02 juillet 2013

DECEPTIONS PUBLIQUES, BONHEURS PRIVES, Vivre le Festival d'Avignon...

"Jadis, la certitude d'obtenir à chaque instant de ma vie une révélation qui ne se renouvellerait plus composait le plus clair de mes secrets plaisirs : maintenant, je meurs honteux comme un privilégié qui aurait assisté à une fête sublime qu'on ne donnera qu'une fois. Chers objets, vous n'avez plus pour témoin qu'un aveugle qui meurt...." (Marguerite Yourcenar)

Vivre le Festival d’Avignon pour éprouver cette forme particulière d’amour qu’est l’amour du théâtre


Lorsqu’il y a quelques années, l’auteur-metteur en scène-acteur-dessinateur-réalisateur gourmand, Olivier Py commençait à rencontrer l’écoute des médias, celui-ci réitérait chaque fois que l’occasion s’en présentait ce qui ressemblait presque à une confidence faite à l’oreille : sa vie était «habitée» par trois amours, Dieu, les hommes et le théâtre. Trois amours sans véritable contrepartie représentationnelle. Aucune image concrète à la clef pour matérialiser les entités que sont « Dieu », « les » hommes, « le » théâtre. Juste des conduites socialement nourries de croyances plus ou moins intenses d’où s’instruit le sentiment idéel que l’on appelle « l’amour de Dieu », « l’amour des hommes » ou « l’amour du théâtre ». Bien entendu, ce ne sont pas les mêmes croyances qui sous-tendent ces trois amours. Au reste, ce ne sont pas non plus aux mêmes registres sociaux d’action et d’expression auxquels on a recours pour vivre notre amour de Dieu, notre amour des hommes ou notre amour du théâtre : on prie Dieu, on séduit les hommes, on critique le théâtre. En ce sens, « prier », « séduire » ou « critiquer » décrivent, avec plus de justesse, des différences propres à qualifier notre relation d’amour avec chacune des trois entités que sont Dieu, les hommes et le théâtre, et permettent surtout de ne pas subsumer sous le seul mot « aimer » des manières d’être au monde relativement distinctes. Il en va de même des émotions fortes qui semblent accompagner de manière similaire notre relation à Dieu, au théâtre et aux hommes ; elles ont l’air d’être quelquefois les mêmes lorsqu’il s’agit de rire, de sourire, de pleurer, etc… Mais, là encore, ces actes sémiques par lesquels s’exprime notre état d’âme d’un moment doivent être analysés pour eux-mêmes dans la singularité de la pratique qui les fait surgir. Et, même lorsqu’il ne s’agit plus de comparer Dieu, les hommes et le théâtre, mais plutôt une pratique culturelle avec une autre pratique culturelle, de nouveau, on est en mesure d’inventorier des différences : si le cinéma parvient souvent à nous tirer des larmes qui nous laissent ahuris à la fin d’une séance lorsque la lumière nous tire collectivement du générique de fin, le théâtre, lui, nous entraîne rarement vers ces registres de l’intime et moins contrôlés pour favoriser des expressions plus codifiées par le fait même d’être public en public et d’être constamment rappelé à un ordre public spécifique de la pratique théâtrale . Au demeurant, cette dernière remarque apparaît toujours comme un préalable méthodologique indispensable pour tous ceux qui désirent analyser « sur le terrain où elle s épanouit » la réception des objets culturels. La réception culturelle repose, en effet, sur un principe de singularité où une pratique culturelle – être au théâtre, aller au cinéma, contempler une peinture, etc. – renvoie à un régime sémiotique spécifique – du théâtral, du cinématographique, du pictural, etc. - qui font que les œuvres auxquelles nous nous confrontons vont exister et être interprétables et interprétées en fonction de ce régime spécifique. Ce cadre d’interprétation est construit à l’aune de notre pratique du théâtre, du cinéma, de l’opéra ou de l’exposition, et notre relation aux objets de nos pratiques, elle, est alimentée par nos attentes, des attentes qui se transforment avec le temps et en fonction de l’intensité de nos pratiques. Cependant qu’a-t-on dit réellement lorsqu’on a énoncé que l’amour du théâtre se vit en fonction d’un cadre – appelons-le pour aller vite « théâtralité » - qui structure spécifiquement nos actes sémiques d’expression et d’émotions lorsque, spectateurs, nous nous retrouvons face à une œuvre à laquelle nos attentes personnelles nous ont plus ou moins préparés ? En réalité, on ne dit que très peu de choses si l’on ne dit rien de ce que sont ces « attentes personnelles » qui semblent contenir à elles-seules le sésame de notre amour du théâtre . C’est pourquoi, l’on va tenter, dans les lignes qui suivent, d’esquisser quelques balises sociologiques pour comprendre la nature de ces « attentes personnelles », attentes qui sont généralement instruites à la croisée d’un horizon individuel, privé et d’un horizon social, public. Nous verrons donc l’importance qu’il y a à saisir le moment de la réception pour comprendre où se situe la genèse du plaisir théâtral. Dans un deuxième temps, nous observerons comment la recherche de ce plaisir peut se transformer en une quête frénétique qui explique, en partie, ce que l’on ira chercher, hors des théâtres, dans l’offre abondante et concentrée du Festival d’Avignon. Enfin, il s’agira de saisir la nécessité pour certains spectateurs de prendre la parole dans ce Festival afin d’exprimer publiquement leur volonté de continuer à vivre là leur carrière de spectateur.

