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21 décembre 2007

DE KRACAUER A DARK VADOR, prises de vue sur le cinéma et les sciences sociales

« Grâce au cinéma, […] nos rêves sont projetés et objectivés. Ils sont fabriqués industriellement, partagés collectivement. […] Il faudra essayer de les interroger – c’est-à-dire de réintégrer l’imaginaire dans la réalité de l’homme » (Morin : 1956)

La place majeure du cinéma dans nos pratiques culturelles et dans les conversations qu’il nous permet d’engager

«Georges Méliès a été le premier à faire des films cinématographiques composés de scènes artificiellement arrangées, et cette création a donné une nouvelle vie à un commerce agonisant.» C’est avec ces mots placés en exergue de la première édition du catalogue qu’il distribue aux passants pour les inciter à venir voir ses films, que Georges Méliès pose, en 1903, les premières pierres de la promotion de ce qu’il pense être l’avenir du cinéma et ce, face à un autre cinéma, celui de Louis Lumière, un cinéma qui a déjà bel et bien épuisé les charmes documentaires qui fascinaient ses premiers spectateurs. C’est, au reste, à cette époque que vont s’affirmer les premiers débats sur ce que doit être ou ne doit pas être le cinéma, opposant le « cinéma d’illusion » de Méliès aux « films sur l’ordinaire de la vie quotidienne », ordinaire qui constitue le sujet de prédilection de Lumière. Lumière, lui-même, va faire les frais de ces polémiques avec sa fiction burlesque l’Arroseur arrosé ; en effet, si certains chroniqueurs comme Charles Ford et René Jeanne avancent qu’il s’agit là de «la première manifestation que le cinématographe ait donné de ses possibilités artistiques», d’autres, comme Pierre Leprohon, vont considérer que l’Arroseur est « l’œuvre la plus médiocre de Lumière dans la mesure où elle altère son souci documentariste et son refus de la fiction ». Si un siècle plus tard, l’histoire reconnaît Lumière comme un homme de l’art impressionniste préoccupé de choisir le cadrage d’où la nature pouvait être saisie sur le vif, elle reconnaît aussi dans les mises en scène féériques de Méliès les premières véritables fictions cinématographiques élevées au rang de spectacle. S’il va, en définitive, se nourrir des inspirations esthétiques conjuguées de ces deux grands créateurs, à la croisée du réel et de l’imaginaire, c’est dans le sillage fictionnel de Méliès que le cinéma va véritablement inventer son public. À la sortie de ses projections, on se met à raconter à ceux qui ne l’ont pas vu l’Homme à la tête de caoutchouc, les Quatre cent farces du diable ou le Voyage dans la lune et son obus astronomique qui tombe dans l’œil du satellite ! On s’émerveille – comme Paul Gilson dans l’une des premières revues du cinéma – de ces opérations secrètes de l’esprit, grâce à quoi le réel et l’irréel se confondent. Parce que le cinématographe ne se contente plus de montrer, mais qu’il s’installe dans la narration de ces étranges fables enregistrées sur pellicule, l’on trouve plus facilement les mots pour raconter à d’autres ce que l’on a vu sur l’écran. C’est aussi parce que les mots des histoires que l’on rapporte ne parviennent pas à épuiser la magie de ces actualités mystérieuses qu’il faut se rendre au cinéma.


Devenu, après plus d’un siècle d’existence, la seule pratique culturelle de sortie que nous avons tous en commun, le cinéma a pris une place de plus en plus importante dans nos conversations, et ce, sans doute parce qu’il représente un merveilleux sujet qui permet, d’une part, de débattre avec passion des qualités techniques ou artistiques d’un film, de se prononcer en accord ou en désaccord avec les critiques qu’il a suscitées et, d’autre part, de déclarer sans difficulté que La Guerre des étoiles de George Lucas ou Le Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene sont des films qui ont beaucoup compté dans notre « carrière » de spectateur : il convient ensuite pour chacun de discerner à l’aune de ces conversations ce qui est offert à la discussion de ce qui relève d’une affirmation de soi. Le plus souvent, nos conversations sur le cinéma portent sur les films que nous aimons ou que nous détestons, sur ceux que l’on a vus récemment ou bien sur ceux qui comptent réellement pour nous, sur ceux que l’on recommande, sur ce qui constitue pour nous-mêmes (ou pour les autres) «objectivement» un bon ou un mauvais film, sur ce qui nous a décidés à aller voir tel ou tel film en salles, à acheter ou «seulement» à louer tel ou tel DVD, télécharger légalement ou illégalement une oeuvre, sur le «succès étonnant» ou sur «l’échec incompréhensible» rencontré par un film que l’on tente à notre manière d’expliquer. Nos conversations sur le cinéma portent également sur notre connaissance des oeuvres, sur la manière dont on vit notre relation aux films au sens large, sur ce qui fonde notre passion ou notre indifférence au septième art, sur nos acteurs ou nos réalisateurs favoris, sur les critiques que l’on lit et sur les salles où l’on aime particulièrement se rendre. Le cinéma apparaît ici comme un moyen apparemment très simple et très efficace pour s’entre-évaluer sur des plans qui touchent autant à nos goûts et à nos critères de jugements qu’à notre capital culturel et à la façon dont on l’a construit et fait fructifier. Toutes les pratiques et tous les objets de culture ne se prêtent pas aussi facilement et de façon aussi anodine à une conversation qui s’apparente en actes et en paroles à une sorte de sociologie spontanée qui procure à tous et à bon compte l’illusion du savoir immédiat et de sa richesse indépassable. Tout échange avec quelqu’un sur le cinéma ou sur un film nous fournit presque toujours une prise pour situer, voire classer cette personne et ses propos en fonction de notre propre échelle de légitimité culturelle. C’est souvent dans ce type d’échange que l’on prend conscience que nous possédons tous de véritables dispositions pour le classement et la hiérarchisation des goûts et des pratiques. Si la sortie au cinéma reste la première pratique de sortie choisie par les couples au début de leur relation amoureuse, cela tient précisément au fait que le partage d’un film offre à chaque partenaire une manière rapide de mettre à l’épreuve le soi intime de l’autre. Et lorsque, à la sortie de la séance, l’autre met un point d’honneur à nous faire comprendre qu’il déteste un film qui, inversement, nous touche profondément, on peut y voir sans ambiguïté l’expression d’une incompatibilité culturelle qui dépasse largement la simple réaction critique au spectacle auquel on a assisté.

Il est essentiel d’avoir à l’esprit l’ensemble de ces remarques à propos des conversations que l’on a tous sur le cinéma lorsque l’on décide de dépasser le stade de ces « petites sociologies spontanées du cinéma » qui habitent notre quotidien. En outre, sans doute peut-on avancer le fait que ces « petites sociologies spontanées du cinéma » - patrimoine conversationnel populaire - ont très certainement contribué à faire longtemps obstacle à la constitution et à la reconnaissance du cinéma en tant qu’objet scientifique légitime pour la sociologie (Duval, Mary : 2006) ; sans doute, faut-il voir là également la raison pour laquelle bon nombre d’études sociologiques du fait cinématographique se sont astreintes à faire un détour par des approches inspirées par la sociologie de la littérature plutôt que de prendre directement en compte les spécificités du cinéma tant dans sa sphère de production que dans celles de sa diffusion et de sa réception. Pourtant de véritables propositions programmatiques d’une sociologie du cinéma ont jalonné l’histoire intellectuelle du XXe siècle. La plus remarquable d’entre elles, et sans doute celle qui mérite d’être citée en tant que référence pour éclairer les lignes de forces des approches sociologiques les plus contemporaines du cinéma, demeure celle de Siegfried Kracauer qui a tenté de répondre avec justesse à la question : «Comment faut-il considérer le film de cinéma lorsqu’on le regarde, chaussé des lunettes du sociologue?». C’est à cette approche et à ses prolongements que se consacre principalement cet article, approche et prolongements qui seront illustrés par les multiples angles d’analyses qu’une œuvre cinématographique comme la Guerre des étoiles de George Lucas est en mesure de susciter aujourd’hui auprès de ceux qui s’essaient à définir la place du cinéma en tant qu’art populaire dans notre société.

La « nature » du film de cinéma selon Siegfried Kraucauer : une question fondatrice de la première sociologie du cinéma

Pour beaucoup, il n’est - indépendamment de sa qualité - qu’un objet de divertissement proposé à un public dans un établissement spécialisé que l’on appelle « cinéma » : « quelque chose qui rentre donc dans un panorama plus large, où il finit cependant par se perdre : un des multiples médias ; une des multiples structures industrielles ; un des multiples lieux où une culture se confesse » (Casetti : 1999). Pour d’autres, comme Christian Metz, le fondateur de la sémiologie du cinéma, on peut définir le film de cinéma comme résultant d’une sorte de langage, à condition, bien sûr, de ne pas se restreindre à une acception simple qui réduirait le langage à un système de signes destinés à la communication. En effet, pour comprendre un film, on mobilise un grand nombre d’ « organisations signifiantes » relevant de notre perception, de notre imaginaire, de notre relation aux images, de notre position sociale, intellectuelle et idéologique, « organisations signifiantes » qui, elles-mêmes, reposent sur tout ce qui est dit et sur la manière dont cela est dit dans tous les films auxquels on a accès. Et, puisque les films de cinéma « disent quelque chose », le sociologue, lui, peut se demander dans quelle mesure ce « quelque chose-là » parle de la société. Le film peut dès lors être envisagé comme un « document culturel », une « source d’informations» à propos de la société qui l’a produit. Dans une contribution de la Revue Internationale de Filmologie datant de 1955, Georges Friedmann et Edgar Morin vont préciser en ce sens que « tout film, même s’il est un film d’art, ou d’évasion, même s’il traite du rêve ou de la magie, doit être traité comme une chose [dont les caractéristiques] sont capables de nous éclairer sur les zones d’ombre de nos sociétés, zones qui constituent ce qu’en d’autres mots on appelle les représentations, l’imaginaire, l’onirisme ou l’affectivité collective ». Le problème est alors de définir la nature de la représentation cinématographique en fonction de ce qu’on pourrait appeler son « degré de réalisme », c’est-à-dire de situer sa place entre le réel le plus brut et l’artifice le plus achevé. Cette question chevillée au cinéma dès ses origines oppose, les réalisateurs eux-mêmes dans leur conception de ce que doit être l’art cinématographique ; on se souvient des toutes premières polémiques confrontant Lumière – partisan d’un cinéma « décalque de la réalité » – à Méliès – partisan, lui, de faire de ses films des fantaisies oniriques-. Ce débat, qui semble impossible à résoudre, va constituer une sorte de décor permanent dans lequel la sociologie va s’atteler à définir ce qu’elle entend par la nature du film de cinéma.

