainsi, tout comme, il sait très bien parfaitement et depuis toujours que Jean-Pierre Stevens est bien marié à une sorcière. Cependant, Alfred Tate n’ignore pas qu’il n’y a rien à gagner à proclamer qu’il est au courant du secret de Jean-Pierre et Samantha et, selon nos 3% de spectateurs, faire croire qu’il ne se rend compte de rien relèverait d’un choix assumé, à la fois pour le respect de la vie privée de son collaborateur, mais aussi parce qu’il sait que pour bien communiquer, il est nécessaire d’être ouvert, ou en d’autres mots, d’être en mesure de tolérer toutes les manifestations de ce que les anthropologues nomment l’altérité. Oui, pour ces spectateurs-là, Alfred Tate est un relativiste culturel de première main, qui ne perd plus son temps à agir pour transformer le monde, mais qui l’accepte tel qu’il est. Pour lui, la communication et la publicité ne seraient, au reste, que des moyens de décorer le quotidien pour le rendre acceptable, et le seul défi qui vaudrait à ses yeux serait de mettre ses clients, ses publicistes et les consommateurs d’accord entre eux. Alfred Tate défendrait, de la sorte, une certaine idée de la paix et de la sérénité sociales et sa volonté d’être d’accord tout le temps avec tout le monde apparaîtrait dès lors, non comme une veulerie, mais comme une manière de s’effacer devant l’autre et de le respecter. Ceux qui ont lu le très beau livre de François Julien, Un sage est sans idée ou l'autre de la philosophie, dans lequel il montre combien la production des idéologies est, selon certains philosophes tels que Confucius, antithétique à l’accès à la sagesse, ceux-là seront sans doute d’accord avec les 3% de spectateurs de Ma Sorcière bien-aimée pour admettre, une bonne fois pour toutes, qu’Alfred Tate est bel et bien l’un de nos premiers sages postmodernes… Ceux qui n’en sont pas convaincu n’ont plus qu’à revoir l’intégrale de Ma Sorcière bien-aimée en attribuant à Tate ce caractère omniscient. L’expérience est édifiante : non seulement ça marche, mais de surcroît, il nous est très difficile ensuite de faire le cheminement dans l’autre sens, impossible de ré-adopter le point de vue majoritaire de la première vision de Ma sorcière bien-aimée. Rien de mystérieux donc dans la réception des objets culturels, juste un peu de magie recelée - il ne faut pas en douter - dans le « pouvoir » des œuvres.