Le moment de la réception théâtrale : à la croisée de nos attentes personnelles


«Un préjugé nous fait croire que la cause d’une œuvre d’art était ce que cette œuvre avait à dire» écrit l’historien Robert Klein. Ceci explique en partie le succès des études littéraires ou théâtrales où l’on tente indéfiniment de décoder les significations des œuvres dans l’espoir de mettre au jour l’ensemble des strates susceptibles de contenir toutes les modalités de la « jouissance » au théâtre. Cependant, au théâtre, plus qu’ailleurs, le plaisir est rarement contenu a priori dans l’œuvre elle-même, mais bien dans le moment de sa représentation, d’où l’importance de s’interroger plus avant sur le moment de la réception théâtrale. Pour s’en convaincre, il suffit de se poster à la sortie d’une représentation et d’écouter les échanges les plus immédiats qui ont lieu entre les spectateurs. On se complaît toujours à rapporter ce que l’on a vu sous la forme d’un témoignage qui relève combien le comédien qui interprétait tel rôle était bon, combien la mise en scène était moderne, combien le public a vieilli, etc… Les commentaires interviennent là comme autant de réifications publiques de ces petits bonheurs privés qui nous ont personnellement permis d’ « entrer » dans le spectacle et de se l’approprier. Il y a comme une nécessité, une urgence de se rappeler les uns aux autres sur-le-champ « comment c’était » en important voire en imposant dans ce « comment c’était » une part de nous-même. Il est essentiel de constater d’ailleurs que ce qui fera l’objet de discussions et de controverses quand il y en a, c’est précisément cette part de nous-même rapportée à ce que l’on vient de voir. Comprendre le moment de la réception théâtrale revient alors à tenter de prendre en compte le bénéfice produit par cette activité de mise en mots si singulière considérée pour elle-même. Ce n’est que de cette prise de vue que l’on sera en mesure d’apercevoir la mosaïque très colorée des démarches sociales qu’une pente plus « naturelle » conduit vers la valorisation de ce que l’on est enclin à ressentir comme beau.
Ce que l’on peut désigner comme un pragmatisme de l’expérience esthétique, on le retrouve explicitement encore dans l’ouvrage Art as Experience de John Dewey ; pour ce dernier, l’activité artistique correspond toujours au produit d’une première dimension, celle de la tension, de la réaction corporelle, d’une anticipation, et d’une seconde dimension, intellectuelle, réconciliatrice : « Pour donner une idée de ce que c’est que d’avoir une expérience – écrit Dewey - imaginons une pierre qui dévale une colline. [...] La pierre se décroche de quelque part et se meut, d’une manière aussi régulière que les conditions le permettent, vers un endroit et un état où elle sera au repos, vers une fin. Imaginons, en outre, que cette pierre désire le résultat final, qu’elle s’intéresse aux choses qu’elle rencontre sur son chemin, aux conditions qui accélèrent et retardent son mouvement dans la mesure où elles affectent la fin envisagée, qu’elle agisse et réagisse à leur encontre selon la fonction d’obstacle ou d’aide qu’elle leur attribue, et qu’elle établisse un rapport entre tout ce qui a précédé et le repos final