C’est en 1960 que paraît Nature of film, l’ouvrage le plus théorique de l’œuvre de Siegfried Kracauer (1889-1966), sociologue et historien que l’on connaît surtout grâce à son ouvrage De Caligari à Hitler, une célèbre étude de cas qui date de 1946 et dont la traduction tardive arrive en France en 1973. On résume généralement cette étude au fait que son auteur y développe l’hypothèse que Le Cabinet du Docteur Caligari, le film de Robert Wiene sorti en Allemagne en 1919, est « symptomatique » d’une production qui va accompagner l’avènement d’Hitler au pouvoir. Mais, cette approche demeure difficilement compréhensible si l’on n’a pas en tête le point de vue sociologique général depuis lequel opère son auteur.


En prenant pour objet de recherche le cinéma, Siegfried Kracauer espère approfondir ses connaissances sur les dispositions psychologiques profondes qui prédominent dans une société donnée à un moment donné de son histoire. Le travail de Kracauer – qui présente de très grandes similitudes avec le travail engagé par Max Weber à propos de la sociologie de la musique – s’intéresse donc au cinéma en tant que filtre imposé par ceux qui réalisent les films à un réel, dont ces films ne sont qu’un des multiples reflets multiples. Pour Kracauer, un film est un film avant tout parce qu’il tire profit de toutes les potentialités de l’expression cinématographique. Au regard de toutes les autres formes d’expression artistiques, le cinéma se révèle ainsi par la singularité dans laquelle il entretient une tension permanente et conflictuelle entre sa volonté de dépasser les réalités quotidiennes et la façon dont ces mêmes réalités persistent à émailler toute réalisation filmique. De la sorte, même la fiction filmique la plus artificielle qu’on puisse imaginer, faite de décors irréels, de comédiens habillés en costumes improbables, de dialogues surjoués à l’extrême, est porteuse d’expressions propres à caractériser une culture et une époque. Ces expressions sont celles de ce que Kracauer appelle « la mentalité d’une nation » et les films peuvent être interrogés sur cette mentalité pour deux raisons : «Premièrement, les films ne sont jamais un produit individuel. […] En suivant les prises de vues d’un film de G. W. Pabst dans les studios français de Joinville, j’ai remarqué qu’il tenait volontiers compte des suggestions des techniciens quant au détail de la mise en scène et de la distribution de l’éclairage. Pabst me confia qu’il considérait ces contributions comme quelque chose d’inappréciable. Dans la mesure où chaque unité de production d’un film incarne un mélange d’intérêts et d’inclinations hétérogènes, le travail d’équipe dans ce domaine tend à exclure le maniement arbitraire du matériel cinématographique en supprimant les particularités individuelles en faveur de traits communs à de nombreuses personnes. Deuxièmement, les films eux-mêmes s’adressent et font appel à une multitude anonyme. Les films populaires – ou pour être plus précis, les histoires populaires – peuvent donc être considérés comme satisfaisant aux désirs existants des masses. On a parfois relevé qu’Hollywood s’arrangeait pour vendre des films qui ne donnaient pas aux masses ce qu’elles voulaient réellement […] Bien sûr, le public américain reçoit ce qu’Hollywood veut bien qu’il veuille ; mais à longue échéance, le public peut déterminer la nature des productions d’Hollywood» (Kracauer : 1973).

Animé d’un goût évident pour l’écriture journalistique, Kracauer va construire le premier corpus de sa sociohistoire en travaillant comme critique cinématographique de 1920 à 1933 pour le quotidien allemand, le Frankfurter Zeitung. Parallèlement à ses critiques de films, il livre, en 1929, pour ce même quotidien une dizaine de textes consacrés à la « sociologie de la classe moyenne berlinoise » et plus précisément des employés dont il étudie minutieusement les conditions d'habitat, de transport et de travail (des usines aux bureaux de placement). De ces derniers, il décrit la prolétarisation progressive. Il accumule nombre d’entretiens où il parle avec eux de leur métier, après quoi il rencontre leurs employeurs afin de dresser un état des lieux général sur le monde du travail. Il s'immisce dans l’intimité de cette classe moyenne et va jusqu’à dépouiller les correspondances privées chaque fois que l’occasion lui est donnée de le faire. Il va partager les loisirs de ces employés dont il veut comprendre le plus largement possible l’état d’esprit, en accompagnant notamment les familles au cinéma et en recueillant leurs « impressions » à la sortie des séances de projection. Inutile de préciser que ce travail qui relève d’une sociologie que l’on qualifie aujourd’hui de « compréhensive » va rejoindre en 1933 le bûcher de la littérature dénoncée comme subversive par les nazis. Étalées sur treize ans, les chroniques de Kracauer vont donc semaine après semaine rendre compte de la production cinématographique en contextualisant cette production par la description de l’univers des publics qui la reçoivent et ce jusqu’à l’arrivée d’Hitler au pouvoir.

Il faut comprendre lorsqu’on lit Kracauer que ce qui constitue le fond de son analyse, c’est bien ce regard alterné entre les hypothèses qu’il fonde à propos d’un monde social qu’il connaît parfaitement et la manière dont les films peuvent être, selon lui, questionnés pour confirmer ces hypothèses. Et, le sociologue va beaucoup insister sur le fait que même les « manipulateurs » de l’image sont dépendants des qualités inhérentes du matériau filmique et que, de ce fait, les films de guerre nazis, conçus comme de purs produits de propagande où tout est apparemment contrôlé, continuent de refléter bien involontairement certaines caractéristiques nationales qui transparaissent à l’insu de ceux qui les réalisent. Quels que soient leur « genre » ou leur « origine », la très grande majorité des films allemands des années 1920 sont des objets où les « contraintes accablantes » qui pèsent sur les classes moyennes sont lisibles. Pour Kracauer, toutes ces œuvres dévoilent une histoire secrète de cette période où ces classes moyennes se coalisent contre les mouvements antifascistes, et donc, en réalité, contre leurs propres intérêts, en ouvrant psychologiquement la voix à l’acceptation sociale d’Hitler.

En se référant à l’attente des usagers du cinéma, Kracauer considère que ce qu’il voit dans les films comme une expression qui représente un état d’esprit à l’œuvre où les choses ne sont pas ce qu’elles sont, mais ce qu’elles font. De fait, la méthode de Kracauer s’assimile à une sociologie pragmatique du cinéma qui préfigure l’analyse de contenu telle qu’on peut l’entendre aujourd’hui. Elle a inspiré d’autres études comme celles de Giogio Galli et Franco Rositi sur la culture de masse et les comportements collectifs (1967) où ces derniers comparent le cinéma pré-nazi avec le cinéma américain produit dans la même période. Le travail de Martha Wolfenstein et Nathan Leites (1950) sur l’«image au cinéma» des rapports affectifs entre les hommes et les femmes, les parents et les enfants, les victimes et leurs bourreaux dans la production comparée des films américains, anglais et français fait également écho avec l’approche de Kracauer. De même, la fameuse étude de Molly Haskell, From Reverence to Rape (« De la révérence au viol »), traduite en français sous le titre La Femme à l’écran (1977), montre-t-elle comment les œuvres cinématographiques véhiculent un certain type de représentations de la femme et comment ces représentations évoluent dans le temps. La thèse de Molly Haskell est marquante, au même titre que celle de Kracauer, car elle vise à dévoiler comment le cinéma sert « naturellement » une idéologie singulière, en l’occurrence, le maintien du statut fondamental de la supériorité fondamentale du statut de l’homme sur celui de la femme dans les films hollywoodiens qui accompagnent l’American Dream comme un authentique instrument de propagande.

Outre ce qu’elle représente pour les sociologues travaillant sur la représentation par l’image, la problématique de Kracauer a également servi de modèle à des historiens qui comme Marc Ferro ont consacré une grande part de leurs travaux aux relations entre le cinéma et l’histoire. Poursuivant la ligne définie par Kracauer, l’ouvrage de Ferro intitulé Cinéma et Histoire (1977) reprend et peaufine l’idée suivant laquelle le film peut jouer le rôle d’indicateur quant aux impasses d’une société, à ses processus dynamiques, à ses manières de s’inscrire dans l’histoire. Pour l’historien, le cinéma-indicateur peut être envisagé en tant que témoignage social selon quatre modes :
- À travers ses contenus : les récits mis en images sont des choix opérés et révélateurs de ce qu’une société positive dans sa représentation d’elle-même, mais aussi de ses lapsus et de ses incohérences,
- À travers son style : les choix techniques opérés pour tourner, monter, sonoriser, habiller l’œuvre trahissent des choix esthétiques signifiants ou pour le moins « interprétables »,
- À travers sa façon d’agir sur la société elle-même : certains films parviennent à galvaniser leurs spectateurs, mais aussi à générer le malaise,
- À travers le type de lecture qu’on en fait : on peut observer rétrospectivement les variations historiques de l’interprétation que l’on donne d’une œuvre filmique, variations qui sont révélatrices du substrat idéologique dominant dans une société à un moment donnée de son histoire.

Le cinéma par-delà le débat entre le réel et l’imaginaire : la «revanche» de Dark Vador

Siegfried Kracauer, on l’a compris, conçoit tout film, du plus réaliste au plus artificiel, comme un documentaire expressif du monde social qu’il s’agit d’interpréter afin de saisir quelles sont les dispositions psychologiques du monde en question qui s’y reflètent. S’il s’applique, de fait, à tous les types de films et tous les types de cinéma, le cadrage théorique ouvert par Kracauer trouve-t-il un terrain d’élection privilégié dans l’analyse des grands films populaires entendus comme ces films touchent moult générations et populations socio-culturelles comme cela peut être le cas avec avec la saga Star Wars conçue par George Lucas entre 1977 et 2005 et poursuivie par J.J. Abrams et les Studios Disney en 2015. Composée de neuf films au total qui seront réalisés durant un peu plus de quarante ans, plus que d’autres, cette saga se sera réellement «co-inventée» avec ses publics constituant là le fait cinématographique en un fait institutionnel et sociologique. Et, en explorant la dimension imaginaire proposée par Star Wars, on comprend d’autant mieux ce qui singularise une œuvre de cinéma reconnue comme telle dans toutes ses dimensions, y compris, la dimension de ce que l’on appelle aujourd’hui «les produits dérivés », soient les objets, magazines, ouvrages inspirés par les films. Dans le sillage de Kracauer, c’est donc à la manière de Ian Jarvie que l’on pourrait étudier Star Wars, en prenant à bras-le-corps l’idée de film-institution afin de souligner l’importance qu’il y a à étudier le cinéma dans sa totalité sociologique, plutôt que de se limiter à la simple étude de l’esthétique cinématographique. Au demeurant, comme il le fait dans Movie and Society (Jarvie : 1970), Jarvie montre combien les jugements esthétiques sont conditionnés par leurs fondements sociaux, que ces jugements sont loin d’être des jugements autonomes et que, seul, le cinéma considéré en tant qu’institution permet d’appréhender le sens de ces jugements quotidiens sur ce qui est beau et sur ce qui ne l’est pas. Nos jugements ne sont compréhensibles, stipule Jarvie, que si l’on a tenté préalablement de répondre à ces quatre questions qui constituent sa méthode sociologique critique du cinéma :
- Qui fait des films et pourquoi ?
- Qui voit les films, comment et pourquoi les voit-on ?
- Que voit-on comment et pourquoi ?
- Comment évalue-t-on les films, par qui sont-ils évalués et pourquoi ?

