27 décembre 2016

ROGUE ONE, ou comment Star Wars nous permet de saisir (enfin) la spiritualité de notre XXIe siècle

Pour Carrie Fisher, notre princesse Leïa, notre inspiratrice (1956-2016)

Tout comme les deux autres spin off à venir ou bien du Réveil de la force et des deux autres films qui suivront, Rogue One va nous permettre de prendre avant tout la mesure de notre fidélité sur la longue durée à un projet sans précédent qui accompagne nos vies, structure notre manière d'envisager une mythologie moderne, invente une symbolique qui déborde de spiritualité, de philosophie, mais aussi de personnages utiles à nos manières de comprendre à la fois qui l’on est mais aussi qui l'on est susceptible de devenir. Les retours en arrière, les histoires parallèles, comme celle de Rogue One, fonctionnent sur la compréhension même des origines. Reste à ne pas néanmoins tout rendre visible ou lisible car Star Wars est un lieu de projection et d'interprétation pour ses publics. Ainsi, le film Rogue One repose-t-il sur les voies narratives d'un monde en devenir et fait le choix de se situer  au moment où les choses sont en train de changer, où le monde est en plein questionnement sur la manière dont il peut évoluer vers le bien ou le mal encore mal définis, quand tout est encore incertain et c'est ce qui rend les choses intéressantes car ces films nous montrent comment des personnages de fiction pensent leurs choix en période d'incertitudes. Là est sans doute le miroir le plus fort qui est tendu, notamment à notre jeunesse qui doit elle aussi, plus que jamais, faire ses choix. On ne peut pas ne pas penser à ceux qui s'égarent vers la facilité mortifère de la radicalisation qui leur offre l'illusion d'une destinée qui, en réalité, va leur faire perdre pieds et âmes. En ce sens et à l’image de l’œuvre Star Wars depuis ses origines, Rogue One s’apparente plus à une production de la mondialité car il n’écrase en rien les cultures du monde, mais se marie à elles pour les exalter en un syncrétisme ouvert. Rogue One apparaît dès lors comme un formidable bricolage, inédit dans sa façon d’agencer des récits religieux, mythologies et cultures. On se retrouve là dans une sorte de méta-récit propre à circuler d’un pays à l’autre, la plupart des spectateurs pouvant y projeter une part de leur culture, de leur civilisation, de leurs croyances. On pourrait relire Star Wars avec les lunettes du célèbre analyste des mythes Georges Dumézil et on voit comment Star Wars réactive sa théorie des trois fonctions où souveraineté et religion, guerre et production définissent les équilibres d’une organisation sociale à part entière et le corpus légendaire de tous les peuples indo-européens. Là où certains évoquent une franchise, pur produit de la mondialisation, Star Wars développe depuis ses origines un art beaucoup plus ambitieux pour parler d’universalité et de mondialité.

En reprenant la franchise Star Wars, Disney et les nouveaux réalisateurs qui accompagnent l’aventure suivent un chemin tout à fait identique dans leur volonté de faire circuler utilement les récits d’aujourd’hui. On risque de s’en apercevoir de manière encore plus flagrante avec Rogue One. Ils possèdent un savoir-faire similaire et un artisanat dont l’ambition et le projet sont de parler au plus grand nombre. Rares sont les entreprises culturelles qui aspirent vraiment à porter cette ambition pour prendre place aux côtés de nos cultures respectives en s’y ajoutant sans volonté de s’y substituer. Au reste, on le voit chez les publics passionnés comment ceux-ci parviennent au travers de l’œuvre à mettre au jour les correspondances entre l’univers Star Wars et leur propre culture ou leur propre spiritualité. Il est important de remarquer, au fur et à mesure des chapitres qui viennent nourrir la saga et particulièrement avec Rogue One, la constance des auteurs, leur soin à faire que tous, quelque soit notre ethnie, notre culture, notre horizon, nous nous sentions réellement représentés par et dans le monde cosmopolite de Star Wars. La robustesse même du mythe Star Wars permet désormais manifestement de forger une langue plus universelle, un babel des significations culturelles modernes. Il semble évident que dans 500 ans, les historiens, sociologues et anthropologues penserons que Star Wars était notre mythe favori et que, sans doute, nous y avons cru pour de bonnes raisons. C’est pourquoi il est essentiel de comprendre que, malgré les apparences, la problèmatique de StarWars n’est pas strictement de représenter les minorités, mais de nous faire comprendre que la vérité, la force ne sont pas l’apanage de tel ou tel, mais que tous, nous portons une part possible de cette force. Depuis ses origines, et plus encore aujourd’hui, les Star Wars Stories ont toujours eu l’ambition de porter la différence et la complémentarité des minorités qui perdent, de fait, dans ces fictions, le statut ce que nous désignons couramment et maladroitement par « minorités ». Il y a toujours eu dans Star Wars une volonté d’embrasser une multitude sociétale. De même, rares sont les fictions qui mettent en scène de manière héroïques des personnes âgées comme c’est le cas d’ObiWan dans l’épisode IV incarné par Alec Guiness, ou Lor San Tekka incarné par Max Von Sydow dans l’épisode VII Le fait est qu’on accorde de manière très revendiquée une part plus grande en matière de personnages de premier plan à la fois aux personnages féminins ou aux personnages autres que les jeunes hommes blancs faussement lisses et souvent torturés auquel le cinéma américain a toujours donné la part belle.