qui apparaît alors comme le point culminant d’un mouvement continu. La pierre aurait dans ce cas une expérience et cette expérience aurait une qualité esthétique. […] Les «ennemis de l’esthétique» - ajoute Dewey - se mettent en travers de la trajectoire et écartèlent l’unité d’une expérience dans des directions opposées. [En ce sens], lutte et conflit peuvent procurer une jouissance bien qu’ils soient douloureux : c’est qu’ils font partie de l’expérience en ce qu’ils la font progresser. [À la limite, toute expérience jouissive peut s’assimiler à une douleur]. Autrement on ne pourrait pas y faire entrer ce qui a précédé. Car “faire entrer” dans une expérience vitale, c’est plus que placer quelque chose à la surface de la conscience au-dessus de ce qui était connu auparavant. Cela implique une reconstruction qui peut être douloureuse.» Ce que Dewey décrit nous invite tout naturellement à repenser le moment de la réception théâtrale où se noue le lien entre représentation et public, sans que la concordance entre l’un et l’autre ne soit pour autant nécessaire : les ratages étant possibles au niveau de l’intention, de la réception, ou de leur combinaison. Le plaisir, lorsqu’il naît de ce moment, résulte toujours d’une coïncidence particulière et rare entre soi et les autres. Ce moment précis où l’on se vit « soi-même comme un autre » dirait Ricœur, un moment propre à toutes les expériences culturelles marquantes de notre vie, qui donne un sens à cette dernière et nous amène à « entre en carrière de spectateur » pour tenter de revivre avec la même intensité les émotions liées à ce(s) moment(s) marquant(s). Il est important de souligner que ces moments sont rares – en général, un spectateur qui est allé au théâtre toute sa vie se souvient de deux ou trois grands moments depuis lesquels il reliera l’ensemble de ses autres expériences théâtrales -. Il faut, pour être juste, préciser que le premier moment où l’on ressent du plaisir au théâtre ne coïncide qu’exceptionnellement avec la première fois où l’on va au théâtre. Ces moments peuvent également ne jamais se produire et les attentes personnelles vis-à-vis de la chose théâtrale ne prennent alors aucune forme particulière . On n’a alors pour le théâtre qu’un intérêt lointain ou une certaine indifférence. En revanche, certains publics se piquent – comme ils le disent eux-mêmes de théâtre – et vont se mettre frénétiquement en quête de ces moments de plaisir théâtral qui vont donner un sens particulier à leur carrière de spectateurs.

Le Festival d’Avignon au risque de la loi des rendements décroissants


Dans le beau livre intitulé Essais d'ethnopsychiatrie générale, l’ethnologue George Devereux développe sous un angle singulier la psychopathologie du comportement criminel en tant que fondatrice d'un certain négativisme social. Méthodologiquement, les attendus de l'analyse qu'il entend mettre en jeu pourraient fort bien inspirer des approches en sociologie de la culture lorsqu’il s’agit de comprendre certaines attitudes spectatorielles et notamment la frénésie de consommation culturelle. En quelques mots, l’idée de Devereux qui lui permet de relier négativisme social et psychopathologie criminelle repose sur deux postulats :

