15 novembre 2013

LES ŒUVRES DE LA CULTURE, «Des dragons qui attendent de nous voir courageux » [ Discours prononcé le 16 novembre 2012 à l’occasion du FORUM d’AVIGNON ]


Monsieur le Président, Cher Nicolas Seydoux, Mesdames et Messieurs les Professeurs, Mesdames et Messieurs les étudiants, Mesdames, Messieurs,

Nous sommes très honorés et très fiers d’accueillir pour la cinquième année le Forum dans notre établissement, pour que les questions de l’économie et de la culture puissent être aussi débattues au cœur d’un lieu de formation et de recherche, notre université, une université dont l’un des deux axes de développement s’intitule précisément Culture, Patrimoines et Société Numérique. Je remercie donc toutes les personnes et tous les services qui se sont mobilisés ici ce soir pour vous recevoir dans les meilleures conditions possibles. Vous êtes donc ici chez vous, Monsieur le Président Seydoux, et ce je l’espère pour très longtemps. En effet, nombre d’études de sociologie de la culture ont démontré qu’une fois passé le cap de la cinquième année, une manifestation d’envergure culturelle a 95% de chance de durer sur le territoire qui l’a vu naître. Chaque année, vous venez donc dans notre université pour aborder une question qui vous semble essentielle, une question que vous voulez mettre en débat avec nos étudiants, futurs acteurs du monde de la culture. Je tiens à vous remercier pour cette initiative qui, je le sais, réjouit tout autant nos étudiants, nos enseignants et nos chercheurs, que vos participants.

Cette année les question posées portent sur la culture de la génération 15-25 ans : quelle culture cette génération reçoit-elle ? Quelle culture cette génération crée-t-elle ? Quelle culture cette génération transmet-elle ? En tant que sociologue de la culture, je vous avoue que je suis toujours un peu embarrassé par le concept de génération. Parler de génération, c’est essayer de replier sur un point socioculturel singulier, tous les individus d’une classe d’âge pour qualifier cette classe d’âge. On a depuis le début du vingtième siècle vu ainsi se succéder la génération perdue (celle qui avait connu la grande guerre), la génération grandiose, la génération silencieuse entre 1925 et 1942, une génération qui travaillait dur et ne revendiquait rien, les baby boomers de 1943 à 1959, idéalistes, égocentriques, des boomers que nombre d’observateurs considèrent aussi comme responsables des crises que rencontreront les générations suivantes, c’est-à-dire les générations X, Y Z. La génération X court de 1960 à 1979, elle est perçue  comme plus nomade, plus aventurière, plus cynique aussi, promotrice de l’idée de contre-culture, du punk au hardcore en passant par le rock alternatif, c’est aussi cette génération qui va applaudir des films – tel l’Exorciste - où des démons prennent possession des corps de la jeunesse. Puis vient donc la génération Y, celle des natifs des années 1980-1995, appelée aussi génération Peter Pan du fait de sa soi-disant grande difficulté pour passer vers l’âge adulte. Cette génération qui va connaître le développement des nouvelles technologies, Matrix, lorsqu’elle arrive dans le monde de l’entreprise exige – dit-on – qu’on lui explique l’utilité ou la raison de la tâche avant que de l’exécuter. Enfin, nous entrons avec les natifs de 1996 dans la génération Z, dernière lettre de notre alphabet. Cette cyber génération, qui connaît l’internet depuis sa naissance, est qualifiée de nouvelle génération silencieuse, ce qui pourrait être perçue comme un paradoxe alors même que la communication, la collaboration, la connexion et la créativité sont inhérentes à son mode de fonctionnement.

Vous comprendrez aisément au regard des descriptifs abrupts que porte les «générationnistes» pourquoi les sciences sociales n’utilisent ces idées de générations que pour les critiquer, car vous concevez bien qu’il est quasiment impossible, voire inutile, de tenter de rassembler dans une génération toute une série de comportements qui résultent avant tout de notre manière de vivre ensemble. Plutôt que vivre ensemble, il faudrait d’ailleurs plutôt dire aujourd’hui « vivre seul aux milieux des autres en feignant tant bien que mal d’appartenir au même monde », ce qui n’est pas exactement la même chose. Car en effet, notre monde actuel, le monde des réseaux dits « sociaux » est avant tout un monde qui nous incite à être performant dans chacune des activités de notre vie : vie privée, vie professionnelle, performant devant ses enfants, ses parents, ses pairs, son banquier, son médecin, son assureur, le serveur du bar, la caissière du supermarché, ses amis, ses ennemis. Certains habillent cela du curieux mot d’hypermodernité. Peu importe le mot. Peu d’entre nous parviennent réellement à s’adapter à autant de contraintes, ce qui souvent nous conduit à un repli sur nous-mêmes, un isolement volontaire afin de nous permettre de nous réajuster chaque fois que possible avec nous-mêmes avant de revenir en société. Sans doute est-ce là la crise actuelle la plus profonde, une crise que nous construisons nous-mêmes, plus forte quant aux stigmates qu’elle risque de déposer en nous que toute crise économique ou politique. Alors, me direz-vous, quelles raisons d’espérer malgré un tel décor ? C’est bien la question du Forum et c’est celle dont nous allons débattre à propos des 15-25 ans, avec des presque 15-25 ans. Je compte pour ma part trois véritables raisons d’espérer :

