21 octobre 2020

Discours d’hommage à Samuel PATY prononcé à Rennes le 21 octobre 2020


Mesdames et Messieurs, 

Chers collègues, 

Chers amis,

 

S’il est une chose que tous, nous avons en commun, c’est bien le souvenir d’un professeur qui a marqué notre vie, voire qui a changé le cours de celle-ci. En ce qui me concerne, je pense que je n’aurais jamais été devant vous à prononcer ce discours si je n’avais pas rencontré Paul Veyne, grand historien spécialiste de l’histoire romaine. Paul Veyne m’a tout autant marqué par sa verve, sa liberté d’esprit, son affranchissement avec les conventions universitaires que pour ses textes, ses mots. « La réalité – écrit-il - est plus forte que toutes les descriptions qu’on peut en donner ; et il faut avouer que l’atrocité, lorsqu’on la vit, dépasse toutes les idées qu’on pouvait s’en faire. En revanche, quand il s’agit de valeurs ou de croyance, c’est le contraire qui est vrai : la réalité est très inférieure aux représentations qu’elle donne d’elle-même et aux idéaux qu’elle professe ». Je pense que ces mots font aujourd’hui particulièrement sens, ici et maintenant.

 

Car oui, nos professeurs, tous les professeurs de France, enseignent non seulement des connaissances, ils incarnent, dès le premier jour où ils franchissent le seuil de la salle de classe, ces idéaux et ces valeurs qu’il professent, ces idéaux et ces valeurs qui, non seulement guident leurs actions, mais sont souvent des idéaux ou des valeurs auxquels ils ont recours lorsqu’il leur arrive de douter comme tout un chacun, de douter lorsque surgit une question à laquelle nous ne nous attendions pas, de douter lorsque nous sommes pris dans le fil d’un échange où les mots semblent nous manquer… Curieux monde qui attend de nous que nous soyons performants tout le temps, que nous ayons des réponses à chaque question quelle que soit la manière dont elle se formule, curieux monde où l’on espère malgré tout exister en tant qu’individu pour et à travers toutes les facettes de ce que nous sommes ou de ce que nous pensons être, curieux monde bien étrange parfois, où les coachs de développement personnel font fortune et où leurs livres qui prétendent nous apprendre à gérer nos émotions et nos vies occuperont bientôt plus de place dans nos librairies et nos surfaces culturelles que la littérature, les ouvrages scolaires ou universitaires, la bande dessinée, les livres d’art ou de culture. Ce monde, notre monde, est celui où chacun semble être dans son couloir de nage sans se soucier de savoir où en sont ceux qui nagent dans le couloir d’à côté. Ce monde, notre monde, est celui où l’on est obligé de rappeler que l’obligation de scolarité n’est pas une contrainte mais un horizon de socialisation positif pour apprendre l’une des choses les plus précieuses que nous enseigne l’École de la République : l’ouverture vers les autres, le vivre et l’être ensemble, sans espèce de distinction pour celles et ceux qu’elle accueille, d’où qu’ils viennent, quel que soit leur milieu, leur culture, leur religion, leur aspirations, leur orientation sexuelle ou politique. Une autre historienne Mona Ozouf décrit bien cette école comme le cœur de l’entreprise républicaine, le temple neuf d’une humanité libérée de Dieu où on professe la perfectibilité indéfinie et la prise de l’homme sur son destin. « Certes - ajoute Mona Ozouf -, ma petite école de Plouha au cœur de la Bretagne n’usait pas de termes aussi vastes ; elle n’en délivrait pas moins la même promesse »

 