Il y a relation fonctionnelle entre le type de crime commis et la nature du conflit. Dans bien des cas, l'angoisse, engendrée par un conflit donné ne peut être apaisée que par l'accomplissement d'un acte criminel particulier. Le comportement type d'un criminel donné constitue en quelque sorte, son cachet ou sa marque déposée ; il porte l'empreinte de sa personnalité autant que le ferait un poème écrit par lui. Cette analogie est loin d'être superficielle. Les conditions extrêmes du travail criminel sont en effet à peine plus limitatives que ne l'est pour l'artiste la nature de ses matériaux.
le comportement criminel, étant symptomatique d'un conflit, comporte à sa résolution un "bénéfice névrotique" dans la mesure où il apaise l'angoisse que suscite ce conflit. Du point de vue pragmatique et social, ces bénéfices névrotiques sont soumis à la loi du rendement décroissant. Cette loi pourrait s’énoncer ainsi : le premier crime est généralement celui qui apporte le plus intense des bénéfices névrotiques. Chaque fois qu’il commet un nouveau crime, ce bénéfice perd régulièrement en intensité, ce qui conduit souvent le criminel à multiplier en nombre ses actes afin de compenser l’intensité décroissante avec laquelle il vit chaque nouveau crime.

Le lecteur, je l’espère, me pardonnera de transposer un peu brutalement l’approche que Devereux opère pour expliquer le comportement criminel vers les sphères du théâtre et de comportement spectatoriel. Il ne faut y voir que friction théorique visant à formuler quelques hypothèses pour éclairer et faire travailler certaines observations de terrain. Tentons donc la transposition en changeant quelques mots afin de substituer « comportement culturel » à « comportement criminel » et voyons ce que deviennent nos deux postulats théoriques :

Il y a relation fonctionnelle entre le type de pratique culturelle et la nature des attentes spectatorielles. Dans bien des cas, l'angoisse, engendrée par des attentes données ne peut être apaisée que par l'accomplissement d'un acte culturel particulier. Le comportement type d'un spectateur donné constitue en quelque sorte, son cachet ou sa marque déposée ; il porte l'empreinte de sa personnalité autant que le ferait un poème écrit par lui. Cette analogie est loin d'être superficielle. Les conditions extrêmes du travail spectatoriel sont en effet à peine plus limitatives que ne l'est pour l'artiste la nature de ses matériaux.
le comportement culturel, étant symptomatique de certaines attentes, comporte à sa résolution un "bénéfice névrotique" dans la mesure où il apaise l'angoisse que suscitent ces attentes. Du point de vue pragmatique et social, ces bénéfices névrotiques sont soumis à la loi du rendement décroissant. Cette loi pourrait s’énoncer ainsi : la première prise de plaisir au théâtre est généralement celle qui apporte le plus intense des bénéfices névrotiques. Chaque fois qu’il retourne au théâtre, ce bénéfice perd régulièrement en intensité, ce qui conduit souvent le spectateur à multiplier en nombre ses sorties afin de compenser l’intensité décroissante que lui procure chacun de ses actes.

