09 juin 2014

DISNEY ET LE SECRET DU VIEUX CHÂTEAU ou comment installer dans nos têtes d'enfants la représentation de l'invisible...

Dans l’excellent ouvrage qu’il a consacré voici quelques années à Walt Disney intitulé Walt Disney et nous, Plaidoyer pour un mal-aimé, l’essayiste Bertrand Mary a dressé le portrait d’un créateur tourmenté par son art, un passeur de contes, d’arts forains et de nombreuses œuvres littéraires, un connaisseur et un authentique admirateur de la culture populaire européenne. La plupart des sociologues qui ont, pour leur part, tenté d’analyser l’impact de Disney auprès de ses publics ont oscillé dans leurs principales conclusions entre une méfiance consommée face à une culture idéologiquement conservatrice et volontairement anesthésiante et une admiration discrète face à un vernaculaire universel susceptible de déposer dans la tête de tous les enfants du monde des images qui constituent aussi leurs premières références communes. Cependant, on commente très peu - et c’est là une chose éminemment passionnante - sur le plan sociétal, le lien intergénérationnel qui se créée entre les spectateurs de l’œuvre disneyenne. Les films, comme les bandes dessinées, les musiques et les parcs sont en effet «recyclés» - au sens le plus positif du mot - en permanence comme peut le voir par exemple en cette fin de printemps 2014, où, sur nos écrans de cinéma se réinstalle pour quelques jours – remastérisé – le très fameux Blanche-Neige et les sept nains créé en 1937 !

C’est un fait, le succès des oeuvres de Disney tient à un public qui a vu, lu et écouté au même âge ces films, ces livres et ces chansons qui tendent ainsi un fil sans précédent entre les enfants du monde certes, mais entre les enfants qui sont en nous, ceux qui nous succèdent et ceux nous ont précédé. Le canard Donald Duck, lui, fête ses 80 ans ! Et nous, sans nous en apercevoir, nous redécouvrons une part de notre mémoire collective toujours toute neuve, empreinte de nostalgie et de souvenirs acidulés. L’occasion nous est ainsi donnée de rouvrir à la faveur d’une nouvelle édition des recueils qui réactivent des images que nous avions oubliées et qui nous avaient parfois interpellés ou intrigués avec une force évidente. Notre goût du patrimoine et notre volonté de reconnaître jusque dans l’art de la bande dessinée le talent de l’auteur nous permettent donc de mieux discerner rétrospectivement combien le dessinateur Carl Barks – l’un des principaux – «inventeurs» de la dynastie Duck avait le don exceptionnel de nous conduire vers des intrigues familiales, fantastiques et aventureuses allant jusqu’à éveiller certaines nos premières émotions de frayeurs fictionnelles.

Donald Duck et le secret du vieux château (1948)
En 1948, dans une histoire intitulée Donald Duck et le secret du vieux château, il va ainsi mettre en scène un fantôme qui mériterait l’attention de tous les sémiologues de la bande dessinée tant sa représentation sans précédent est ingénieuse et, en conséquence, potentiellement génératrice de «peurs» chez le jeune lecteur qui s’y confronte. En effet jusqu'alors, la bande dessinée avait toujours été embarrassée   par la représentation de l’invisible, du fantomatique, et pour cause, elle était et est restée majoritairement un art de la monstration. Or Carl Barks nous laisse entrapercevoir en une seule et magistrale vignette la présence l’invisible, le fantôme. Un squelette humain en ombre portée, un coffre suspendu dans le vide, un éclairage qui n’a rien à envier à la féline de Tourneur, un château forcément écossais et le profil de notre canard terrorisé : le « tour  de force représentationnel » est joué. Et, à la peur, succèdent les questionnements que nous allons partager avec la famille Duck jusqu’à l’issue de l’intrigue dans laquelle il sera, on s'en doute, nécessaire de remettre un peu de rationalité in fine. Ce petit détour par l’Écosse, par la véritable peur dont sont porteurs les contes et récits européens, est un hommage ouvert de la part de Carl Barks à la culture du Vieux Monde. Oui, avant d’être Picsou, la généalogie de la famille Duck prend corps chez les MacPicsou au fin fond des brumes écossaises. On savait Disney attentif à ces ancrages de récits dans la géographie historique du monde. Car il n’est de représentation chez lui et ses principaux auteurs qui ne sera pas d’abord une «entreprise» ancrée dans l’imaginaire culturel. Barks, comme Disney, le comprenait. Tous deux partageaient cette conviction profonde et c’est pourquoi le Secret du vieux château, deuxième aventure dessinée mettant  de l'Oncle Picsou symbolise si bien leur conception commune du conte, une aventure qui viendra consolider durablement leur collaboration artistique.