22 mai 2016

HAPPY TOGETHER : le sens avéré de la Feel Good Culture (un entretien avec Léna Lutaud)

Léna Lutaud : la culture peut remonter le moral?
Emmanuel Ethis : évidemment, c’est même tout à fait central et déterminant. Ce que vous appelez le moral est avant tout le résultat de la manière dont chacun d’entre nous se représente le monde, les perspectives qui nous sont offertes, le champ de nos possibles. Si nous nous représentons un monde sans avenir, habité par la violence et les zombies, des campus universitaires dévastés, alors le moral individuel croule dans un univers étroit entre des médias qui décrivent généralement la réalité sous un jour sombre et des fictions qui redoublent la gravité du monde. Lorsque les fictions ouvrent sur des perspectives, vous montrent comment on surmonte les crises, comment les batailles conduisent à l’espoir d’un lendemain meilleur, comment "les petites voix qui nous prennent la tête" parviennent à s'unir à tous les sens du mot pour façonner notre identité culturelle comme dans Vice-Versa le dernier Disney-Pixar ?, comment, comme dans Pride, les entraides de différentes communautés conduisent à la joie de mieux se connaître plutôt que de s’ignorer, comment des films qui montrent – c’est essentiel – des universités comme lieux de savoirs joyeux pour la jeunesse de demain avec des professeurs héroïques et créatifs -, alors tout est très différent pour notre moral. La culture doit nous permettre d’être « superficiels par profondeur » comme le pensaient les grecs anciens et comme tente de nous le rappeler Nietzsche dans le Gai Savoir.

L.L. : Faut-il absolument que ce soit de l’entertainment ludique ou peut-on aussi ressortir très heureux après une sortie hyper intello comme un film muet à la Fondation Pathé ou l’expo Marcel Duchamp, par exemple ?
E.E. : franchement, c’est que le sociologue Pierre Bourdieu a loupé dans son formidable ouvrage La Distinction : les motivations profondes qui nous conduisent à la culture. Si nous ne ressortons pas heureux de ce que nous fréquentons et peu importe ce que nous fréquentons, nous ne cultivons pas en réalité. Au reste, le bonheur étant intimement relié à la notion de plaisir que nous tirons de nos expériences, vous comprendrez fort bien que plus ces plaisirs sont variés, plus notre capacité à nous ouvrir au monde vient structurer nos identités. C’est d’ailleurs ce que j’aimerai entendre lorsqu’on parle de diversité culturelle : la reconnaissance de la nécessité non sectaire d’envisager la joie de se cultiver. La puissance d’une société, d’une nation tient – on y pense et puis on l’oublie – à la force de sa culture joyeuse, une culture partagée qu’elle revendique et dont elle est fière, une culture qui s’exporte parce qu’elle nous apporte. Nous travaillons dans le cadre de ma fondation universitaire ici à Avignon sur un concept très « feel good » puisque nous nous développons une approche «Food and Culture for the Future».  Je pense que c’est ainsi que nous devons concevoir notre modèle de société en France si nous voulons exister demain au cœur de la mondialisation.

L.L. Quelle est la fonction de la culture dans un pays en crise ?
E.E. : tout dépend du pays. Il est clair qu’en France, elle devrait tenir une place centrale, non seulement pour nous permettre de repenser nos référents communs, pour élaborer le cœur de notre politique générale, mais aussi pour nous projeter dans notre propre avenir. Notre identité nationale est culturelle, notre créativité et notre inventivité scientifique sont culturelles, notre image internationale est culturelle. La manière dont nous misons aujourd’hui plus que jamais sur la culture, notre culture, signera la manière dont nous sortirons de la crise. Soit brisés pour longtemps, soit joyeux et en position de leaders. La France peut devenir sans trop d’efforts le pays le plus cultivé du monde. Cela ouvre de magnifiques perspectives. La culture doit être notre investissement d’avenir cardinal. Je crois qu’aujourd’hui beaucoup de personnalités politiques à gauche comme à droite partagent ce point de vue. Reste à savoir comment repenser un programme d’avenir qui consiste à passer du point de vue à l’action. L’éducation artistique et culturelle à l’état numérique n’est pas une finalité en soi, c’est un des outils qui doit par exemple être pensé avec comme objectifs concrets de faire de la société française la nation la plus inventive, la plus créative et la plus ingénieuse pour faire fructifier un capital culturel riche de plusieurs siècles et tournée vers l’avenir ; de même, le « dossier des intermittents » ne devrait pas être « un dossier », mais un projet pour savoir comment nous faisons participer les savoir-faire artistiques et culturels à l’élaboration d’une France qui n’est pas encore entrée dans le XXIe siècle sur les plans scientifique et culturel[1]. Ce n’est pas compliqué, on y est presque… Ce presque semble une montagne à franchir, à tort. Nous en sommes encore collectivement capables si nous le décidons et que nous savons énoncer cette décision.