Dans une récente interview, le créateur de Star Wars, George Lucas s’essayait à répondre à ces questions : il rappelait ainsi avoir fait le premier volet de la Guerre des étoiles en marge du système hollywoodien qui ne soutenait pas le projet, et institutionnellement, lui qui se voulait marginal, avoue être aujourd’hui devenu «le» système. En terme de spectateurs, ce sont des publics de toutes origines qui ont mondialement pris part à la saga Star Wars en s’appropriant ces films comme une partie de leur vie, en y projetant leurs valeurs les plus œcuméniques. Ces films ont revêtu peu à peu un sens prophétique et politique amenant nombre de publics à voir dans Star Wars une apologie contre la montée de tous les totalitarismes auxquels est exposé le monde contemporain, ce qui est venu renforcer le spectaculaire et le jugement que l’on a porté sur ce qui aurait pu être un « simple » récit de science fiction. « «Tellement plus qu’un film… » : l’exclamation est tirée d’un article consacré au culture que vouent ses fans à la saga Star Wars, […] il ne s’agit pas que d’un film, ni d’une série de films, ni même de la plus grosse machine à amasser des milliards jamais concoctée par l’industrie du cinéma. Avant toute chose, Star Wars est un objet disponible, offert à l’interprétation et ouvert aux investissements les plus variés. Un de ces objets qui sollicitent ce que Michel de Certeau qualifiait de bricolage ou de braconnage» (Jullier : 2005).

Par-delà les approches kracaueuriennes ou jarviennes du cinéma en tant que fait institutionnel, la saga Star Wars permet très clairement de dépasser les théories qui envisagent le cinéma comme un « tout-réel » ou un « tout-imaginaire ». En effet, ce que Star Wars met d’abord en évidence, c’est, une façon de regarder. De fait - et pour reprendre là les termes du programme d’analyse sociologique du cinéma proposé par Pierre Sorlin : on peut observer avec Star Wars comment le cinéma « permet de distinguer le visible du non-visible et, par-là, de reconnaître les limites idéologiques de la perception d’une certaine époque. Ensuite, il révèle des zones de sensibilité, [des figures qui rythment ses représentations], ce que nous avons appelé des points de fixation, c’est-à-dire des questions, des attentes, des inquiétudes, en apparence absolument secondaires, dont la réapparition systématique d’un film à l’autre souligne l’importance. Enfin, il propose diverses interprétations de la société et des rapports qui s’y développent ; sous couvert d’une analogie avec le monde sensible, qui le fait souvent prendre pour un témoin fidèle, il construit, par rapprochement, mise en parallèle, développement, insistance, ellipse, un univers fictif ». Le point de vue de Pierre Sorlin ne sous-tend pas que le cinéma représente une société, mais qu’il nous donne plutôt à voir ce qu’une société révèle comme « représentable » à un moment donné de son histoire. C’est en arrière-plan de ce point de vue, que l’on retrouve une conception institutionnelle du cinéma, c’est-à-dire qu’il convient avant toute chose de l’analyser comme relevant d’une construction par laquelle, à une époque donnée, il «capte un fragment du monde extérieur, le réorganise, lui donne une cohérence et produit à partir du continuum qu’est l’univers sensible, un objet fini, abouti, discontinu et transmissible». La proposition théorique de Pierre Sorlin qui date de 1977 ne trouvera pas d’échos empiriques immédiats en France. Intellectuellement, c’est la politique des auteurs dans le prolongement de la nouvelle vague qui va susciter l’intérêt principal des sciences sociales pour le cinéma. Il faudra attendre réellement les années 1990 pour qu’une nouvelle génération de chercheurs se débarrasse de considérations qui mettent en vis à vis les sciences sociales et « le » cinéma, pour privilégier précisément des approches multiples sur « les » cinémas. Ces approches sont avant tout servies par la prise en compte non « d’un » public, mais de publics pluriels qui obligent à réexaminer dans les termes diversifiés de leurs réceptions les œuvres cinématographiques. C’est précisément cette « entrée public(s) » qui va permettre de poser scientifiquement une attention sur des sagas populaires comme celle de Star Wars dont le spectre socio-morphologique des spectateurs fait éclater une vision par trop holiste et figée de l’objet cinématographique. Et c’est en prenant au sérieux de tels objets que l’on comprend comment Star Wars peut apparaître comme une traduction de la réalité, une traduction qui fonctionne sur la base d’un prélèvement opéré sur le monde effectué grâce à des instruments et à des techniques rationalisés qui offre à la saga une unité qui lui est propre. Cette traduction filmique de la réalité singularise précisément ce que Pierre Sorlin appelait le visible d’une société. Le visible se trouve à la croisée des horizons de ce que produisent ceux qui fabriquent les films et des attentes explicites ou implicites de ceux qui les regardent. À travers l’exemple que constitue la saga Star Wars, on peut observer ainsi comment s’effectue dans le cinéma un tri entre l’essentiel – c’est-à-dire ce qui est essentiel pour notre société – et l’accessoire lorsque l’on rapporte ce que l’on désire représenter par l’image cinématographique à ce que montre cette image, une fois réalisée. Une notion – comme par exemple les notions de « ville », de « classe politique », de « pouvoir » ou de « loyauté », de « mythe fondateur », de « filiation » - peut ainsi susciter des représentations extrêmement variées. Aussi « la disposition, la répartition des éléments iconiques centrés autour [d’une] notion sont caractéristiques de ce qui forme le visible d’un milieu et d’une époque. […] Les conditions qui influencent les métamorphoses du visuel, et le champ même du visuel sont étroitement liés : un groupe voit ce qu’il peut voir, et ce qu’il est capable de percevoir définit le périmètre à l’intérieur duquel il est en mesure de poser ses propres problèmes. Le cinéma est à la fois répertoire et production d’images. Il montre non pas « le réel » mais les fragments du réel qui le public accepte et reconnaît. En un autre sens, il contribue à élargir le domaine du visible, à imposer des images nouvelles ». Les analyses sur la géographie de Star Wars d’Alain Musset (Musset : 2005), sur les dispositifs de croyance d’une société comme celles d’Élisabeth Claverie (Claverie : 2004), de la réception du temps cinématographique ou d’une sociologie quotidienne des acteurs et des stars (Ethis : 2005), de l’évolution du cinéma populaire (Leveratto : 2000, Montebello : 1997), sur la transmission de la culture cinématographique (Malinas, Spies : 2006), sur son économie spécifique (Danard : 2003), sur Star Wars en tant qu’élément de notre histoire culturelle en marche (Ory : 2005), représentent autant de prises de vue qui permettent à la manière de Richard Hoggart et d’une partie des cultural studies de comprendre la richesse d’un récit bien plus complexe qu’il n’y paraît.


Comme le souligne Jean-Pierre Esquénazi à propos de Star Wars et de l’évolution-basculement de son principal personnage Dark Vador qui passe du côté « clair » au côté «obscur»: « la grande culture populaire, industrielle ou pas, est toujours marquée par ce mélange étonnant de facilité et de subtilité : nous lui sommes reconnaissants d’abord de nous laisser y accéder si rapidement et ensuite de conduire à un dédale foisonnant de contradictions, d’imbroglios qui ressemblent à nos vies » (Esquénazi : 2006/2007). La « revanche de Dark Vador » est là: dans l’élan que les sciences sociales ont pu prendre en étudiant enfin des œuvres cinématographiques considérées pour elles-mêmes. En basculant des anciennes interrogations visant à définir la nature du cinéma vers des questionnements sur des œuvres comprises dans leur singularité de productions et de réceptions, les sciences sociales sont donc désormais à admettre définitivement des objets comme Star Wars et plus généralement les grandes œuvres du cinéma populaire comme un des instruments privilégiés par lesquels une société se met en scène et se montre, un accès ouvert sur l'univers imaginaire des réalisateurs en lien souvent profond avec celui - émaillé de compétences et d'attentes singulières - de leur public.


Références de l'article

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Malinas D. et Spies V., « L’affichage d’un soi cinématographique », in Culture et Musées, n° 7, 2006.
Mary B., Walt Disney et nous. Plaidoyer pour un mal aimé, Calmann-Lévy, Paris, 2004.
Metz C., Le Signifiant imaginaire, Christian Bourgois éditeur, Paris, 1984.
Moine R., Les Genres du cinéma, Nathan, Paris, 2002.
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Morin E., « De la méthode en sociologie du cinéma », Actes du IIème congrès international de filmologie, Sorbonne, Paris, 1955.
Morin E., Le cinéma ou l’homme imaginaire, Essai d’anthropologie sociologique, Les Éditions de Minuit, Paris, 1956.
Musset A., De New York à Coruscant, PUF, 2005.
Ory P., Une histoire culturelle de Star Wars : mythes et réalités, Cité des Sciences et de la Villette, Paris, 2005.
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Roth Raphael, Bande originale de film, bande originale de vie, pour une sémiologie tripartite de l'emblème musicale : le cas de l'univers Disney, Thèse de Doctorat, Université d'Avignon, 2013.
Sorlin P., Sociologie du cinéma, Aubier, Paris, 1977.

03 décembre 2007

Pourquoi il faut lire POLITIQUE DU CINEMA ET REPUBLIQUE ISLAMIQUE.

