"Ne vouloir connaître qu'une seule culture, la sienne, c'est se condamner à vivre sous un éteignoir" (Paul Veyne)
Au milieu du XIXe siècle, vers 1850, on peine encore à imaginer ce que sont les contours des sciences sociales telles qu’on les connaît aujourd’hui. À l’époque, on travaille toujours sous l’emprise d’une discipline maîtresse, qui s’appelle la métaphysique. Or nos universités l’ont presque abandonnée aujourd’hui. La métaphysique consiste à réfléchir à la manière dont intellectuellement on pense le monde. Qu’est-ce que l’Être ? Qu’est-ce que nous sommes ? Est-ce que nous sommes faits de chair, de sang ? Est-ce que l’on a aussi une âme ? Est-ce que tout cela s’étudie ? Est-ce que c’est un sujet scientifique ? On est alors dans un contexte étrange. On arrive à peu près à le comprendre quand on lit Les aventures de Sherlock Holmes de Conan Doyle. On s’intéresse de plus en plus aux individus. Les individus sont encore dans l’univers de classes sociales et sont différents les uns des autres. On considère que, comme dans toutes pratiques scientifiques, les individus ont des comportements communs : ce sont des gens qui font à peu prés la même chose. La vraie question qui se passe au milieu du XIXe siècle, c’est de se demander pourquoi des gens ont le même type de comportement, se lèvent à la même heure, ont la même réaction. La Révolution française, par exemple, a enclenché de vraies questions. Pourquoi, alors que l’on a vécu de multiples problèmes jusqu’à la Révolution, pourquoi toute une société se met soudain en œuvre de dire « On arrête ça » et l’on va couper la tête du roi. C’est le commencement des sciences sociales. Qu’est-ce qui va faire que les individus vont avoir un comportement commun ? La métaphysique va s’intéresser à cela. On est donc dans un univers dans lequel on ne sait pas bien ce que sont les contours des sciences. Il était apparu quelqu’un en France, qui a joué un rôle tout à fait important, très minoré dans l’histoire des sciences et l’histoire des idées, et qui s’appelle Mesmer. Il est à l’origine de ce que l’on a appelé l’hypnose. L’hypnose est un procédé formidable, qui se situe bien avant la psychanalyse. C’est ce qui va plonger les individus, tant dans la médecine qu’ailleurs, dans une situation qui permet de leur faire dire des choses qu’ils ne diraient pas dans leur état normal. Est-ce qu’il y a une connexion autre dans la tête des individus entre eux, qui fait qu’ils sont en relation avec d’autres univers, une partie d’eux-mêmes que nous ne connaissions pas ? C’est un univers encore mystérieux. Comme Conan Doyle, on pense qu’il y a des esprits autour de nous, que peut-être les gens qui nous entourent sont en relation avec un au-delà, avec les morts. On se pose tous ce type de questions.
Au milieu du XIXe siècle, vers 1850, on peine encore à imaginer ce que sont les contours des sciences sociales telles qu’on les connaît aujourd’hui. À l’époque, on travaille toujours sous l’emprise d’une discipline maîtresse, qui s’appelle la métaphysique. Or nos universités l’ont presque abandonnée aujourd’hui. La métaphysique consiste à réfléchir à la manière dont intellectuellement on pense le monde. Qu’est-ce que l’Être ? Qu’est-ce que nous sommes ? Est-ce que nous sommes faits de chair, de sang ? Est-ce que l’on a aussi une âme ? Est-ce que tout cela s’étudie ? Est-ce que c’est un sujet scientifique ? On est alors dans un contexte étrange. On arrive à peu près à le comprendre quand on lit Les aventures de Sherlock Holmes de Conan Doyle. On s’intéresse de plus en plus aux individus. Les individus sont encore dans l’univers de classes sociales et sont différents les uns des autres. On considère que, comme dans toutes pratiques scientifiques, les individus ont des comportements communs : ce sont des gens qui font à peu prés la même chose. La vraie question qui se passe au milieu du XIXe siècle, c’est de