L.L. : les artistes (chanteurs, danseurs, réalisateurs,..) d’aujourd’hui sont-ils particulièrement créatifs ? Y-a-t-il le même vent de folie que dans les années avant-guerre ?
E.E. : évidemment qu’en France, nos artistes sont créatifs. Mais nous ne semblons pas enclins à toujours savoir les reconnaître. Il y a des têtes d’affiche bien sûr, ultra-talentueuses comme Julien Doré ou Alain Chamfort. Si je ne retiens que ces exemples, regardez combien ce sont avant tout des artistes-artisants. Des cinéastes incroyables comme Toledano ou Nakache… Notre champion du monde de magie, Yann Friche, Des lieux comme le musée des arts ludiques de Jean-Jacques Launier, des producteurs comme Jean-François Camilleri, tous sont des « innovants » qu’il nous faut encourager et qui doivent nous inspirer. Notre pays est le pays qui récompense au Festival de Cannes un Xavier Dolan dont les mots prononcés en français - «tout est possible à qui rêve, ose, travaille et n'abandonne jamais» - résonnent en nous avec force pour nous rappeler à nos fondamentaux culturels. La France doit (re)devenir le laboratoire mondial où l’on conçoit les émotions artistiques, scientifiques, culturelles et esthétiques de demain. Nous devons relever ce défi collectif de la créativité partagée tant par la recherche que par l’art et la culture. Nous devons encourager nos artistes comme nos chercheurs, c’est le même combat pour l’avenir de notre pays. Cependant cela suppose que nous sachions mieux travailler sur  l’environnement, le milieu, les structures où naissent les idées et l’innovation, les écritures de demain : nos universités, nos organismes de recherche, nos lieux de transmissions,…

L.L. : notre façon de consommer la culture est très différente des années 20 … Est ce que Youtube et les autres réseaux sociaux contribuent au succès de cette culture joyeuse ?
E.E. : oui bien sûr, ce sont des lieux et des outils de prescriptions instantanés qu’il faut considérer comme tels. C’est là que se situent leur puissance, mais aussi leur limite. C’est en comprenant cela que l’on pourra repenser l’espace global du partage culturel entre pratiques de sorties et pratiques individuels. Regardez combien les Transmusicales de Rennes, le Festival d’Avignon, le Festival Lumière à Lyon ou les Vieilles Charrues, les grandes expositions autour d’Hopper ou de Monet ont trouvé une force vivante en lien avec les réseaux sociaux. C’est aussi le sens de cette culture qui, pour être joyeuse, doit être partagée. Il est important de réfléchir aussi à de nouveaux outils de partage inventifs et innovants qui nous permettent non seulement de partager les œuvres mais aussi et surtout la valeur que nous attachons à ce que nous aimons et que nous voulons faire aimer.

L.L. : que penser des remakes avec des inconnus français du clip Happy de William Pharrel à Angers, Bordeaux,…sur Youtube qui font des millions de vues depuis le début d’année ?
E.E. : en 1979, je crois, France Gall chantait une chanson intitulée Monopolis. Les paroles en étaient les suivantes : « De New York à Tokyo, Tout est partout pareil, On prend le même métro Vers les mêmes banlieues, Tout le monde à la queue leu leu, Les néons de la nuit Remplacent le soleil Et sur toutes les radios On danse le même disco Le jour est gris, la nuit est bleue… ». Cette chanson mélancolique a quelque chose de prémonitoire. On ignorait à l’époque l’idée même de réseaux sociaux, on se projetait… Les remakes d’Happy ne sont pas la traduction de cette mélancolie, mais une volonté évidente de rendre la mélancolie joyeuse en se la réappropriant souvent avec talent. Le XXI e siècle sera celui des publics participants. Il faut s’en réjouir.



[1] Ce que montre très précisément Damien Malinas dans le prochain numéro à paraître en décembre de la revue Culture et Musées, la démocratisation culturelle et le numérique.