Le cinéma iranien de l'âyatollâh Khomeiny au président Khâtami.
d'Agnès DEVICTOR

Par son sujet et le traitement de celui-ci, cet ouvrage occupe dans le panorama intellectuel occidental, une place laissée inoccupée à propos du cinéma iranien, et plus généralement à propos du traitement des aspirations culturelles d’un pays qui ne saurait s’analyser qu’à travers la seule mythologie du martyr chère aux fondamentalistes et si présente quand l’islamisme avait valeur de libération au regard du régime du chah. Seuls une quinzaine d’articles de recherche traitent précisément de ce sujet qui éclaire de façon novatrice à la fois le regard que l’on peut porter sur le statut ambigu de l’objet cinématographique en tant qu’art et instrument politique, mais aussi le regard que l’on peut porter sur le cinéma en tant que fait social et historique. En creux, c’est tout l’intérêt de l’ouvrage, on est amené à repenser notre propre cinéma et notre propre relation à « notre cinéma ». Car c’est bien la question identitaire qui traverse comme une ligne de force l’opus de Agnès Devictor. On aperçoit comment, presque contre-intuitivement beaucoup aspirent en Iran à la modernité. On découvre, de fait, comment un pays qui possède la population la plus jeune du monde fabrique cette aspiration. L’augmentation du nombre de films produits depuis le début des années 90 et le peu de salles disponibles pour la diffusion font ressortir aussi comment se noue la tension entre des films plus commerciaux et des films d’art et d’essai. La censure, l’art, tradition et modernité pour la condition féminine sont ici envisagés avec une acuité qui fait naître moult curiosités. En conséquence, là où notre condition de spectateur se laisse attraper dans des attitudes considérées comme « faibles » par rapport à l’écran, ici, dans ce cinéma de la post-révolution iranienne, l’écran ne conçoit qu’au travers d’attitudes « fortes ».

L’ouvrage tient là son originalité : une entrée compréhensive du cinéma, de la société iranienne et de ses rouages institutionnels par l’entremise de la politique culturelle et de ses mises en œuvres. Rares sont les analyses qui choisissent cette démarche, ce qu’il faut sans doute regretter car les politiques culturelles sont un formidable révélateur des descriptions sociétales comparées. Avec l’Iran, on est presque face à un cas d’école exemplaire pour appréhender dans toutes ses conséquences ce qu’est un fonctionnement idéologique et ce que sont les limites qu’il impose. Le grand écart qui est décrit ici est bien celui qui existe entre une tentative de construction d’une réalité sociale et ses représentations idéologico-religieuses. Plus Profondément encore, on peut être très sensible à la signification d’une politique ouverte et déclarée d’intervention de l’Etat sur l’art en création et des attitudes que suscite cette intervention. La qualité du travail d’écriture de Agnès Devictor tient à son effort systématique de contextualisation de chacune de ses questions.

Eminemment cultivée sur les filmographies iraniennes dont on trouve là (enfin) une véritable approche érudite, l’auteur nous sensibilise aux enjeux moraux qui pèsent derrière tout projet culturel et ses interprétations. Car, l’avantage de cet opus est bien la présentation des perspectives des différents acteurs du monde du cinéma qui nous montre cette réalité hors toute réduction simplificatrice qui tient, on en est ici convaincu, à la parfaite connaissance culturelle du terrain décrit par Agnès Devictor dans une multiplicité de nuances (quatre années d’enquête sur place, collecte de témoignages et de données inédites).
La double entrée institutionnelle et filmographique permet le lecteur de se plonger parfaitement dans l’univers singulier de l’Iran après l’arrivée de Khomeyni et des changements qu’il entraîne, et d’y confronter par les œuvres produites la sphère cinématographique.

Le plan est extrêmement détaillé et permet une circulation idéale pour aborder chaque question que nous propose Agnès Devictor. La grille de lecture est, de fait, très claire et permet sur chaque point d’approfondir les problématiques abordées : l’exemple du traitement de la question sur le discours « anti-Kiyârostami » est symptomatique de la mise en situation subtile que nous propose l’auteur.
L’ouvrage est passionnant de bout en bout. Il est servi par une écriture efficace sans fard ni effet de manche et permet au lecteur de s’approprier la question en ouvrant de nombreuses perspectives sur des préoccupations qui dépassent le sujet abordé tout en préservant son originalité.
L’intérêt principal de cet opus réside dans la manière dont on situe la production cinématographique dans son milieu « écologique », ce qui place radicalement cet écrit du côté des œuvres innovantes pour aborder la question filmique. Il permet de dresser un inventaire iconologique inédit (on souligne les figures du médecin et de l’infirmière, des désordres mentaux, de la bourgeoisie, etc… tout à fait intéressant). Droit et Morale noués autour de l’écran de cinéma s’articulent pour compléter cette plongée dans cet univers culturel à la fois fragile et instruit sur les fondements de revendications volontaires.
La lecture d’un tel ouvrage permet, au-delà du sujet lui-même, d’appréhender les questions relatives à l’islam de l’actualité avec une plus grande acuité. C’est pourquoi je recommande la lecture.

29 novembre 2007

REBELLES CULTURELS, vauriens authentiques…

À tous ceux qui se font appeler "Lolita"

France 3, un dimanche soir de l'année 2004. Interrogé chez Fogiel dans la rubrique « les rebelles de la télé-réalité », aux côtés d’Olivia Ruiz de la Star Ac’1, Steeve est la nouvelle star : une nouvelle star construite à l’image de sa vraie-fausse pygmalionne Marianne James et voilà que la télé-réalité reprend ici un nouveau souffle dans la soi-disante découverte et la valorisation d’un non-conformiste qu’elle s’empresse de nous vendre comme tel. Une bien belle opération qui aura permis, au bout du compte, de conquérir un de ces paradoxes au sommet comme savent en fabriquer nos médias : d’une part, il y a les pseudo-histoires d’amour de Steeve avec une autre candidate de l’émission qui continuent à alimenter comme jamais les magazines midinettes (une candidate virée avant lui, ce qui permet de tenir là la trame d’une merveilleuse romance type Harlequin, où l’homme finalement victorieux épouse la belle en partageant avec elle les fruits du succès qu’elle aurait pu potentiellement avoir si elle avait terminé à sa place) ; et, d’autre part, il y a l’élection de Steeve qui vise – c’est là sa véritable victoire - à déculpabiliser une grande partie de l’audimat, celle-là même qui se pense garante des valeurs les plus légitimes des mondes culturels enfin en mesure de revendiquer par la charge de ses SMS l’avènement d’un nouveau subversif dans lequel elle peut se reconnaître : une parfaite illusion de bataille gagnée contre la télé-réalité elle-même.

Le piège médiatique qui se dresse ici ne manque pas de cynisme. Un cynisme socialement instruit et orchestré au rythme de cet accouchement généralisé du rebelle qui se trouverait en chacun de nous. Même le présentateur de l’émission de M6, Benjamin Castaldi, va offrir, dans ce mouvement d’insoumission généralisée, en sacrifice à la déesse médiatique son pseudo-secret de famille, un secret en forme de revanche où le but est de transformer en courage son ultra-symbolique meurtre du père. La télévision, non contente d’être un miroir pour elle-même, prétend aujourd’hui non seulement nous démontrer qu’elle est le plus parfait miroir du monde social et cela, non pas en montrant la société, mais en révélant la part maudite qui est en chacun de nous et qu’elle nous permet d’exprimer mieux que nous ne saurions le faire chez un psychanalyste. La télévision construit enfin ce « nous » que chantait Michel Berger dans son « on a tous en nous quelque chose de Tennessee » en fondant dans ses harmonies subtiles la sauvagerie de notre Soi social.

On a longtemps cru que l’art était le lieu idéal où s’exprimait dans sa pleine dimension la part créative de l’individu, part créative souvent assimilée à la domestication de sa part d’originalité et d’authenticité que l’on identifiait, souvent par coquetterie, à un caractère rebelle. Jean Cocteau disait fort justement qu’ être original, c’est tenter de faire comme tout le monde mais sans y parvenir ; bien entendu, cette rébellion-là était élaborée, résultait d’une difficulté d’être, convertie en art plutôt qu’en dépression. Le rebelle du jour, lui, n’est pas dépressif. Il porte une mèche de cheveux très travaillée par une batterie de coiffeurs qui pensent que lui cacher les yeux est ce qui convient le mieux à l’idée que le public se fait du rebelle. Archétype stéréotypé, cet apprêtement de la mèche résonne comme l’ultime affranchissement de cette logique télévisuelle, tremplin social de la rébellion où il n’est même plus utile de lancer un regard caméra pour tenter de séduire le téléspectateur de M6 qui découvrirait, dans les yeux, le rebelle médiatiquement soumis qu’il s’est élu. Rébellion, cheveux longs, le raccourci ne souffre aucun détour. Si la télévision est un miroir, alors ce miroir vient de perdre ici ses capacités de réfléchir. Quant à Steeve, lui, il tient déjà les paroles du texte qu’il pourra écrire d'ici quelques années, en 2007 ou 8 : « je ne suis pas un rebelle, faut pas croire ce que disent les médias ! ». La boucle sera bouclée et l’on applaudira comme chaque fois.

27 novembre 2007

ÊTRE POLITIQUE ? dix ans plus tard...

