À tous ceux qui se font appeler "Lolita"
France 3, un dimanche soir de l'année 2004. Interrogé chez Fogiel dans la rubrique « les rebelles de la télé-réalité », aux côtés d’Olivia Ruiz de la Star Ac’1, Steeve est la nouvelle star : une nouvelle star construite à l’image de sa vraie-fausse pygmalionne Marianne James et voilà que la télé-réalité reprend ici un nouveau souffle dans la soi-disante découverte et la valorisation d’un non-conformiste qu’elle s’empresse de nous vendre comme tel. Une bien belle opération qui aura permis, au bout du compte, de conquérir un de ces paradoxes au sommet comme savent en fabriquer nos médias : d’une part, il y a les pseudo-histoires d’amour de Steeve avec une autre candidate de l’émission qui continuent à alimenter comme jamais les magazines midinettes (une candidate virée avant lui, ce qui permet de tenir là la trame d’une merveilleuse romance type Harlequin, où l’homme finalement victorieux épouse la belle en partageant avec elle les fruits du succès qu’elle aurait pu potentiellement avoir si elle avait terminé à sa place) ; et, d’autre part, il y a l’élection de Steeve qui vise – c’est là sa véritable victoire - à déculpabiliser une grande partie de l’audimat, celle-là même qui se pense garante des valeurs les plus légitimes des mondes culturels enfin en mesure de revendiquer par la charge de ses SMS l’avènement d’un nouveau subversif dans lequel elle peut se reconnaître : une parfaite illusion de bataille gagnée contre la télé-réalité elle-même.
Le piège médiatique qui se dresse ici ne manque pas de cynisme. Un cynisme socialement instruit et orchestré au rythme de cet accouchement généralisé du rebelle qui se trouverait en chacun de nous. Même le présentateur de l’émission de M6, Benjamin Castaldi, va offrir, dans ce mouvement d’insoumission généralisée, en sacrifice à la déesse médiatique son pseudo-secret de famille, un secret en forme de revanche où le but est de transformer en courage son ultra-symbolique meurtre du père. La télévision, non contente d’être un miroir pour elle-même, prétend aujourd’hui non seulement nous démontrer qu’elle est le plus parfait miroir du monde social et cela, non pas en montrant la société, mais en révélant la part maudite qui est en chacun de nous et qu’elle nous permet d’exprimer mieux que nous ne saurions le faire chez un psychanalyste. La télévision construit enfin ce « nous » que chantait Michel Berger dans son « on a tous en nous quelque chose de Tennessee » en fondant dans ses harmonies subtiles la sauvagerie de notre Soi social.
On a longtemps cru que l’art était le lieu idéal où s’exprimait dans sa pleine dimension la part créative de l’individu, part créative souvent assimilée à la domestication de sa part d’originalité et d’authenticité que l’on identifiait, souvent par coquetterie, à un caractère rebelle. Jean Cocteau disait fort justement qu’ être original, c’est tenter de faire comme tout le monde mais sans y parvenir ; bien entendu, cette rébellion-là était élaborée, résultait d’une difficulté d’être, convertie en art plutôt qu’en dépression. Le rebelle du jour, lui, n’est pas dépressif. Il porte une mèche de cheveux très travaillée par une batterie de coiffeurs qui pensent que lui cacher les yeux est ce qui convient le mieux à l’idée que le public se fait du rebelle. Archétype stéréotypé, cet apprêtement de la mèche résonne comme l’ultime affranchissement de cette logique télévisuelle, tremplin social de la rébellion où il n’est même plus utile de lancer un regard caméra pour tenter de séduire le téléspectateur de M6 qui découvrirait, dans les yeux, le rebelle médiatiquement soumis qu’il s’est élu. Rébellion, cheveux longs, le raccourci ne souffre aucun détour. Si la télévision est un miroir, alors ce miroir vient de perdre ici ses capacités de réfléchir. Quant à Steeve, lui, il tient déjà les paroles du texte qu’il pourra écrire d'ici quelques années, en 2007 ou 8 : « je ne suis pas un rebelle, faut pas croire ce que disent les médias ! ». La boucle sera bouclée et l’on applaudira comme chaque fois.