"Les événements de notre vie nous ressemblent : cela double l'injustice"
« Tout ne tient qu’à l’interprétation des signes du monde, du moins ceux que l’on pense devoir interpréter. Je n’ai compris qu’hier jusqu’à quel point tout cela pouvait avoir son importance en découvrant dans le tiroir de la table de nuit de Simone, ma femme, ce gros carnet avec une étiquette – Mon carnet de rêves –, un journal intime lourd, rempli de mots et de photos qui débordent de tous les côtés, un journal dont je ne connaissais même pas l’existence… ». Le carnet de rêve que Jean a entre les mains, c’est comme un sésame qui le fait pénétrer avec fulgurance dans les actes, les désirs et les frustrations de Simone, dans une vie parallèle et secrètement distillée dans un quotidien troublé et insoupçonné. La première page de son journal date de 1938. Un petit ticket - Carte d’entrée au cinéma Le Champo, Paris - y est collé en haut à droite, et juste en dessous, griffonné à l’encre ocre le titre d’un film, Quai des Brumes, avec entre parenthèses un prénom (Nelly); ce prénom, c’est celui du personnage qu’y interprète Michèle Morgan. « T’as de beaux yeux, tu sais – j’me souviens dit Jean – cela nous faisait rire car Simone avait presque les mêmes yeux que Michèle Morgan et comme je m’appelais Jean,… , il n’en a pas fallu plus pour qu’on se marie un mois après la sortie du film, ça allait vite à cette époque-là.»
Les pages du journal de Simone se suivent et égrainent une sorte chapelet qui paraît mettre en parallèle les événements de la vie de Simone avec ceux de la vie de Michèle. Hasards et coexistences. Simone voit en Michèle une troublante jumelle qui semble vivre à sa place la vie de star qu’elle-même aurait très bien pu avoir. « Et tout concorde, insiste Jean, tout » Simone, comme Michèle, est née le dimanche 29 février 1920 à Paris. Sur la cinquième page du cahier, figure le thème astral de Simone, un horoscope forcement identique à celui de Michèle Morgan qui lui prédit un destin scellé dans la soie, les paillettes et les fils dorés. Un fil d’or justement, il y en a un, agrafé à la rubrique 1945-46, car l’horoscope de Simone n’a pas menti : elle a bien connu la soie et les paillettes, mais en devenant petite main chez Balmain, rue François 1er. Cette année-là les robes y sont richement brodées, et l’on raconte dans les ateliers que certaines iront habiller les stars françaises du premier Festival de Cannes. Michèle Morgan y emporte le grand Prix International de la meilleure interprétation féminine pour La Symphonie Pastorale… «Porte-t-elle une Balmain?»
Les pages du carnet deviennent méticuleusement encombrées. Des photos découpées dans Cinémonde, des articles de Lucien Durkheim, et des phrases de Simone, toujours ces phrases interrogeant « le petit grain de sable qui s’est mis dans les rouages de sa vie et qui a favorisé un destin plus qu’un autre ». Une part maudite, une injustice imaginée que Simone fréquente avec la bienveillance compréhensive que l’on accorde parfois à la fatalité, une bienveillance fondée sur un pacte apparemment inéluctable qui la lie à celle qui l’accompagne en gros plans sur les écrans : la tranquillité du temps qui passe et qui chaque année ajoute aux beaux yeux de l’une et de l’autre une petite ride plus ou moins marquée. Complicité trop fragile, car Michèle mène une vie de cinéma. Simone, elle, aurait certainement voulue la suivre, plus longtemps, mais justement, hier, elle ne s’est pas réveillée. Ultime coïncidence ? Entre les deux dernières pages du carnet, une photo de Michèle, fraîchement découpée, la seule à ne pas être collée : petite rupture avec le temps car on devine que Michèle a subi cette curieuse opération esthétique qu’on appelle lifting, et qui trahit - c’est du moins ce dont Jean restera persuader - ceux qui projètent en vous, plus que de la dévotion, de l’amour. En exergue à la fin du carnet de Simone figure, recopiée au crayon de couleur mauve, une phrase de Jacques Chardonne: "Il y a un mirage favorable à l'amour, qui tient à la distance d'un objet inaccessible. Il y a un mirage plus favorable encore, qui vient de la proximité d'un être et de sa fréquentation intime et prolongée".