"Cette intelligence ne nous sert qu'à remplacer ces impressions qui te font aimer et souffrir par des fac-similés affaiblis qui font moins de chagrin et donnent moins de tendresse" (Marcel Proust)

1997. Voici dix ans, on assistait à l’élection de Madame Mégret à la Mairie de Vitrolles, à la proposition des lois Debré sur les certificats d'hébergement censées contrer - disait-on - la vague d'immigration clandestine, à la signature d'intellectuels appelant à la désobéissance prétendue civique de cette loi, à la tempérance des partis de gauche qui tentaient de prendre des positions de bon droit en préservant une possible dérogation légale dans leur espace privé. Rétrospectivement on peut se demander au fond comment on continue aujourd’hui à s’interroger sur l’ « Être politique » ? La question s'est-elle à ce point dissoute dans l'indécence de la vulgarisation des faits de la quotidienneté que chacun des actes civiques que nous commettons semblent voiler les accès qui y mènent ? Donoso Cortès a en son temps livré une formulation subtile de ce que nous pourrions appeler pour aller vite le mal en politique : ou bien ce mal est dans la société même et alors les révolutions et les bouleversements sociaux sont inutiles, sans espoir d'un perfectionnement possible de la société, la seule solution étant de trouver chaque fois dans les conditions données les institutions les mieux adaptées temporairement, ou bien ce mal est accidentel et historique et il faut alors en expliquer l'origine, la cause, trouver le remède qui fera de l'homme le rédempteur de la société et de lui-même.
Tant bien que mal seule la compréhension du premier terme de ce dilemme nous reste apparemment accessible. La société contemporaine, que certains ont perçu comme vulnérable, l'est avant tout par sa manière d'envisager notre devenir dans les termes d'un tout adapté qui sont aussi les signes d'un renoncement presqu'endurant à nous définir nous-mêmes, c'est-à-dire d'un renoncement à ne pas externaliser notre raison d'être sociale vers des institutions que nous ne faisons que rêver et que nous parcourons ensuite comme des fantômes peureux. Car les fantômes ont une façon bien à eux de prendre possession des lieux : ils les hantent et en chassent les vivants en les terrorisant. C'est tout. Ils n'ont rien d'autre à revendiquer. Certes, on comprend très bien les véritables fantômes : ils sont morts et n'ont de fait plus de raison de vivre. Leurs anciennes valeurs - que nous appelons par pis-aller civiques - ont le sens des dépouilles. Elle ne sont plus habitées et ne valent que pour elles-mêmes. Le droit pour le droit. Le travail pour le travail. Dieu pour Dieu. Dent pour dent. La discipline pour la discipline. Mais à quoi bon imiter les fantômes ? A imaginer qu'il suffit de crier très fort nos anciennes valeurs pour les invoquer, faisons-nous autre chose que faire tourner des tables. Était-ce donc si douloureux de naître que nous oublions à quel degré l'intensité de vivre est miraculeusement sensuelle précisément parce qu'elle a du sens. Un sens. Celui d'une quête réitérée de la grâce dont nous parlions plus haut. Cette grâce qui s'épanouit dans le geste du danseur qui sait pourquoi il a répété tant de fois son jeté abattu ou sa volte. Pour reprendre un exemple cher à Paul Veyne, ce sont tous ces micro-glissements de sens qui nous empêcherons toujours de prendre la publicité pour de l'apparat lorsqu'elle n'est que propagande. L'apparat comme la danse requiert la grâce. Si elle semble parfois nous échapper, c'est surtout parce que nous la cherchons avec en tête l'idée de trouver un astre puissamment lumineux.
Mais ne nous y trompons pas, la grâce, tout comme l'élégance, se contente souvent de scintiller, discrètement.

15 novembre 2007

RECONNAITRE, NE PAS RECONNAITRE, ETRE PRIS POUR : à Cannes, la méprise n'est pas toujours un hasard

"Un confrère est un personnage sans aucun talent qui fait, inexplicablement le même métier que vous". [Pierre Daninos]

Dans les rues de Cannes, évidemment, les passants ont, en période de Festival, le regard aux aguets, prêt à repérer un visage connu ; la méprise est souvent de mise, et il arrive couramment que l’on prenne quelqu’un pour une vedette dans le doute d’une vague ressemblance : ceci fonctionne suivant le double a priori cannois bien connu (1) qu’un acteur est très différent dans la vie et au cinéma, et (2) qu’au Festival on peut croiser les acteurs n’importe où. Néanmoins, on peut imaginer que ce jeu de la méprise ne soit pas le fait que de celui qui se trompe. Beaucoup se laisse prendre au doute que suscitent ceux qui régulièrement sont pris pour une fausse Liz Taylor, une fausse Deneuve, un faux Travolta, Hanks ou Cruise. Il faut comprendre que ces derniers qui possèdent une vague ressemblance avec une star viennent souvent chercher à Cannes le lieu légitime d’une reconnaissance. Ce qui est mis en évidence ici repose le problème de la relation galvanisatrice que le cinéma est susceptible de susciter chez son spectateur. L’acteur à l’écran propose, à son insu, une expérience du monde et exalte là un pouvoir de type normatif faisant ainsi l’objet d’une identification plus ou moins durable et qui s’extériorise avec plus ou moins de force. Il y a là quelque chose qui relève pleinement de la construction d’un soi social qui passe, plus ou moins fugitivement, par le mode de la ressemblance avec des personnages de fiction qu’on aime, allant souvent jusqu’à en stigmatiser des attitudes vestimentaires ou physiques. Il faut noter qu’à Cannes, ce trait ne se combine qu’exceptionnellement avec une volonté de rencontrer, en chair et en os, celui ou celle qui est l’objet de l’identification.

En effet, cette volonté de rencontre s’appuie généralement à Cannes sur des arguments de raisons qui reposent rarement sur la simple curiosité : ce qui anime les spectateurs cannois peut se résumer dans le désir de confronter la représentation qu’ils se font d’un acteur à sa réalité propre. Il faut remarquer que ce désir de rencontre est loin d’être patent chez tous les spectateurs du Festival. La plupart se contentent du “ voir ”, car il faut bien saisir que “ rencontrer ” effectivement quelqu’un que l’on admire, ou pour qui l’on a de la sympathie, peut parfaitement mettre en péril le système de représentations qu’un individu a échafaudé à distance, et dans lequel il puise une certaine stabilité de référence. La rencontre, en réduisant la distance, est en passe d’ébranler les affects qui supportent ce système de représentations : ceux qui la souhaitent en sont totalement conscients et c’est précisément cet “ ébranlement ” qu’ils espèrent, et auquel ils se sont préparés. Les expressions - “ il est mieux dans la réalité ”, “ elle est moins bien que dans les films ”, “ ils sont abordables ”, “ ils sont simples ” ou “ ils sont comme tout le monde ” - définissent la palette la plus communément utilisée par nos festivaliers lorsqu’ils rapportent leur rencontre avec un acteur. En ce sens, ou peut dire que la mesure qui est prise dans le temps de cette rencontre repose les termes d’une relation faite de distance et de proximité qui exprime, en premier lieu, la relativité de la position du spectateur face à l’acteur. L’acteur est préservé, le spectateur, aussi.

28 septembre 2007

LE CINÉMA, UNE ACTIVITÉ DE COMMUNICATION SINGULIÈRE...

"Ceux qui naissent à peu près sains bénéficient de toutes les faveurs. Un petit défaut d'esprit, un grain de légèreté en trop , une faille dans l'organisme attirent des châtiments inexplicables. Les événements de notre vie nous ressemblent : cela double l'injustice." (Jacques Chardonne)

"Un bonheur sans nuages ne dure jamais longtemps". Si tout le monde peut comprendre parfaitement la signification de cette phrase, aphorisme presque banal, c'est qu'elle habite toutes les situations dans lesquelles chacun aurait pu l'employer. Pourtant, un tel prêt-à-porter linguistique n'exprime rien d'autre qu'une éminente abstraction qui résume en huit mots classiquement agencés les représentations les plus variées, de l'incendie ravageur de sa maison d'enfance jusqu'à la mort du poisson rouge tombé par mégarde dans l'eau de vaisselle. Ainsi, en liant une réalité concrète à une formulation abstraite, le langage revêt sa principale fonction : agir sur l'auditeur en fondant sur l'expérience sociale mutuelle le prédicat communicationnel de l'expression d'une pensée. Lorsqu'un cinéaste décide de partager sa vision d'un bonheur désenchanté, il dérive vers une matérialisation narrative en images qui court-circuite en partie le flottement arbitraire et conventionnel du langage. Les amants du film les Parapluies de Cherbourg déchirés par leur séparation prêtent leur enveloppe charnelle, leurs attitudes, leur intimité fictive à l'expression d'un désespoir auquel on nous demande implicitement d'adhérer à travers eux. Mais nous le demande-t-on réellement ? En mettant en scène une œuvre filmique, un réalisateur se soucie-t-il de communiquer à autrui sa vision du bonheur sans nuages ? On peut en douter car ce serait imaginer l'auteur ou le réalisateur comme s'inquiétant de toute part de son interlocuteur, en prenant soin de n'être ni trop redondant, ni trop confus. Les "major compagnies" américaines, aux aguets de toutes les réactions d'un auditoire sur lequel elles testent de bout en bout le film, changent jusqu'à la virgule du scénario pour configurer leur produit à ce qu'elles pensent être la mesure du "spectateur moyen" ; mais, elles ne font rien d'autre que proportionner les effets d'une création en repoussant l'échéance d'une livraison aux publics, tout en mutilant de concert le sens d'une expression "authentique". L'intention d'art s'efforce d'être déplacée vers une intention délibérée de communication par l'emploi saturé de connotations qu'on imagine accessibles au plus grand nombre. Ce déplacement conduit néanmoins à isoler l'existence d'un phénomène communicatif qui reste à définir, mais qui est manifestement présent dans toute œuvre qu'elle soit ou non conçue avec l'intention préalable de communiquer.

Selon Luis J. Prieto , c'est uniquement dans l'interprétation d'un acte sémique par le récepteur, et éventuellement dans l'interprétation des circonstances qui comptent pour cet acte que l'on atteint les conditions préalables à l'appropriation d'une œuvre. Le phénomène communicatif ne préexisterait pas à l'œuvre, mais serait le résultat de pratiques propres à en baliser les fonctions et, par voie de conséquence, à en conventionnaliser l'usage. En effet, c'est dans ce qu'elle possède de conventionnel que la traduction filmique des fragments de la réalité fictionnelle trouve un écho chez le spectateur qui l'appréhendera tantôt dans une dimension artistique ("authentique"), tantôt sous les traits d'un divertissement. La seule variabilité du statut d'un film laisse entrevoir à quel point "aucune image n'a jamais contraint quiconque à lui donner un sens où son inconscient ne trouve quelque profit et dont sa culture ne lui procure la clef" .

En se demandant si un film est ou non une œuvre d'art, on perçoit déjà combien il fonctionne socialement comme s'il en était une. En revanche, dés que l'on s'attache à décrire comment un film "fonctionne", sur quoi s'appuie le "sens" qu' il génère, on s'égare souvent sur les voies multiples et composites qu'emprunte cet objet polymorphe : photographie mouvante mise en séquence, son phonétique, son musical, bruit. Et, "même si l'on définit le cinéma en termes technico-sensoriels, ce que l'on doit mettre en avant est une combinaison spécifique de plusieurs matières de l'expression, et non une matière de l'expression spécifique" . De fait, on peut difficilement parler de langue filmique, et si l'on s'aventure à décrire un langage, c'est avant tout dans la préservation de structures formelles recomposées dans les limites qu'autorise le dispositif cinématographique. En conséquent, toute œuvre filmique s'entendrait telle une variation sur thème qui relèverait d'une activation de formes et de contenus au coeur d'un ensemble fictif constitué par l'addition de tous les films. Chaque film serait en soi une des transformations créée depuis une base, fond commun génératif sans cesse réagencé sous le joug d'une certaine "interfilmicité" .