Dès lors, tout comme la pratique criminologique peut se comprendre grâce aux régularités caractéristiques de comportements criminels avérés, la pratique du théâtre pourrait, elle aussi, s’entendre grâce aux régularités sociales motivées par les attentes culturelles nourries dans chaque sortie au théâtre. En ce sens, on pourrait concevoir que les propositions culturelles que mettent en œuvre les grands Festivals tels que le Festival d’Avignon permettent d’assouvir nos désirs de théâtre dans ce qu’ils peuvent avoir parfois de frénétique. La profusion de l’offre de spectacles du In et du Off à Avignon ne serait dès lors que le signe de cette tragédie moderne de la culture. On est tout près de ce que le sociologue Georg Simmel avance lorsqu’il prétend que nos pratiques culturelles correspondent avant toute chose à un développement et une réalisation de soi par assimilation des contenus culturels qui s’offrent à nous, et que nous serions susceptibles de revendiquer ; notre plus grand problème est que l’offre de contenus excède de très loin ce que nous sommes en mesure d’assimiler. On le conçoit aisément à Avignon où il n’est pas un seul spectateur qui puisse prétendre avoir tout vu, In et Off confondus, et ce, même s’il consacre tout son temps et tout son argent au Festival. Et selon Simmel, si le sens que tout individu dépose dans une pratique culturelle vise à enrichir ce dernier, l’hypertrophie de l’offre de contenus ne peut potentiellement que l’accabler, d’où une situation paradoxale, voire tragique. Dès lors, le seul refuge moral qui puisse être envisagé est celui du renoncement matériel à cette totalité intangible de la culture, et ce, au profit de choix restreints que l’on présente en général comme parfaitement assumés. De fait, le programme de tout spectateur avignonnais se fait sur une série de critères qu’il tente de rendre objectifs sur la base d’une reconnaissance directe ou indirecte qu’il possède a priori – metteurs en scène, texte, comédiens, lieux, critiques, etc. -, et non sur une sélection qu’il ferait en totale prescience de ce que revêt chacune des propositions du Festival. C’est ainsi que l’on active chaque fois que nous faisons un choix pour une pièce, non une curiosité simple, mais tout un réseau de références façonné par notre expérience, notre carrière de spectateur. Et, quand bien même l’on justifie de ce choix comme étant « tout à fait personnel », on réalise volontiers qu’il s’agit, en réalité, du produit d’un grand nombre de contraintes sociales et culturelles. On feint heureusement, et souvent utilement, de l’ignorer. Suivons plus loin encore le pessimisme de Simmel. On l’a compris, le tragique est inscrit dans la culture via la conscience que l’on a de ne pas la posséder en totalité. Mais ce n’est pas tout ; pour Simmel, le tragique est également inscrit dans les conditions mêmes de ce que l’on s’approprie. En effet, lorsque l’on décide de s’approprier un objet culturel, d’assister à une pièce de théâtre, on tente d’ajouter une pièce à cette carrière de spectateur qui profile notre personnalité. C’est ce profil culturel qui nous permet pour nous-mêmes et aux yeux des autres de « dire » une part, souvent profonde et intime de ce que l’on est. Et pourtant, c’est là le paradoxe tragique : ce soi intime s’est construit, on le voit bien au théâtre, avec l’ensemble du public. Alors que signifie affirmer grâce à nos goûts en matière de culture ce que l’on est singulièrement quand tant d’autres nous ressemblent dans leurs expériences ? Comment nous distinguer d’autrui en faisant appel à des pratiques dont la banalité peut devenir très vite évidente ? Comment cependant être reconnu pour ce que l’on est, par un autre qui n’aurait pas le même cadre de référence que nous ? Autant de questions sans réelles réponses qui conforment la face tragique et paradoxale de notre devenir en actes. Autant de questions qui expliquent néanmoins le sens et la valeur que nous accordons à la quête de nous-mêmes. Autant de questions qui consolident la dimension affective que nous plaçons dans nos démarches culturelles qui, rapportées à cette fameuse loi des rendements décroissants exposée plus haut, prend un sens particulier à Avignon.

Avignon 2005 : déception publique ou déception du public ?