Dans les différents portraits qui sont faits aujourd’hui d’un autre historien, l’homme dont nous honorons ce soir la mémoire, j’ai l’impression de reconnaître chaque professeur, c’est-à-dire la manière dont chaque professeur, par-delà son enseignement, incarne les valeurs qui nous réunissent, ces promesses dont parle Mona Ozouf, et vis-à-vis desquelles lorsqu’elles leur sont transmises, les élèves, nos enfants, nous sont toujours reconnaissants. Ainsi donc, Samuel PATY est-il décrit par ses élèves comme un professeur atypique. Les élèves se souviennent d’un professionnel « investi dans son travail, discret, tout en étant proche de ses élèves ». Un lycéen explique qu’il n’a jamais oublié les jeans de Monsieur Paty, ses chemisettes roses à manches courtes, son écriture en pattes de mouches et ses cours sur la Révolution française, mais surtout les débats qu’il lançait lors des cours d’éducation civique. « Il nous invitait, il faisait en sorte qu’on n’ait pas un avis tranché. Il ne s’agissait pas de répéter, mais on devait préparer des arguments. C’est l’enseignant qui m’a montré la voie ! ». « Tous les vendredis, il faisait une petite blague à ses élèves pour qu’ils partent en week-end dans la bonne humeur ». « Et, Quand vous arriviez en retard, vous n’étiez pas à l’abri d’une vanne bien placée ». Au-delà de sa bonne humeur, c'est sa bienveillance qui a marqué les esprits. « Il était plein de bonnes intentions, c'était un gentil, un humaniste, détaille une ancienne élève au Bois d'Aulne. Il était attentif aux problèmes de chacun. Que cela concerne les enseignements ou nos problèmes personnels quand on lui en faisait part ». Une collégienne harcelée pour son orientation sexuelle témoigne : « Ma scolarité était une horreur. Mais grâce à monsieur Paty, c'était moins le cas ». Prévenu des attaques dont elle était la cible, le professeur lui propose de rester dans sa classe à la récréation. « Il m'a évité pas mal de problèmes ». Lui, de toute façon, doit y rester, lui dit-il, il a des « copies à corriger ». En vérité, il passera de longues récréations à l'écouter, à dénouer les angoisses qui pourrissent les nuits de la jeune fille. « Il était très préoccupé par mes problèmes, mais avait toujours de bons conseils. Toujours les bons mots, raconte-t-elle. Par la suite, quand il entendait une remarque agressive contre moi en cours, il intervenait immédiatement pour me protéger ».

 

Nous nous reconnaissons toujours dans les personnes à qui nous rendons hommage, le temps de l’hommage, bien sûr, et souvent au-delà de ce temps. Nous parlerons, bien sûr, de Samuel Paty le 2 novembre, durant cette journée de rentrée qui aura une consonance si particulière. Nous nous disons tous qu’il faudra nous souvenir, qu’il faudra tirer les leçons de tout cela et puis, nous continuerons, nous devrons continuer, chaque jour, sans le lyrisme des discours, simplement parce que nous savons que le respect de l’autre donne tout son sens à nos missions de service public, où la lutte contre toutes les inégalités et toutes les formes de discrimination reste notre plus bel horizon. Peut-être nous nous regarderons débattre, peut-être trouverons-nous parfois ces débats un peu vains au regard des réalités qui sont les nôtres. Peut-être nous interrogerons-nous sur le sens de l’égalité pour tous, sur ce que nous appelons la fraternité. Peut-être nous dirons-nous que ce n’est pas une ligne de plus dans une circulaire, ni un mur plus haut de quelques centimètres pour  clôturer l’école, qui nous protégera. Car ce que nous enseignent nos professeurs, c’est bien cela, qu’il ne s’agit pas de défendre nos valeurs, armés d’un vocabulaire guerrier, mais bien de faire vivre au quotidien ces valeurs, l’égalité, la fraternité, la liberté, la laïcïté qui ne sont jamais des abstractions à l’École, car nos écoles, nos collèges, nos lycées, nos universités sont tous bel et bien des petites républiques. Nos valeurs non seulement s’y matérialisent ; mieux : elles s’y transmettent, elles s’y partagent, elles s’y chantent aussi. On y pense et puis parfois, on oublie… Je vous remercie toutes et tous, d’être venus ce soir rendre hommage à Samuel Paty, et, à travers cet hommage, à tout ce que nous croyons tous : le pouvoir singulier et profond que recèlent notre faculté d’apprendre tout comme celle d’enseigner. N’oublions jamais cela lorsqu’il nous faudra à notre tour raconter cette histoire. Ce pouvoir d’apprendre et d’enseigner est le plus beau qui soit, car c’est le seul qui, sans doute, nous permet – encore et encore – de croire autant en nous-mêmes qu’en nos idéaux. Vive la République ! Vive la France !


                                                                                                            Académie de Rennes, 21 octobre 2020, 19 h