Toutefois, ce qui définit structurellement un film ne permet pas d'atteindre la nature profonde de la relation qui se noue avec le spectateur et qui dépasse les frontières d'un "arrêt sur iconicité". L'interfilmicité ne témoigne que d'une continuité de l'expression filmique qui, dans ses contours les plus stables, revêt a posteriori une forme communicationnelle qui n'est qu'un des pendants du contrat avec le public : elle conforme la narration filmique au registre d'interpellation spécifique de la cinématographie. Mais le "pacte" ne se scelle réellement que dans l'activité interprétative du spectateur qui se laisse ou ne se laisse pas entraîner par les vertus agogiques de l'oeuvre cinématographique.

08 août 2007

QUAND NOS MEMOIRES SE METTENT A REVER… À propos des photos d'Alix de Montaigu prises dans les centres de beauté hospitaliers

"J’ai souvent le regard dans le vide et l’envie de revoir, c’est rare
Bout-en-train pourtant tristes qui m’ont laissé un sourire
Comme le plus précieux des souvenirs, enfin pour finir
Si toi aussi t’en fais partie, je t’dirais
Que je survis à ton absence seulement car elle me rappelle ta présence"
C-Sen, J’te dirais

La plus fréquente des démences préséniles - la maladie d’Alzheimer - se caractérise par l'atteinte massive de la mémoire et de l'orientation dans l'espace. De mélancolie en bouffée délirante, le malade perd pied peu à peu avec le monde de ses proches pour leur devenir étranger. Son identité propre, la reconnaissance de ceux qui l’aiment, la relation interactionnelle se dérèglent irréversiblement. Le jour, où l’on estime, que le malade n’est plus adapté à ce que le monde social est en droit d’attendre pour fonctionner « normalement », il arrive qu’on le « place » dans un établissement-clinique spécialisé où on lui rendra visite. Dans nombre de ses ouvrages, Norbert Élias nous invite à penser qu'il serait illusoire de vouloir expliquer les phénomènes d'interpénétration sociale uniquement à l'aide de modèles s'appuyant sur des relations humaines normalisées. C'est autour des jeux sociaux tissés à la sécante des différences entre nous-mêmes et celui qui est devenu doucement mais très sûrement « autre » sous nos yeux que se situe le témoignage photographique d’Alix De Montaigu, un témoignage qui, bien plus que n’importe quelle image médiatico-démonstrative, nous montre comment, avec ceux qui perdent leur mémoire sociale et leur mémoire personnelle, n’a de cesse de se redéfinir, et en même temps de nous échapper, la ligne-frontière entre nos normes sociales et la stigmatisation de ceux dont nous avons été si proches.


Sans doute les rencontres avec Alzheimer – mais il en va souvent de même avec un proche atteint d’un cancer ou d’un handicap - nous rappelle-t-elle plus que toute autre rencontre au fait que « le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue », comme l’a souligné à maintes reprises le sociologue américain Erving Goffman. Ce que s’évertue à nous montrer ce dernier, c’est combien nous ne sommes pas définis par ce que nous pensons être notre « identité », mais plutôt par les différentes gestions de notre identité soumises à ces situations frangées et lourdes d'un impensé sociologique qui se révèlent à l’aune de notre rencontre avec ceux que nous sommes amenés à considérer comme des « stigmatisés ». Au sens large, le stigmatisé désigne un individu frappé d'infamie. Le stigmate n'est pas en soi un concept, mais définit plutôt le cadre catégoriel de l'expérience. Alzheimer nous conduit donc à éprouver la relation qui résulte du discrédit attaché à un proche porteur d'un attribut qui le différencie de l'idée du stéréotype forgé tant dans l’intimité que dans le monde social que nous partagions avec lui. En ce sens, la mise en présence normal-stigmatisé dévoile frontalement les exigences que nous avons d’autrui. Et c’est ainsi que l'inconfort soudain vient souligner le rôle souterrain, mais surtout l'ampleur de ces attentes normatives qui nous façonnent et qui façonnent notre regard sur l’autre, le proche, le lointain. De fait, Alzheimer comme le cancer ou le handicap nous laissent entrevoir comment agissent en nous toutes ces petites hypothèses que nous faisions et que nous continuons à faire sur la nature humaine sans même nous en rendre compte.

Lors d'une interaction sociale, les individus s'entr'évaluent, se présentent, entrent en représentation en mobilisant leurs représentations d'eux-mêmes et de l'autre, comparant leurs attentes avec la réalité qui leur est présentée au travers de signes que chacun donne à voir et en fonction de la valeur attribuée à ces signes. La rencontre avec Alzheimer nous oblige ainsi à revoir nos univers de référence avec l’autre, à commencer par le plus familier : celui des connivences construites dans une histoire partagée. Alzheimer nous oblige à nous demander comment continuer à aimer quelqu’un quand toutes ces connivences ont disparu.

Les photos d’Alix de Montaigu répondent en partie à cette question en nous ouvrant une brèche lumineuse sur ces centres de beauté en hospital destinés à tous ceux qui souffrent. Des professionnels de l’esthétique vont, au-delà des soins, rendre aux Alzheimer une part digne de leur identité sociale . Ces gestes simples et attentionnés viennent magnifier les regards, les sourires, les moments de calme que guettent tous ceux qui rendent visite à leurs proches malades. Ces gestes simples sont autant de réduction d’espace entre tous stigmates et la part de familiarité que l’on aimerait tant trouver derrière chacun d’eux. Ces gestes simples rappellent à notre propre mémoire une image vertueuse de ceux qu’on aime et notre mémoire aussi se surprend alors quelquefois à rêver. Pour aimer encore. On se surprend à recevoir une leçon d’humanité de celui ou celle dont on ne pensait ne plus rien pouvoir attendre. Un jeu s'inscrit dans un non-dit partagé que l’on doit garder présent à l'esprit car ces mémoires qui se mettent à rêver, loin de réformer nos postures mutuelles d'approche, active en les révisant nos conceptions de l'ordinaire social. Et, c’est ici et maintenant que chacune de ces images vient nous rappeler que la différence de l’autre n'importerait guère si elle n'avait d'abord été collectivement pensée pour agir avec force sur notre conception d’un monde qu’on dit « social » .

29 avril 2007

Cannes 2007, LA CHAIR DU SPECTATEUR

"La question que l'on pose à celui qui rentre de Cannes est d'abord "quelles vedettes avez-vous vues" et ensuite "quels films" […] Puis il doit répondre à la deuxième question, la question clé, celle qui implique et explique toute la mythologie du festival "Est-elle aussi bien qu'à l'écran, aussi jolie, aussi fraîche" etc. Car le vrai problème est celui de la confrontation du mythe et de la réalité, des apparences et de l'essence". C'est ainsi qu'en 1955, Edgar Morin tentait de décrypter les symboles que dissimulait l'exhibition cannoise.

En réalité, ceux qui rentrent de Cannes et ceux qui y restent ne constituent en rien deux mondes que tout oppose. Néanmoins, il est évident que se juxtaposent dans un même temps plusieurs facettes d'une manifestation qui n’a d’unité que sous le nom qu’elle porte. Pour les cannois et les touristes qui fournissent l'essentiel des figurants qui peuplent les abords du palais, la manifestation est circonscrite à quelques espaces symboliques hautement médiatisés et puissamment investis. Quant aux accrédités - scindés entre médias et spectateurs du deuxième cercle - ils partagent avec les organisations, les producteurs et les artistes du "premier cercle" le privilège d'un accès direct - sporadique ou continu - aux offres du Festival et aux soirées privées. Seule une cause réconcilie momentanément ces cercles désunis : le film sorti de sa banalité quotidienne qui devient miraculeux par la grâce d'une confrontation, par la présence presque irréelle de ceux qui les font exister.

À Cannes, le festivalier doit compter à son tableau de chasse au moins un échange, une rencontre organisée ou hasardeuse avec une star ou supposée telle. Il devra être en mesure d'exercer sur elle un jugement critique qui outrepasse l'image construite dans l'artifice pour arbitrer sur l'humain qu'elle claquemure. La condition nécessaire à cet échange implique que le spectateur puisse suspendre momentanément la frontière qui le sépare de la star. Pour que cette suspension soit possible, il n'y a qu’une alternative : soit choisir une définition plus large de l'idée de star, soit charger le statut du spectateur anonyme pour qu'il devienne momentanément assimilable à celui de la star. Aussi n'y a-t-il rien d'étonnant à ce que, dans les salles, la coprésence ambiguë de l'acteur, du système, et de l'œuvre filmique se traduise par une écoute singulière qui métamorphose les spectateurs en un corps momentanément unifié, fortement réactif et sensible, marquant par ses rires, ses applaudissements et ses interjections, les inflexions narratives et émotionnelles des films.

C’est là le sens et l’intérêt majeur du Festival de Cannes : être un lieu de culte autant qu’un lieu de culture où s’exhibent dans leur pluralité les attitudes spectatorielles dont on ne conserve souvent que le souvenir passionné et passionnel.

14 avril 2007

GARY... de Cannes

Linteau : n.m. (1530 ; lintel, fin XIIe ; lat. limitaris « de la frontière » [limes], confondu en lat. pop. avec liminaris « relatif au seuil » [limen]). Pièce horizontale (de bois, pierre, métal) qui ferme la partie supérieure d’une ouverture et soutient la maçonnerie.(Définition extraite du Petit Robert)

La réalité du Festival de Cannes est construite dans la tension. Une tension spatiale et temporelle qui fait de chaque situation festivalière un sublime et luxueux terrain de jeux sociaux. Des jeux où les frontières du sacré et du profane se redéploient avec vigueur, des jeux où les identités s’ébranlent momentanément, des jeux où finalement chaque entorse à la règle contribue à rendre aux êtres ce qu’ils ont de proprement humain. À Cannes, il n’y a pas que des stars, des producteurs, et des critiques qui participent à ce ciné-Monopoly grandeur nature ; au reste, ces derniers feraient plutôt partie d’un décor où c’est le petit peuple nombreux mais anonyme des spectateurs du Festival qui vient inscrire en propre et au figuré de passionnantes stratégies pour, durant une dizaine de jours, donner au fait d’être au cinéma bien d’autres sens que celui « d’être dans la salle ».

