13 mai 2024

À PROPOS DE LA LECTURE, DU RAPPORT DU CNL À PROPOS DES ÉCRANS, échanges avec Le Télégramme


























Le Télégramme : En tant que Recteur et aussi lecteur, que vous inspirent ces données, qui montrent une place de
 plus en plus accrue des écrans dans la vie quotidienne des jeunes ?


Emmanuel Ethis : Je pense que cette question n’interroge pas seulement « les jeunes » mais bien notre société tout entière. Je vois autant d’adultes sur les écrans aujourd’hui de tous les âges que des jeunes qu’il ne s’agit pas de stigmatiser en tant que tels. Les écrans et particulièrement nos écrans de smartphone ont développé des applications susceptibles de générer de véritables addictions et absorbent tel un trou noir votre attention. Le temps consacré aux écrans doit nous interroger collectivement car, en effet, ce temps est aussi synonyme de repli sur soi, isolement, désocialisation par les réseaux sociaux (c’est un paradoxe, mais c’est bien de cela dont il s’agit). De fait, la génération questionnée par le CNL est une génération qui n’a connu que cette société des écrans contrairement à ceux qui sont plus âgés et qui dont est bien plus vulnérable à cette contamination des écrans n’ayant pas d’autres références.

Après la question que pose cette enquête est bien celle, en réalité, des usages liés aux écrans. Ce n’est pas la même chose que de transporter avec soi sa bibliothèque numérique, lire le Télégramme en numérique, regarder une série ou un film que de zapper non stop sur des vidéos ultra courtes, consulter frénétiquement les réels ou passer sa vie sur les réseaux sociaux. Il y a des usages vertueux des écrans lorsque ces derniers nous permettent de nous plonger dans de la lecture, de développer des usages pédagogiques, d’acquérir une culture du proche et du lointain et de nous éduquer au quotidien. Les tutos dédiés à l’apprentissage d’un instrument de musique, à la reconnaissance des fleurs ou des animaux, à être une béquille pour nos mémoires lorsqu’on a oublié tel ou tel fait nous donnent autant d’exemples positifs de l’usage de nos écrans. Mais bien sûr, cela s’apprend et c’est bien ce que nous tentons de faire dans l’éducation nationale en direction de nos enfants, mais aussi lorsque c’est nécessaire des parents qu’il faut impérativement associer aux problématiques du numérique comme nous l’expérimentons actuellement dans le Finistère avec le Territoire Numérique Educatif que nous mettons en place. La crise COVID est passée par là et le confinement aussi. Les outils numériques dans l’éducation ont été précieux pour entretenir des liens entre nos enseignants et leurs élèves.

Le Télégramme : Y a-t-il lieu de s'en inquiéter en terme de santé publique, comme le dit la présidente du CNL Régine Hatchondo ?

EE : Je pense qu’il faut toujours faire preuve de pondération dans les termes que l’on emploie. « Santé publique » est un terme qui a l’avantage de frapper les esprits, mais qui ne doit pas nous faire manquer notre cible lorsque l’on souhaite amener plus de jeunes à lire et surtout à lire plus longtemps. Je suis très attentif, en tant que recteur, à rendre le plus explicite possible ce que l’éducation doit porter et transmettre. Ainsi, il me semble essentiel de dire à tous les jeunes, à tous nos élèves, que la lecture est la clé pour réussir leurs études, leur future professionnalisation et plus largement leur vie. Car tout est « encodé » par l’écriture dans notre société : une prescription médicale, un contrat d’assurance, un acte notarié, un mode d’emploi… Maîtriser ces « petites lectures » du quotidien, c’est devenir autonome. Transformer la contrainte de la lecture en plaisir de lire, c’est ouvrir des horizons, conquérir des trésors d’imagination. Notre plus formidable pouvoir, c’est d’apprendre. il faut le dire et le redire. J’y suis terriblement attaché à répéter cela car bien conscient que la lecture est aussi très inégalement distribuée socialement. Il y a des familles qui n’ont pas un livre chez elles et d’autres qui ont d’immenses bibliothèques. Il faut avoir conscience que c’est bien là l’origine de toutes les inégalités sociales. Et pour preuve, ce qu’on dit rarement, c’est qu’une famille modeste qui encourage à la lecture et qui valorise le livre aura toutes les chances de voir ses enfants s’émanciper par l’école, c’est là que les choses se jouent vraiment. Nos livres sont nos plus beaux permis de conduire. Certains peuvent nous conduire bien plus loin que n’importe quelle voiture. Notre société doit redevenir celle de l’imagination, celles des récits et des contes, celles de la connaissances partagées. Ce serait un comble qu’au moment où toutes les connaissances n’ont jamais été aussi disponibles pour tous, nous passions à côté de ce qu’il y a de plus « transformant » pour notre société.

Le Télégramme :  Les efforts déployés dans les établissements scolaires (cf le quart d'heure lecture, une initiative très bien suivie en Bretagne) sont-ils à ce titre suffisants ? Faut-il aller plus loin et comment ?

EE : À mon arrivée en Bretagne, j’ai souhaité que nous généralisions le quart d’heure de lecture silencieuse, voire même que nous le synchronisions à la veille de chaque vacances scolaires à 13H51 dans tous nos établissements. Cette initiative s’est répandue dans tous nos territoires et cette synchronisation du quart d’heure a beaucoup plu, d’ailleurs à Régine Hatchondo, la présidente du CNL à qui j’ai raconté notre initiative et qui, depuis, porte aussi le sujet par un quart d’heure national un fois par an. C’est très important en terme d’impact car ce quart d’heure de lecture silencieux est consacré à un livre que l’on aime et qu’on lit avec les autres, au milieu des autres, au même moment. Tout le monde joue le jeu, enseignants et personnels non enseignants compris et c’est là aussi quelque chose de tout à fait essentiel qu’un élève voir son professeur lire un livre qu’il aime. C’est une socialisation par l’exemple etpar le partage. Prendre ensuite la parole pour parler du livre que l’on aime, c’est aussi prendre confiance en sa lecture, s’affirmer par ses goûts, s’écouter, se respecter, donner envie aux autres de partager ce qu’on aime. J’aimerai bien sûr qu’on aille plus loin en Bretagne en renforçant nos partenariats avec nos médiathèques (nous sommes l’un des territoires en France où il y en a le plus), avec nos librairies (c’est essentiel d’échanger avec nos libraires qui sont de merveilleux prescripteurs), développer la lecture à voix haute partout dès le plus jeune âge, retrouver le sens du conte qui est une tradition orale intimement liée à la lecture en Bretagne, et pourquoi pas développer les « Book club » tant en physique que sur les réseaux sociaux qui peuvent aussi servir, il faut l’espérer, à donner l’envie de lire à ses pairs. Le Pass Culture s’est aussi imposé comme un formidable levier pour l’achat de livres, pour pousser la porte des librairies et certains collègues ruraux font de cette action un véritable parcours d’éducation artistique et culturelle. Ce sont ces initiatives qu’il nous faut continuer à développer car oui, la lecture, cela s’apprend aussi par la pratique sociale comme l’a fort bien expliqué l’historien Roger Chartier. Nul doute que la Bretagne, terre d’éducation populaire par excellence sera au rendez-vous de la lecture pour tous demain. La massive présence de nos jeunes, en ce sens, dans le remarquable festival Etonnants voyageurs à Saint Malo est un véritable message d’optimisme.