L’interrogation qui doit être au cœur de tout travail de sociologie de la culture est bien celle qui consiste à se demander ce que l’on peut faire pour exploiter de manière compréhensive les réponses que tout individu est susceptible de fournir lorsqu’il accepte de répondre à un questionnaire. Prenons par exemple la question 53 de la fameuse enquête sur les Pratiques culturelles des français : parmi les disques et les cassettes possédés dans votre foyer, quels sont les genres de musique que vous avez ?
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Des chansons ou des variétés françaises
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Des musiques du monde
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Des variétés internationales
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Du rap
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Du hard-rock
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Du rock
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De la musique d’opérette
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De la musique d’opéra
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De la musique classique
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De la musique de films ou de comédies musicales
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De la musique d’ambiance ou pour danser
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Des chansons pour enfants
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De la musique militaire
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De la musique folklorique
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De la musique contemporaine
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D’autres genres de musique
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NSP (ne sait pas)
On pourrait discuter indéfiniment de ce que recouvrent ces genres-là, se demandant si les musiques du monde sont si différentes des musiques folkloriques, si le rap peut s’entendre aussi comme de la variété internationale, ou bien encore si selon les dispositions d’écoute que l’on a, on ne peut pas adopter la musique militaire en guise de musique d’ambiance. Aussi, sans doute faut-il avoir assez de bon sens déflationniste pour admettre qu’au fond, le péril majeur de nos questionnaires d’enquête n’est pas qu’ils utilisent ou non des catégories génériques idoines – on a compris qu’ils ne le peuvent jamais réellement –, mais plutôt qu’ils transfigurent toujours plus ou moins nos pratiques culturelles en «pratiques pleines», laissant filer à travers leurs mailles les «Séraphin Lampion»(*) de tout poil ordinairement en passe de nous dire comme dans les bijoux de la Castafiore : « Notez bien que je ne suis pas contre la musique, mais franchement, là, dans la journée, je préfère un bon demi ».
Dans un texte
remarquable intitulé «Conduites sans croyance et œuvres d’art sans spectateur»,
l’historien Paul Veyne définit le concept de médiocrité quotidienne, un
concept qui habille parfaitement les bonnes répliques de Lampion puisqu’il
pointe la déperdition d’énergie qui, selon la situation envisagée, existe d’une
part, entre la réalité et ses représentations et, d’autre part, entre les idéaux
que l’on proclame et la manière de vivre ces idéaux: « la réalité – dit-il
– est plus forte que toutes les descriptions qu’on peut en donner; et, il faut
avouer que l’atrocité, lorsqu’on la vit, dépasse toutes les idées qu’on pouvait
s’en faire. En revanche, quand il s’agit de valeurs et de croyances, c’est le
contraire qui est vrai : la réalité est très inférieure aux
représentations qu’elle donne d’elle-même et aux idéaux qu’elle
professe ». La réalité, il est vrai, est rarement aussi emphatique que les
récits qu’on en prodigue. La réalité des faits culturels est du même ordre.
L’esthétique des objets culturels qui peuplent notre existence devrait, au
demeurant, s’assimiler à une esthétique du détachement, où seules
quelques œuvres se « détachent » des autres pour alimenter la part
intime de l’imaginaire culturel. Au regard de la difficulté qu’il y a à
atteindre cette part intime qui est aussi une part sociale d’une personnalité
culturelle à l’œuvre, on pourrait se demander, dès lors, à quoi servent les
dispositifs d’enquête que l’on n’a de cesse de reconstruire ? Pourquoi
s’évertuer à armer autant de questionnaires ou d’entretiens sur les formes
culturelles, si chaque connaissance produite contient déjà, en germe, la
critique qui la prédestine au rebut du théorico-empirique ? La réponse se
trouve très certainement dans la situation d’enquête elle-même, précisément
dans le moment où se produit la médiation entre questionnaire et enquêté.
Chaque questionnaire posé, chaque entretien passé proposent toujours en creux
leurs idéaux culturel. La question 53 des Pratiques Culturelles de français
présuppose, sans précaution particulière, que l’on possède de la musique
enregistrée chez soi, donc le matériel nécessaire à son écoute, et enfin le
temps disponible pour se consacrer à cette écoute. Il n’en reste pas moins que
le questionnaire offre, jusque dans ses questions les plus incongrues aux yeux
de certains, une connexion immédiate avec d’autres espaces sociaux et d’autres
modes de vivre la quotidienneté de l’existence : il nous met face à
notre «être-au-monde», mais un «être-au-monde» qui implique une existence
sociale qui ici prend corps dans une communication sociale singulière qui
fictionnalise une petite part de nous-mêmes. Comme le souligne François Flahault,
«exister, ce n’est donc pas seulement compter aux yeux des autres, c’est se
sentir vivre dans le même monde qu’eux».
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(*) Personnage d’Hergé, Séraphin Lampion est un agent d’assurance qui intervient à plusieurs reprises dans les aventures de Tintin et qui se caractérise par son indifférence crasse face à la trame de l’aventure même du récit dans lequel il apparaît. J’emprunte ce relevé de Tintin au principe de cruauté de Clément Rosset.
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(*) Personnage d’Hergé, Séraphin Lampion est un agent d’assurance qui intervient à plusieurs reprises dans les aventures de Tintin et qui se caractérise par son indifférence crasse face à la trame de l’aventure même du récit dans lequel il apparaît. J’emprunte ce relevé de Tintin au principe de cruauté de Clément Rosset.