Ainsi en va-t-il de Gary, né le 1er septembre 1939 à Cannes. Son père possède une petite entreprise de maçonnerie et sa mère travaille comme femme de chambre au Grand Hôtel ; cette année-là, en plus d’attendre son fils, elle espère ardemment la visite à Cannes de l’autre Gary – Gary Cooper – à l’occasion de ce qui devait être le premier Festival de Cannes. En guise de festival, il n’y eut qu’une seule projection– Quasimodo de Dieterlen -. À 5 Heures du matin, alors que la mère de Gary fait ses premières contractions, la Wehrmacht deHitler envahit la Pologne. Annulation du festival reconduit au 20 septembre 1946.

L’entreprise du père de Gary participe à la construction du premier Palais achevé, après bien des vicissitudes, pour le festival de 1949. Gary a 10 ans, sa mère arbore une coiffure à la Rita Hayworth et sert le petit déjeuner à Danielle Darrieux « qui chante tellement bien pour une actrice française ». Gary aussi aime chanter. Il reprend les petits airs du Festival que son père siffle en revenant des chantiers : cette année c’est la musique du Troisième Homme de Carol Reed. Du reste, la mélodie d’Anton Karas aura beaucoup de mal à quitter Gary, même après la mort de son père. Dans les années 80, il se surprend encore à l’entonner, alors qu’ayant repris l’entreprise familiale, il participe à la construction du « blockhaus », le nouveau Palais édifié à grands frais par la municipalité cannoise. Gary va au cinéma toute l’année ; deux à trois fois par semaine, il y emmène ses deux fils et aimerait beaucoup qu’au moins l’un des deux quitte le béton pour se lancer - comme il dit - « dans la lumière et qu’il devienne un homme du Palais ».

Cette année, Gary aura 68 ans. Comme de coutume, il ira avec sa femme savourer son plaisir au bas des marches, un plaisir confiné dans un petit secret qu’il partage avec ses proches et surtout avec son fils, devenu, photographe officiel au Palais : « si l’on est attentif aux détails, on peut apercevoir que juste au-dessus de Madame Démier, Messieurs Jacob et Frémaux quand ils sont en haut des marches et qu’ils accueillent les gens qui entrent dans le Palais, il y a un petit bout de linteau, une toute petite ferraille qui dépasse, et qui n’est pas du tout rouillée. C’est moi qui l’ai posée là exprès alors qu’on achevait le chantier ; elle est renforcée en titane, et porte mes initiales. Moi, je vois que ça sur les photos de mon fils, regardez, Deneuve et mon linteau, Stone et mon linteau, Pitt et mon linteau, Almodovar et mon linteau, c’est un peu mon seuil qu’ils franchissent chaque fois qu’ils foulent le tapis… ». Dans ces lieux cannois où chacun déploie une énergie folle pour récupérer un souvenir original à rapporter chez soi, une photo ou un autographe arraché à la volée, Gary est un homme tranquille, un homme qui jouit de l’apaisement que procure le fait de s’être approprié, de la plus belle façon qui soit, une part du monde qui a fait sa vie : en y laissant pour de longues années encore l’estampille de son identité.

07 avril 2007

QUI ETRE ?... La question existentielle de notre place dans le temps

"Des vieillards décrépits mendient dans leurs prières un supplément de quelques années ; ils cherchent à se rajeunir ; ils se flattent d'un mensonge et trouvent autant de plaisir à se leurrer que s'ils trompaient avec eux le destin. Puis lorsque quelque infirmité les avertit de leur condition mortelle, ils meurent dans une sorte d'épouvante, non pas comme s'ils sortaient de la vie, mais comme si on les en arrachait."(Sénèque)


La question de l'existence du temps, lorsqu'elle se pose, est embarrassante. À vrai dire, c'est sans doute parce que le temps "en-soi" n'existe pas. Ce que nous appelons communément le temps est en fait un raccourci pratique. En réalité, nous devrions parler de la conscience que nous pensons partager de nos propres expériences d'une dimension de vie, subsumée dans l'idée de temps, et difficilement objectivable hors des attirails de mesure qui en fondent la sensation par l'entremise d'une lecture possible et disponible. En ce sens, notre quotidien nous conduit rarement à énoncer une conception de ce temps dont nous sommes tout juste les spectateurs, voire les naufragés. Car le temps se laisse saisir comme un rappel à l'ordre - ordre sous-entendu social - qu'on ressent dans toute sa force et toute sa gravité lorsque disparaissent les balises qui en perpétuent la forme ou qui en signalent la présence. C'est ce même rappel à l'ordre que Jules Verne recompose en traits d'humour aigus, lorsqu'il tente de nous associer à l'exotisme profond du naufrage que vivent les personnages échoués sur L'île Mystérieuse : "Monsieur Cyrus, croyez-vous qu'il y ait des îles à naufragés ? - Qu'entendez-vous par là, Pencroff ? - Eh bien, j'entends des îles créées spécialement pour qu'on y fasse convenablement naufrage, et sur lesquelles de pauvres diables puissent toujours se tirer d'affaire ! - Cela est possible, répondit en souriant l'ingénieur. " L'île mystérieuse n'est pas - on le comprend - cette île pour naufragés rêvée par Pencroff. De fait, lorsqu'ils la découvrent, ce dernier et ses quatre compagnons vont très vite l'investir en pensant qu'il s'agit d'un territoire vierge d'humanité. Dans cette contrainte imaginée et exploitée à l'extrême par Verne se perpétue l'un des aspects qui reste, aujourd'hui encore, des plus instructifs pour tout lecteur sensible aux scrutations raffinées que pourraient lui proposer les plus habiles descriptions d'une ethnographie de la technique. Car en effet, bien plus qu'un récit de voyage extraordinaire, L'île mystérieuse peut être lue comme une scissure par laquelle se faufile la trame d'une re-socialisation déclinée comme autant d'obédiences auxquelles les héros verniens décident tacitement de se soumettre ; il est encore trop tôt pour défier l'ordre du monde qui est le leur, trop tôt pour laisser l'île remettre en question les principes de symbolisation du réel qui les ont culturellement façonnés.

À distance de leurs anciens repères identitaires qui étaient sans cesse réifiés et en conséquence invisibilisés par la société dont ils se sont enfui, l'ingénieur Cyrus Smith, le reporter Gédéon Spilett, l'ancien esclave noir Nab, le marin Pencroff et l'adolescent Habert vont être obligés d'activer le substrat de social dont ils sont porteurs pour résoudre une question fondamentale que la nouvelle donne du naufrage exhorte : qui être ? Moins philosophique et moins ethnocentriste que la cartésienne "qui suis-je ?", cette question interroge plus que cette conscience de soi - que paraît-il - l'on présuppose mollement ; elle permet, pour parler comme les géographes, de lever une carte des "contractions sociales" qui traversaient nos héros depuis toujours, sans que celles-ci ne leur soient directement accessibles, c'est-à-dire perceptibles. L'île sera l'occasion pour eux de dresser bien plus qu'un inventaire de survie, une grammaire de socialisation ou - on peut aussi l'entendre ainsi - de civilisation.

Si la question du "qui être ?" n'est jamais posée frontalement en ces termes par les naufragés de l'île mystérieuse, elle semble néanmoins courir sans relâche tout le long du récit et se résoudre en actes sous la forme d'un "de quoi ai-je besoin pour continuer à être ?". Comment prolonger voire reproduire à demeure toute ou partie des cadres sociaux de l'existence pré-naufrage ? En commençant par recréer un bien dont on discerne précisément ici la teneur culturelle : le temps. Pas n'importe quel temps. Un temps calé sur Richmond en Virginie, la ville dont les naufragés-anciens prisonniers s'étaient évadés le 24 mars 1865 par la voie des airs. Décomptes temporels, inscription sur les murs d'un calendrier lisible pour tous, calages de montres, fabrication d'un cadran solaire dont on déduira latitude et longitude, le temps redevient habitable. Par delà la domestication de l'environnement naturel, la re-création d'un monde civilisé ne semble être possible que dans la re-création d'un temps importé, un temps intraculturel. Sans doute faut-il voir dans ce temps intraculturel une sorte de pierre de touche qui, comme nous le notions plus haut, rend possible et disponible une lecture de la multiplicité des temps individuels en lui insufflant une astreinte sociale. Même si aucun des naufragés, de l'adolescent à l'ingénieur, ne serait capable d'édicter une définition de ce que représente le temps, tous vivent à leur manière ce temps intraculturel qu'ils imaginent partager et qui continue de leur garantir un arrimage collectif à ce continent, tout aussi difficilement définissable, la "société". Cette ancre virtuelle qui nous maintient dans le temps intraculturel caractérise l'une des dimensions les moins explorées de notre vie sociale et de notre présence au monde ; elle nous permet sans qu'on en ait forcément une conscience très immédiate de "faire l'épreuve" de nos actes les plus quotidiens et en conséquence d'en rehausser le sens. Car, avant d'être, comme l'on dit, "dans les temps", encore faut-il être dans le temps.

31 mars 2007

"LA RELAZIONE ALLA STAR : una modalità del sentimento di esistere" par Emmanuel Ethis

Non è facile dire cosa sia una star. Eppure, quando ci viene posta la domanda, riusciamo facilmente a distinguere, per esempio fra gli attori cinematografici, chi è una star e chi non lo è. Si pensa immediatamente a James Dean, Leonardo Dicaprio, Brad Pitt, Monica Bellucci, Marlon Brando, Jean-Paul Belmondo, Alain Delon, Elisabeth Taylor, Ava Gardner, Audrey Hepburn, Brigitte Bardot, Catherine Deneuve... Ogni generazione ha il suo repertorio, e si potrebbe dire, all’inverso, che il repertorio dei nomi delle stars è caratteristico di ogni generazione. C’è però un nome che fa eccezione perchè è transgenerazionale: quello di Marylin Monroe. Dell’attrice, Billy Wilder diceva: “Non ho mai saputo cosa fosse ‘fare Marylin’. Mai saputo. Perchè Marylin era imprevedibile, non sapevo mai cosa avrebbe fatto, come avrebbe interpretato una scena. Dovevo convincerla a fare in un altro modo, o sottolineare quello che faceva dicendo: ‘va molto bene’, oppure ‘faccia così’. Poi c’è stato il vestito alzato dal vento, lei lì in piedi... non ho mai capito perchè è diventata così popolare. Mai capito... Insomma, era una star” (Crowe: 2004, p. 136).