À Avignon, on l’a compris, ce ne sont pas des spectateurs de théâtre comme les autres auxquels on a affaire. Avignon, au reste, n’est pas un gros théâtre. C’est devenu une ville-Festival, c’est-à-dire une ville reconfigurée, transfigurée par la pratique du théâtre et soudainement habitée par des spectateurs qui font de ce vaste espace public un espace à la dimension de leurs attentes personnelles. Ce n’est plus l’espace public de la ville auquel on est confronté en temps de Festival, mais à une mise en espace public d’une pesudo-réponse à une demande frénétique de théâtre, ou du moins que l’on se représente comme frénétique. Chacun espère y trouver théâtre à son goût, ou du moins retrouver l’intensité, l’émotion originelle d’un premier grand moment de théâtre. C’est sans doute la première raison pour laquelle le Festival d’Avignon est à ce point porteur de grandes aspirations, comme il l’est de grandes déceptions. La mémoire collective reste habitée par la nostalgie du théâtre populaire mythologique qui n’a jamais véritablement existé à Avignon et par les expériences spectatorielles récentes les plus marquantes. Le Soulier de Satin d’Antoine Vitez (1987), Le Mahabharata de Peter Brook (1985) et La Servante d’Olivier Py (1995) sont les dernières grandes épopées auxquelles on fait aujourd’hui référence pour lire et exprimer ce que l’on ressent au sortir de chaque nouveau Festival. Trois épopées qui signalent le surplus de sens que chacun espère trouver à Avignon. Un surplus de sens qui, ici, permet surtout de faire concorder une quête de bonheurs privés avec une émotion publique. Points de repère, points de mémoire, ces « grandes » pièces font aussi référence comme point de transmission. Elles interrogent du même coup le Festival en tant que champ d’expérimentation des possibles scéniques. L’économiste Albert O. Hirschman explique dans son livre Exit, Voice and Loyalty comment on réagit lorsqu’un bien ou un service ne répondent plus tout à fait à nos attentes : la plupart du temps – dit-il – on fait défection. Faire défection (exit), c’est abandonner ce bien ou ce service. S’il est simple de faire défection quand on a affaire à une marque de potage – on choisit une autre marque -, cela devient extrêmement compliqué lorsque le bien ou le service que l’on recherche occupe une situation de monopole et qu’il n’existe aucun bien ou aucun véritable de service de substitution. Une issue reste toutefois possible grâce à la possibilité que nous avons de faire savoir notre désaccord en prenant la parole (voice) pour exprimer notre ressentiment. Et si cette prise de parole est possible – ajoute Hirschman – c’est qu’avant tout les individus, les participants, les pratiquants sont loyaux (loyalty) : ils préfèrent dire ce qu’ils ressentent plutôt que de prendre la porte. Là encore, se manifeste, par nécessité, une expression privée dans un cadre public. L’analogie avec le Festival d’Avignon se laisse ici facilement envisager. Le Festival apparaît comme un lieu unique aujourd’hui et deux alternatives sont possibles lorsqu’il semble s’écarter de ce que l’on attend de lui. Soit on le quitte sans trouver nulle part ailleurs en France « d’autre Avignon ». Soit on le critique en allant jusqu’à le menacer d’une fin prochaine qui résulterait de la possible défection de la totalité de ses participants . Il est très important de prendre en compte cette idée forte de loyauté dans la pratique qu’avance Hirschman pour comprendre les prises de paroles et le sens qu’elles revêtent. Toutes ces prises de parole publiques fonctionnent comme autant de rappels à un ordre relevant d’attentes personnelles vis-à-vis de ce que l’on se représente comme devant être « le » Festival d’Avignon. Ces représentations - qu’on se rassure - ne sont ni figées, ni rigides, mais imposent à chaque saison avignonnaise un cadre souple susceptible d’accueillir les aspirations spectatorielles de chacun. Il faut avoir vécu avec le Festival pour comprendre cela, diront les plus fidèles et les plus assidus des Festivaliers. Au reste, ne pas avoir vécu le Festival dans la durée, ou n’avoir vécu qu’une ou deux éditions antérieures précipitent souvent les représentations que l’on peut avoir du Festival. C’est ce qu’illustre fort bien le petit pamphlet de Régis Debray, Sur le pont d’Avignon , ou du moins ce qu’il