Avec John Boyenga et Forest Whitaker deux acteurs afro-américains qui occupent une place de premier plan respectivement dans le précédent film, The Awakening et dans Rogue One, la prouesse n’est pas simplement de mettre ces acteurs en scène, mais de leur offrir un rôle qui fait sauter les apparences : nous pouvons tous nous projeter en eux au-delà de leur hexis corporelle, nous nous reconnaissons dans leurs actes et dans leurs récits. Là est le plus beau défi humaniste de la saga : se reconnaître dans des autres qui ne nous ressemblent pas par leur apparence physique mais qui nous inspirent par leur comportement éthique. Le message universel de Star Wars participe à la reconnaissance de tous, à la valeur de la vie de chacun. La métaphore d’un univers en équilibre omniprésente dans Rogue One est particulièrement appropriée pour comprendre combien cette thématique se perpétue en message politique. Le problème au regard de ce message, c’est que ceux qui sont habités par le racisme et la volonté d’exclure « l’autre » placent rarement Star Wars au cœur du panthéon cinématographique qu’ils revendiquent. Il en va de même avec la prééminence des femmes qui sont à deux reprises les uniques héroïnes des derniers films, Rogue One et The Awakening qui traduit avec une insistance utile la nécessité qu’il y a à « fabriquer » politiquement une reconnaissance de la place de tous dans les récits. Et ce parce que Star Wars a compris dans sa matrice profonde que les représentations sont nécessaires pour changer notre vision du monde. C’est dans ce sens qu’il conçoit les choses : au moment où l’Amérique a failli avoir une femme présidente, on comprend l’importance de la manière dont les récits façonnent l’acceptabilité des acteurs de notre propre monde. On comprend là d’autant mieux combien nos jugements esthétiques sont conditionnés par leurs fondements sociaux. Ils sont loin d’être autonomes et, seul, le cinéma considéré en tant qu’institution permet d’appréhender le sens de ces jugements quotidiens sur ce qui est beau et sur ce qui ne l’est pas et surtout combien le cinéma et nos vies n’ont de s’entremêler pour s’éclairer mutuellement. Avec Rogue One, le cinéma n’a de cesse de nous rappeler dans sa « force » que le vivre-ensemble ou l’être-ensemble peut être précédé pour le meilleur d’un « voir-ensemble ». Léo Calvin Rosten a écrit «Nous voyons les choses comme nous sommes, pas comme elles sont.» En un peu plus d’un siècle, le cinéma est devenu sans conteste bien plus qu’une usine à fabriquer des rêves. Le cinéma façonne nos attitudes, nos comportements, nos manières d’être, voire d’être ensemble. Les larmes qu’il fait couler de nos yeux nous préparent aux séparations ou aux disparitions que nous craignons ou nous font nous remémorer celles que nous avons vécues. Tous nos baisers, eux, sont aujourd’hui des baisers de cinéma. Nos héros sur pellicule inspirent souvent nos gestes et nos répliques courageuses ou du moins, ceux qu’il nous plairait d’avoir. Même nos premiers Disney nous aident à prendre conscience très tôt de ce sentiment — l’empathie — si essentiel pour nous permettre de vivre au milieu d’autres qui nous ressemblent souvent parce qu’ils ont vu le même film que nous. C’est ainsi que nous devons comprendre aussi l’ambition des créateurs de Star Wars, une l’œuvre qui nous a préparé, nous publics ,à entrer dans le 21e siècle et que, comme les plus grandes œuvres du cinéma, ses personnages et ses récits en images nous aident —ainsi que l’écrit le philosophe Stanley Cavell — à préserver notre foi dans nos désirs d’un monde éclairé, face aux compromis que nous passons avec la manière dont le monde existe.