se demander pourquoi des gens ont le même type de comportement, se lèvent à la même heure, ont la même réaction. La Révolution française, par exemple, a enclenché de vraies questions. Pourquoi, alors que l’on a vécu de multiples problèmes jusqu’à la Révolution, pourquoi toute une société se met soudain en œuvre de dire « On arrête ça » et l’on va couper la tête du roi. C’est le commencement des sciences sociales. Qu’est-ce qui va faire que les individus vont avoir un comportement commun ? La métaphysique va s’intéresser à cela. On est donc dans un univers dans lequel on ne sait pas bien ce que sont les contours des sciences. Il était apparu quelqu’un en France, qui a joué un rôle tout à fait important, très minoré dans l’histoire des sciences et l’histoire des idées, et qui s’appelle Mesmer. Il est à l’origine de ce que l’on a appelé l’hypnose. L’hypnose est un procédé formidable, qui se situe bien avant la psychanalyse. C’est ce qui va plonger les individus, tant dans la médecine qu’ailleurs, dans une situation qui permet de leur faire dire des choses qu’ils ne diraient pas dans leur état normal. Est-ce qu’il y a une connexion autre dans la tête des individus entre eux, qui fait qu’ils sont en relation avec d’autres univers, une partie d’eux-mêmes que nous ne connaissions pas ? C’est un univers encore mystérieux. Comme Conan Doyle, on pense qu’il y a des esprits autour de nous, que peut-être les gens qui nous entourent sont en relation avec un au-delà, avec les morts. On se pose tous ce type de questions.
Et puis, des outils commencent à
apparaître, comme la photographie quelques années plus tard. C’est curieux au début
du XXe siècle, parce que contrairement à aujourd’hui où il suffit de
faire « clic » avec nos portables, à cette époque on photographie des
gens assis, très figés et pour cause : pour imprimer une photographie, à l’époque,
il fallait poser jusqu’à deux, voire trois ou cinq minutes, selon l’impression
du film. Quand on regarde les pellicules, on voit alors des choses un peu
bizarres et on se demande si la photographie n’est pas un outil très intéressant,
qui pourrait servir au delà du visible, à imprimer des choses invisibles. Tout
cela révèle l’univers de pensée dans lequel on est. L’hypnose incite à prendre
en compte de nouveaux outils qui permettraient de voir ce que l’on ne voyait
pas auparavant. Conan Doyle a fait ainsi un très bel essai sur les faits que la
photographie permet de saisir et que l’œil ne voyait pas. Dans
ce contexte, un homme de cette époque, qui s’appelle Gabriel Tarde, parvient à
poser d’une façon assez claire les bases de ce que certains sociologues, comme
Bruno Latour aujourd’hui, appellent les sciences sociales. Tarde prétend
quelque chose d’assez fort, qui est que les individus se comportent de la même
manière parce qu’ils s’imitent les uns les autres. Si vous voulez vous amuser
un tout petit peu, relisez Tarde. Son hypothèse est extrêmement intéressante.
Cela semble audacieux de dire qu’il y a des phénomènes d’imitation. Qu’est-ce
qui nous amène à penser que nous nous imitons les uns les autres, en matière de
comportement ? Dans le même temps, une partie du discours de Tarde est
assez drôle et mérite attention. Il risque des idées. Il pense, dans ce
contexte d’hypnose, que la raison pour laquelle on se comporte de la même manière
est qu’il y a peut-être un lien invisible entre nous, inconscient, qui se passe
dans nos têtes, voire qui serait de l’ordre de l’électricité, du réflexe. Il va
donc aller à la recherche de réflexes sociaux afin de comprendre pourquoi nous
nous ressemblons les uns les autres. Tout cela se passe en France, en matière
de science. Les autres pays travaillent dessus, mais la France tient un privilège
scientifique pour porter ces choses-là, assez extraordinaires à cette époque.
Arrive
alors un sociologue, le premier vrai sociologue. Il s’appelle Émile Durkheim.