imagine être un pamphlet : rien d’autre qu’une redécouverte du Festival, faussement candide mais dogmatiquement réactionnaire, par un rhéteur habitué à surfer « subtilement » sur la vague de la démagogie anti-intellectualiste chique ; rien d’autre qu’une redécouverte du Festival par un rhéteur qui n’y était pas venu depuis 1956. Le choc était inévitable : « Il y avait du « symbolique » - écrit-il - en 1956 parce qu’existait un fonds commun de savoirs et de mythes […]. En 2005, les trois quarts du répertoire moderne « consensuel et fédérateur » égrène à nos oreilles des noms d’Ouzbecks, raconte des histoires de magdalénien moyen ». Pauvre Régis, on se surprend à imaginer, dans la même lignée, le choc que représenterait pour lui le fait de rallumer aujourd’hui la télévision s’il ne l’avait pas vue depuis les années soixante. Comment aborderait-il les centaines de chaînes disponibles sur le câble ou le satellite ? Quelle serait son émotion en constatant qu’il n’y a plus une seule grande chaîne « fédératrice » en noir et blanc, mais des dizaines de chaînes thématiques consacrées au patrimoine cinématographique, à la diffusion du théâtre, des chaînes « religieuses » spécialisées – KTO, TFJ, etc. - , une chaîne gay – Pink TV -, etc… Sans doute s’empresserait-il de nous faire à la hâte un nouveau livre sur notre perte de repères, d’égrener un nouveau plaidoyer au nom de cette fameuse litanie du « c’était mieux avant », pour enfin nier la compréhension de ce qui est au profit de ce qu’il voudrait que ce soit. En ce sens, le petit pamphlet de Debray sur Avignon ne devrait légitimement en aucun cas être perçu comme un témoignage supplémentaire à mettre à charge des polémiques de l’été 2005 qui ont ébranlé – dit-on – le Festival. Ceux qui sont les premiers porteurs de ladite polémique connaissent, eux, fort bien la manifestation et ne sont pas animés par la sensiblerie affectée d’un Pont d’Avignon « debrayé ». Non, leurs prises de parole sont bien celles de spectateurs loyaux qui se sont bel et bien transformés, avec le temps, en « participants » selon l’heureuse injonction de Vilar.
Le 17 octobre 2005, les directeurs du Festival – « Hortense et Vincent » - organisaient à la Chapelle des Pénitents blancs, une rencontre ouverte avec les spectateurs avignonnais, histoire de faire un dernier bilan sur l’été agité. Une spectatrice d’une soixantaine d’années, amie du Festival, prend la parole : « Oui, nous lisons les journalistes qui pour la plupart connaissent bien le Festival et nous respectons leur travail quand il est recevable à nos yeux, c’est-à-dire quand il est objectif, mais nous, spectateurs, nous avons notre propre avis… Pas besoin d’eux pour cela…Oui, vous nous avez donné Py, Sivadier et Warlikowski… Vous avez raison de nous rappeler que le Festival est aussi un lieu de lancement de nouvelles esthétiques auxquelles on n’est pas obligé d’adhérer… Cela nous intéresse… Mais, bon sang, « La Cour ! »… Préservez « la Cour » et vous pourrez faire passer ce que vous voulez à côté… Depuis trente-cinq ans, je viens au Festival, je vais tout voir, mais surtout, je fais venir des amis pour leur montrer ce que c’est « Avignon », et donc forcément, j’espère pouvoir les emmener dans « La Cour », et là, je n’ai pas pu, vraiment pas… Moi je l’ai vu le spectacle des larmes… Mais y emmener mes amis, certainement pas… C’est sacré pour moi, cette « Cour »,… Alors s’il vous plaît, soyez les gardiens de « notre Cour » pour que nous puissions vivre pleinement notre Festival… ». Comme le dit Jean-Louis Fabiani : « nous étions ici au cœur de l’exigence originaire du Festival, qui en est aussi l’ultime justification ». Une fois de plus, Avignon-été 2005 témoigne de la place que revendique le spectateur de théâtre dans le dispositif Festivalier, une place où ses déceptions publiques sont avant tout le signe expressif de sa volonté de continuer à pouvoir parler ici, dans l’ancienne cité des Papes, de ses bonheurs privés. Une autre manière de dire son amour passionné du théâtre. Pendant ce temps, rue de la République, dans le plus vieux cinéma d’Avignon, le Pathé-Palace, on pouvait observer d’autres publics se presser pour aller voir un remake des années 50 - véritable remake celui-là - signé Spielberg d’après H.G. Wells, La Guerre des Mondes, un soi-disant film de science fiction.