1)      La première m’est suggéré ici à Avignon, dans cette université de la Culture, par Jean Vilar dont on fête cette année le centenaire de la naissance. Celui-ci n’a eu de cesse de s’adresser à la jeunesse, habité comme André Malraux, Jack Ralite, notre Ministre de la Culture et de la Communication Aurélie Filippetti, mais aussi le président du Forum d'Avignon, Nicolas Seydoux, de l’idée qu’il existe bel et bien une mystique de la rencontre entre l’humain et la culture. Cette rencontre là, cette mystique, est chargée de la plus belle des énergies, une énergie qui nous rappelle que la culture doit être partagée par tous et ne saurait être confisquée au profit de quelques apparatchiks ou soumise à la seule domination du marché.
2)      La deuxième est que nous prenions tous bien conscience que tous les publics de la culture sont devenus des experts tout à fait pointus grâce au numérique. C’est sans doute un des plus beaux apports – rarement souligné – des technologies numériques qu’est celui de nous laisser éprouver et affuter nos jugements sur les œuvres et des artistes, mais aussi de prendre conscience du travail effectif qui réside derrière chaque objet de notre patrimoine culturel.
3)     La troisième découle des deux premières raisons : elle porte sur l’exigence de qualité partagée par tous les publics de la culture aujourd’hui. C’est d’ailleurs bien cette exigence qui ne doit jamais être oubliée dans le lien entre culture et économie, surtout en période de crise. Il est difficile d’entendre aujourd’hui certains producteurs nous vendre l’idée de scripted reality, ces séries bas de gamme qui ont pris place jusque sur les chaines de service public, en avançant l’argument que leur mauvaise qualité tient au fait des contraintes économiques et que de toute façon cela fait de l’audience. Comment croire un seul instant que les publics ne sont pas conscients de ce qu’ils voient ? On regarde ces acteurs qui jouent mal et l’on est hypnotisé par ces textes mal écrits tout comme on le serait face à un garagiste qui vous réparerait votre voiture plus mal que ce que vous feriez vous-même, ou un dentiste qui vous déchirerait la bouche car il serait inapte à manipuler la roulette. Cela a en effet quelque chose de fascinant. La médiocrité fascine, nous le savons tous. Et tous nous partageons cette attention éveillée qui nous fait immédiatement distinguer un caractère banal d’un caractère exceptionnel qui nous inspire.

C’est que nous apportent les artistes ou, comme le pensait Julien Green, certains enfants. Les enfants qui nous interpellent, parce qu’ils font preuve d’ouverture et de compassion vis-à-vis des adultes qui leur auraient tout pris, et ce plutôt que pleurer ou se débattre, ces enfants-là nous font nécessairement penser à l’enfant que nous étions ou que nous aurions aimé être. Ressembler à celui qui pleure ou celui qui comprend dit beaucoup de l’adulte que nous sommes devenus. Celui qui comprend semble bel et bien traversé par une sagesse et une éternité qui nous bouleverse. L’artiste, nous dit Rainer Maria Rilke, c’est l’éternité qui pénètre d’en haut les jours. La plus belle raison d’espérer est sans doute dans ces mots-là, des mots qui nous laissent de nous rappeler que nous devons plus que jamais investir économiquement, sociologiquement et – j’ajoute un adverbe moral – audacieusement la culture car nous ne devons jamais oublier que les œuvres de la culture ressemblent à ces dragons dont parle Rilke, "des dragons qui ne sont peut-être que des princesses qui attendent de nous voir heureux ou courageux". Je vous remercie.


[On pourra télécharger pour information l'étude présentée par le Forum d'Avignon lors de la session à l'Université d'Avignon en cliquant ici. Interprétations et résultats de ladite étude n'engagent que l'Atelier BNP Paribas qui l'a réalisé ainsi que le Forum d'Avignon. On pourra visionner le discours prononcé à l'Université d'Avignon en cliquant ici.]