Il écrit un ouvrage, Le Suicide, qui
va vraiment révolutionner la sociologie. Dans Le Suicide, il commet un meurtre : sa victime est Gabriel
Tarde. Durkheim a attaqué en disant « L’imitation, c’est du grand n’importe quoi ». Selon Durkheim, ce ne sont
pas les individus qui se ressemblent dans leur tête ; si les gens agissent
de la même manière à un moment donné, c’est que pèsent sur eux ce qu’il va
appeler, et que l’on connaît encore aujourd’hui dans le langage actuel, des déterminants
sociaux. Les déterminants sociaux, par exemple notre origine, ont un effet sur nous, qui fait que nous nous comportons de
telle manière. Durkheim va démontrer quelque chose d’inouï à cette époque-là :
c’est que le suicide, sur une base statistique, a une origine sociale. Lorsque
l’on relève les chiffres récents, on remarque en effet un taux de variation
statistique qui reste assez constant d’une année à l’autre. Si c’était un phénomène
individuel, les courbes représentant le
nombre de suicidés ne seraient pas aussi rapprochées. Le sujet est toujours d’actualité. Il se
trouve que la manière de se suicider la plus courante est la pendaison. Les
tableaux mentionnent également l’intoxication ou les armes à feu, mais la
pendaison est quelque chose d’extrêmement dominant, extrêmement constant :
de 2000 à 2008, il est assez intéressant de constater ce qu'illustrent ces
statistiques de suicide. En tout cas, cette statistique démontre combien nous
sommes soumis aux déterminants sociaux. Quelque chose pèse sur nous
culturellement et c’est ce que l’on voit dans le texte de Durkheim. Il dit :
« Toute société, toute culture, a la proportion à donner un contingent de
suicidés à livrer à sa société ». Il est terrible de dire que chaque société
a son contingent de suicides et qu’ils vont avoir lieu quoi qu'il arrive. Voilà
la force du déterminant social. Durkheim y va fort, il va anéantir le pauvre
Gabriel Tarde sur le plan de ses histoires d'imitation de la pensée. Quand je
dis qu'il y va fort, c’est qu’en plus de déconstruire le raisonnement de
Tarde, il estime également qu’il n’y a plus aucun comportement humain qui relève
de l’imitation, parce qu’il faut être radical. Or, c’est bien un problème dont
on se rend compte ; néanmoins celui de l’imitation reste important. En
tant que sociologue de la culture et du cinéma, je pense notamment que l’imitation,
le fait de regarder les autres, nous amène à adopter des comportements communs.
Le fait que notre esprit d’analyse, lui-même, nous porte à voir certaines
choses, nous montre qu’on est habitué à, qu’on a intégré dans notre idée même,
l’idée d’imitation. C'est ce qui se passe souvent lorsque nous regardons les
nuages. Il n'est pas rare que nous apercevions là un éléphant, ici un cheval,
des visages, un point d’interrogation. Constat absurde ! Pensez-vous
vraiment que le ciel s’amuse à vous envoyer des signes de cet ordre là, qu’il
construit des formes ? Christian Metz, qui était un sémiologue du cinéma, énonçait
pourtant que l’on a une propension à voir dans les formes du monde des formes
reconnaissables, que notre esprit, quand il est confronté à des nuages, voit
des éléments apparaître. Certains pensent que c'est intentionnel, parce que
cela va être interprété, différemment selon les cultures. Durkheim dit : « C’est
une attitude humaine, en tout cas, qui relève de nos processus de connaissance,
qui passe par l’imitation et qui fait que l’on voit dans les objets du monde des
formes connues, quelque chose qui fonctionne ». Vous voyez bien à quel
point la nature imite quelque chose, qui relèverait de nos idées. Si vous me
comprenez aujourd’hui, quand je suis en train de vous parler, c’est parce que j'utilise
un langage articulé, la parole, que nous utilisons tous les mêmes mots et que l’on
s’est bien ajusté pour parler de la même manière et avoir un langage commun,
qui fait que l’on s’imite dans nos façons de parler. L’imitation, la
reproduction, commence dès
le plus jeune âge : dès l’instant où un bébé dit deux fois la même syllabe
« pa » pour dire « papa », il l’imite deux fois, ou « maman »
(il commence plutôt par là en général). On voit effectivement comment,
culturellement, ces questions d’imitation et de récupération des mots à droite
et à gauche, afin de parler le même langage, vont s’articuler aussi ensemble
pour que l'on puisse se comprendre. C’est pour cela qu'en matière de culture,
plus on a de mots pour se comprendre, plus l'élaboration d’une pensée encore
plus sophistiquée est facilitée. Le langage relève donc bien d’un processus d’imitation.