« Dans un monde qui est bien le nôtre, celui
que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un
événement qui ne peut s’expliquer par les lois mêmes de ce monde familier.
Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions
possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de
l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou
bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la
réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de
nous… ». Le
fantastique selon Tzvetan Todorov s’insinue dans le temps de cette incertitude
durant laquelle on tente de comprendre à quelle réalité et à quelles lois répond
notre perception de l’événement inexplicable. L’art du jeu vidéo, pour sa part,
se nourrit de la nature même de cette incertitude-là pour en étirer l’univers
dans un temps et dans un espace propres, un univers qui, s’il entretient encore
avec notre monde quelques accroches familières, nous incite, non pas à avoir
peur face à un monde qui se déroberait sous nos pieds, mais à domestiquer précisément
tout ce qui semble nous échapper de prime abord. C’est au reste au moment où
s’éveille notre volonté de domestication de ces univers imaginaires que l’on
prend conscience de ce qui nous en sépare et par là même des sensations,
émotions et attitudes qu’il nous faut mobiliser pour le conquérir. Entrer dans
un jeu vidéo, c’est franchir un passage, un portail, un seuil virtuel,
symbolique et structuré qui nous permet d’accéder librement à un niveau de
réalité qui nous offre un sentiment de tension et de joie et qui donne à notre
esprit l’intellection d’autres mondes perceptibles en nous permettant de mieux
toucher du doigt ce qui fait « art » dans l’art conçu comme matière à
sublimer notre monde.
Du
plus dépouillé au plus sophistiqué, il n’est pas de jeu vidéo qui dans
l’expérience qu’il induit – la
play-experience – ne nous propose pas par l’entremise de son processus de
jouabilité une théorie de l’être au monde ainsi que du sens et de la valeur de
notre vie. Car le jeu « est la vie
dans ce qu’elle a de plus simple et de plus immédiat. […] On constate que le
jeu s’installe et se développe de plus en plus dans la vie de tous les jours –
non seulement le jeu, mais principalement l’idée de jeu, qui donne sens à de
nombreuses conduites, lesquelles, pour n’être pas dénuées de sérieux,
d’importance et même de gravité, n’en sont pas moins ludiques » (Jacques Henriot, Sous couleur de jouer, Paris, Éditions José Corti, 1989). En ce
sens, le jeu vidéo, en soi, est une forme de l’art total du XXIe siècle qui est
susceptible de porter les mêmes ambitions récapitulatives que l’on a connu avec
certaines œuvres magistrales du cinéma comme celle de Joseph L. Mankiewicz,
John Ford, Fritz Lang, Jacques Tourneur, Walt Disney, Hayao Miyazaki, Terry
Gilliam, Steven Spielberg, Peter Jackson ou Ingmar Bergman, avec certaines
séries comme Lost, Alias ou le Prisonnier, avec certaines œuvres
picturales comme celles qui prennent corps dans la renaissance et le baroque sur
les toiles de Rembrandt, de Vinci, Rubens, Raphaël, Titien et, de manière si
singulière, de Vermeer. Qui a déjà tenté de se perdre dans les troublants
petits tableaux intitulés l’Astronome
ou le Géographe et signés du maître
de Delft peut comprendre comment l’énigme nait d’un jeu entre une toile et la
totalité d’une œuvre, entre le grain de lumière qui traverse une scène
d’intérieur et la projection du monde qui s’y condense. Si l’on ne se place pas
en situation de jouabilité en regardant les toiles de Vermeer, c’est l’art
pictural lui-même qui nous échappe. C’est la condition du regardeur, du
spectateur qui s’anime là, active par nécessité, exploratrice dans sa
dynamique. Sans ce choix consenti d’accepter cette condition du jeu qui doit se
mettre ici en branle, on ne reste qu’à la surface des nervures de la toile sans
jamais vraiment pénétrer la représentation c’est-à-dire entrer dans ce niveau
de réalité saisissante où commencent tous les mystères qui façonnent sa signification
tout comme le message dont elle est dépositaire tant dans sa forme que dans sa
finalité. Ce que nous laisse entrevoir Vermeer, c’est bien que l’esthétique artistique
est ludique par essence, que l’attitude du spectateur ne saurait se restreindre
à une vision contemplative de l’art au risque de passer à côté de ce que
l’artiste tente de lui communiquer par le biais de sa toile : toi qui regardes, comprends bien que cette
toile a été peinte en un autre temps et que je sais au moment où je la peins
que tu la regarderas plus tard. Tout y est, tu peux tout comprendre si tu te
donnes la peine de faire les mêmes hypothèses sur le monde que celles que j’ai laissées
ici à ton attention. Donne-toi simplement la peine d’y croire sans méfiance.
Le jeu vidéo est bien un art total, car s’il
est ludique par nature, il porte aussi l’ambition souveraine de s’inscrire dans
une histoire connotée, diaprée de correspondances et de références à tous les
arts qui l’ont précédé comme nous permet de le découvrir Jean-Jacques Launier,
commissaire de l’exposition consacrée à l’inspiration française de l’Art dans
le jeu vidéo. Si la France occupe une place essentielle dans la création des
jeux vidéo, c’est bien du fait de l’ancrage de cette création dans un héritage
non discontinu du regard que la France a posé sur l’art et la culture en
général, un regard internationalisé qui n’a de cesse d’irriguer l’innovation
artistique. Cependant là les États-Unis ou le Japon ont su intégrer la création
contemporaine en marche dans l’immédiateté de l’ensemble de industries
culturelles à commencer par le cinéma et les séries, en France, c’est
principalement le jeu vidéo qui aimante le plus de dimensions artistiques de
notre modernité. Le voyage qui nous est proposé ici est infini, car indéfiniment
« réactivable ». C’est au reste là que se trouve la singularité du
désir qui habite tous les « gamers » lorsqu’ils entrent dans l’un de
leurs univers : il nous est tous arrivé de revoir et de revoir encore
notre film préféré espérant qu’au détour d’une scène quelque chose change,
qu’un personnage puisse enfin échapper à la mort ou à un destin tragique, jusqu’à
ce que l’on admettre une bonne fois pour toutes que tout est fixé et seule
notre imagination est capable de résoudre nos dérivations narratives. L’art
dans le jeu vidéo, c’est ce qui nous permet de nous laisser imaginer que nous
pouvons prendre la main pour façonner, un monde à notre image, une destinée où
la « suspension of disbelief »
— pour reprendre le mot de Coleridge — ouvre le règne définitif du merveilleux
et de l’incroyable. En effet, ici, au cœur du jeu et au contraire de ce qui se
passe notre monde réel, le merveilleux et l’incroyable tiennent avant tout au
fait qu’à chaque instant l’on peut tout recommencer pour ne croire qu’en nous-mêmes.
On y pense et puis, on l’oublie… Encore…
(Nota : la version intégrale de cet article écrite en collaboration avec Damien Malinas et Raphael Roth est publiée en totalité dans le catalogue de l'exposition)