All’interno del “contratto cinematografico”, cioè della relazione costruita e oggettivabile fra la sfera del cinema e il mondo sociale, la star è un elemento principe. “Strumento di base” istituito dal cinema americano sin dal 1910, occupa un posto centrale anche in altre cinematografie nazionali: in Francia, in Germania, in Gran Bretagna o in India. Così com’è stata definita da Edgar Morin, la star interessa particolarmente la sociologia del cinema perchè tocca diversi aspetti sociali costitutivi dell’oggetto cinematografico: “1. I caratteri filmici della presenza umana sullo schermo e il problema dell’attore; 2. la relazione spettatore-spettacolo, cioè i processi psico-affettivi della proiezione-identificazione, particolarmente vivi nel buio delle sale cinematografiche; 3. l’economia capitalista e il sistema di produzione cinematografica; 4. l’evoluzione socio-storica della civiltà borghese” (Morin, 1972 [ed. orig. 1956], p. 10). Si comprende bene quali sviluppi siano oggi sottesi negli ultimi due punti toccati da Morin: una delle evoluzioni delle nostre società contemporanee può essere in effetti constatata attraverso l’uso stesso della designazione di “star”, che non si limita più al solo mondo del cinema, ma si estende a quello sport, della televisione, della canzone o della moda. In questi ultimi anni in Francia degli sportivi come Zinédine Zidane, delle cantanti come Mylène Farmer, o attori di sitcom come Sébastien Roch, indossatrici come Claudia Schiffer hanno avuto diritto all’etichetta di “star”. Per il sociologo, è importante chiedersi se questa decuplicazione dell’uso del termine ricopre realtà comuni. Perchè a tutti questi individui viene improvvisamente (e spesso fuggitivamente) attribuita quest’etichetta? Quando si comparano i diversi usi, l’ipotesi che si impone rinvia alla stessa logica economica con cui l’industria hollywoodiana delle origini tratta le star da lei stessa consacrate. L’analisi di questo fenomeno che il sociologo Richard Dyers propone nel suo volume Stars, pubblicato nel 1979, espone con precisione in che modo, secondo lui, la star, considerata irresistibile e quindi generatrice di profitti per gli investitori, partecipa allo sviluppo di questa logica capitalista. Lo sport, la moda, la televisione, la canzone o il cinema funzionano con investimenti dello stesso ordine. Ma poichè queste industrie si basano tutte su modalità simili di presentazione mediatizzata, che puntano i riflettori su certi individui – che “captano” questa luce meglio di altri – non è anormale che il fenomeno “star” si generalizzi all’insieme di questi ambienti. L’approccio di Dyers, apertamente fondato su una prospettiva marxista, colloca la star, prodotto dell’ideologia dominante delle società industriali occidentali, in una funzione di promozione di questa ideologia. Così, bisogna chiedersi in che modo funzioni un’ideologia dominante, se si vuole comprendere in che modo la star assolva alle sue funzioni in seno a quest’ideologia. La risposta data dal marxismo è semplice. Un’ideologia può essere dominante soltanto se riesce a far credere che non difende solo gli interessi della classe dominante, ma che in realtà questi interessi sono dei valori che dovrebbero essere umanamente condivisi dall’insieme della società. Tenta di istituire, di fatto, una visione del mondo corretta che deve imporsi “naturalmente” a tutti i membri del corpo sociale. In questo senso, Dyers mostra che il cinema, in quanto media della cultura di massa, si appoggia in maniera privilegiata sulle stars che fabbrica per far passare i valori dell’ideologia dominante e soprattutto per mascherare le contraddizioni che potrebbero nascere al suo interno. In effetti, presentando, ad esempio (come accade spesso) ciò che potrebbe essere oggetto di scontri sociali sotto forma di storia che mostra lo scontro fra due persone, il cinema contribuisce a trasformare i conflitti di classe in storie individuali e singolari.

Pur proponendo una spiegazione sulle finalità del dispositivo che questa logica economica mette in scena utilizzando la star, l’analisi di Dyers non permette tuttavia di spiegare come funziona la dinamica sociale legata allo statuto della star, non più di quanto non spieghi in che modo al cinema soltanto determinati individui vengono consacrati da questo statuto. Ora, come accade spesso nelle società industriali, le logiche economiche funzionano perchè si accompagnano a logiche simboliche. La logica simbolica che sottende il funzionamento della star è legata soprattutto ad una “qualità dell’essere” singolare, assume dei paradossi socialmente accettati per conferirle una statuto d’eccezione. “La star non ha potere pur essendo potente, si distingue dal comune dei mortali, ma è stata ‘come me e te’. Beneficia di compensi esorbitanti ma il suo lavoro non è visibile in quanto tale sullo schermo. Si direbbe che il talento sia una condizione necessaria per diventare una stella, eppure non si saprebbe stabilire una correlazione sistematica fra le competenze necessarie per recitare e lo statuto di star. Si ritiene che la vita privata abbia poco a che vedere col mestiere d’attore, eppure l’immagine della star riposa ampiamente su alcuni aspetti intimi: legami amorosi, matrimonio, gusti vestimentari, vita di famiglia...” (Allen, Gomery, 1993:202). Non tutti diventano attori cinematografici, e fra gli attori, non tutti diventano delle star. Bisogna comunque lavorare, ma qui è l’aura che è messa in gioco, un’aura “magica” che dà l’illusione che la star sia arrivata alla posizione che occupa perchè era predisposta a diventarlo, perchè è un “eletto”. In questo modo, la star è insieme molto lontana da chi la idolatra a causa del suo statuto, ma anche più vicina a questi utltimi di qualsiasi altro attore, perchè la considerano una di loro: se anche loro possedessero quest’aura, sarebbero naturalmente al posto della star che adorano. Questa condizione di star, pensata come accessibile per un anonimo ‘toccato dalla grazia’, spiegano parzialmente il fatto che da parte della star si tolleri qualsiasi stravaganza, anzi pare che commetta queste stravaganze proprio in nome di coloro che l’amano. E ciò che spinge una coppia a chiamare la figlia Elizabeth quando il film Cleopatra trionfa sugli schermi, o chiamare il figlio James quando Sean Connery è al culmine del successo, è molto sintomatico. Questi “nomi da cinema” rivelano un atteggiamento forte equivalente a quello che consiste nel dare al proprio figlio, consapevolmente, quando si è credenti, il nome di un santo. Quest’atteggiamento esprime concretamente i nostri tentativi di costruire un legame simbolico con una rappresentazione del mondo che ci aggrada, che diventa di colpo oggettivabile, e di fatto appropriabile attraverso l’attribuzione del nome della star che si ama e con la quale si crea una sorta di filiazione. In questo senso il modo di esistenza della star è un discorso che è tanto estetico quanto sociale: è in questo senso che, al quotidiano, “i loro propositi più insignficanti sono diffusi, ripetuti, commentati all’infinito” (Kessel, 1937:79). Per comprendere gli atteggiamenti dei “fans” non bisogna tuttavia, nel quadro di un approccio sociologico, trattarli con l’accondiscendenza degli intellettuali che credono che “nelle sale cinematografiche solo loro sono capaci di fare la differenza fra lo spettacolo e la vita. Gli spettatori fanno la differenza. [Ciò che rende le star sociologicamente interessanti, è che, per ciò che le riguarda] questa differenza sfuma : la mitologia delle star si colloca in uno spazio misto e confuso, fra credenza e divertimento. [...] Il fenomeno delle star è insieme estetico – magico – religioso, senza essere mai, se non all’estremo limite, totalmente l’uno o l’altro” (Morin, 1972 [1956] : 8). Per Edgar Morin ciò che motiva gli individui a venerare le star del cinema è legato ad una profonda evoluzione sociologica inerente agli slanci del nostro mondo contemporaneo: “l’individualità umana [vi si] afferma secondo un movimento nel quale entra in gioco l’aspirazione a vivere a immagine degli dei, ad eguagliarli se possibile. [...] Le nuove star « assimilabili », star modelli-di-vita, corrispondono a una spinta sempre più profonda delle masse verso una salvezza individuale; e le esigenze, a questo nuovo stadio di individualità, si concretizzano in un nuovo sistema di rapporti fra il reale e l’immaginario.

Si comprende ora tutto il senso della lucida formula di Margaret Thorp: il desiderio di riportare le star sulla terra è una delle correnti essenziali di questo tempo”. (Morin 1972 [1956]:34-35). E, parallelamente al movimento che consiste nel “riportare le star sulla terra”, si instaura un movimento inverso che lascia credere ai loro spettatori che loro stessi possono elevarsi, prendendo in prestito ciò che hanno di più accessibile: i loro “segreti” di bellezza. Poichè il cinema valorizza il corpo della star grazie alla luce, sfrutta la fotogenia dei visi, fa della pelle ingrandita all’estremo sullo schermo gigante un vero e proprio paesaggio. Come afferma Georges Vigarello nel suo Histoire de la beauté, sin dal 1935 i giornali femminili pongono l’accento sull’idea di accessibilità dello statuto di star. Così, in un dossier intitolato “la fabbrica delle star”, un editorialista del giornale Votre beauté scrive: “Le star non sono fatte di una natura diversa dagli altri”. Marie-Claire insiste su questa strada sviluppando l’idea che le star hanno semplicemente una tenacità particolare nel diventare ciò che sono, una tenacità di cui qualsiasi donna sarebbe capace, a patto di volerlo. “Sternberg non dice del resto di aver trasformato Marlène Dietrich? Guance scavate, sopracciglia depilate, viso finemente spigoloso, corpo più svelto [...]: la Marlène di Hollywood fa dimenticare quella, ben più primitiva, di Berlino. La sua fisionomia è più misteriosa, il suo corpo più leggero, relegando l’attrice di una volta a tratti scialbi e infantili. Perchè non ispirarsi a lei? L’argomento è indubbiamente estremo: mantiene il culto, ma trasforma le coscienze” (Vigarello, 2004: 214). “Inventando” il corpo della star il cinema, oggetto della cultura di massa del XX secolo, mette alla portata di tutti le rivendicazioni di un XIX secolo che spera già in una bellezza dalla portata socialmente più condivisa. Ma presentando una bellezza divenuta accessibile, il mondo dello spettacolo non dimentica di presentarne il prezzo, un prezzo che entra perfettamente in risonanza con i valori delle società capitaliste : il merito e la volontà.


Emmanuel ETHIS
Laboratoire Culture et Communication / Centre Norbert Élias
(in convenzione col LAHIC)
Riassunto dell’intervento al convegno
Scrivere agli idoli
ASP-Museo storico in Trento
Trento 10-12 Novembre 2005
(traduction d'Anna Iuso)
Nota : la version complète de ce texte sera publié courant juin 2007