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07 avril 2007

QUI ETRE ?... La question existentielle de notre place dans le temps

"Des vieillards décrépits mendient dans leurs prières un supplément de quelques années ; ils cherchent à se rajeunir ; ils se flattent d'un mensonge et trouvent autant de plaisir à se leurrer que s'ils trompaient avec eux le destin. Puis lorsque quelque infirmité les avertit de leur condition mortelle, ils meurent dans une sorte d'épouvante, non pas comme s'ils sortaient de la vie, mais comme si on les en arrachait."(Sénèque)


La question de l'existence du temps, lorsqu'elle se pose, est embarrassante. À vrai dire, c'est sans doute parce que le temps "en-soi" n'existe pas. Ce que nous appelons communément le temps est en fait un raccourci pratique. En réalité, nous devrions parler de la conscience que nous pensons partager de nos propres expériences d'une dimension de vie, subsumée dans l'idée de temps, et difficilement objectivable hors des attirails de mesure qui en fondent la sensation par l'entremise d'une lecture possible et disponible. En ce sens, notre quotidien nous conduit rarement à énoncer une conception de ce temps dont nous sommes tout juste les spectateurs, voire les naufragés. Car le temps se laisse saisir comme un rappel à l'ordre - ordre sous-entendu social - qu'on ressent dans toute sa force et toute sa gravité lorsque disparaissent les balises qui en perpétuent la forme ou qui en signalent la présence. C'est ce même rappel à l'ordre que Jules Verne recompose en traits d'humour aigus, lorsqu'il tente de nous associer à l'exotisme profond du naufrage que vivent les personnages échoués sur L'île Mystérieuse : "Monsieur Cyrus, croyez-vous qu'il y ait des îles à naufragés ? - Qu'entendez-vous par là, Pencroff ? - Eh bien, j'entends des îles créées spécialement pour qu'on y fasse convenablement naufrage, et sur lesquelles de pauvres diables puissent toujours se tirer d'affaire ! - Cela est possible, répondit en souriant l'ingénieur. " L'île mystérieuse n'est pas - on le comprend - cette île pour naufragés rêvée par Pencroff. De fait, lorsqu'ils la découvrent, ce dernier et ses quatre compagnons vont très vite l'investir en pensant qu'il s'agit d'un territoire vierge d'humanité. Dans cette contrainte imaginée et exploitée à l'extrême par Verne se perpétue l'un des aspects qui reste, aujourd'hui encore, des plus instructifs pour tout lecteur sensible aux scrutations raffinées que pourraient lui proposer les plus habiles descriptions d'une ethnographie de la technique. Car en effet, bien plus qu'un récit de voyage extraordinaire, L'île mystérieuse peut être lue comme une scissure par laquelle se faufile la trame d'une re-socialisation déclinée comme autant d'obédiences auxquelles les héros verniens décident tacitement de se soumettre ; il est encore trop tôt pour défier l'ordre du monde qui est le leur, trop tôt pour laisser l'île remettre en question les principes de symbolisation du réel qui les ont culturellement façonnés.

À distance de leurs anciens repères identitaires qui étaient sans cesse réifiés et en conséquence invisibilisés par la société dont ils se sont enfui, l'ingénieur Cyrus Smith, le reporter Gédéon Spilett, l'ancien esclave noir Nab, le marin Pencroff et l'adolescent Habert vont être obligés d'activer le substrat de social dont ils sont porteurs pour résoudre une question fondamentale que la nouvelle donne du naufrage exhorte : qui être ? Moins philosophique et moins ethnocentriste que la cartésienne "qui suis-je ?", cette question interroge plus que cette conscience de soi - que paraît-il - l'on présuppose mollement ; elle permet, pour parler comme les géographes, de lever une carte des "contractions sociales" qui traversaient nos héros depuis toujours, sans que celles-ci ne leur soient directement accessibles, c'est-à-dire perceptibles. L'île sera l'occasion pour eux de dresser bien plus qu'un inventaire de survie, une grammaire de socialisation ou - on peut aussi l'entendre ainsi - de civilisation.

Si la question du "qui être ?" n'est jamais posée frontalement en ces termes par les naufragés de l'île mystérieuse, elle semble néanmoins courir sans relâche tout le long du récit et se résoudre en actes sous la forme d'un "de quoi ai-je besoin pour continuer à être ?". Comment prolonger voire reproduire à demeure toute ou partie des cadres sociaux de l'existence pré-naufrage ? En commençant par recréer un bien dont on discerne précisément ici la teneur culturelle : le temps. Pas n'importe quel temps. Un temps calé sur Richmond en Virginie, la ville dont les naufragés-anciens prisonniers s'étaient évadés le 24 mars 1865 par la voie des airs. Décomptes temporels, inscription sur les murs d'un calendrier lisible pour tous, calages de montres, fabrication d'un cadran solaire dont on déduira latitude et longitude, le temps redevient habitable. Par delà la domestication de l'environnement naturel, la re-création d'un monde civilisé ne semble être possible que dans la re-création d'un temps importé, un temps intraculturel. Sans doute faut-il voir dans ce temps intraculturel une sorte de pierre de touche qui, comme nous le notions plus haut, rend possible et disponible une lecture de la multiplicité des temps individuels en lui insufflant une astreinte sociale. Même si aucun des naufragés, de l'adolescent à l'ingénieur, ne serait capable d'édicter une définition de ce que représente le temps, tous vivent à leur manière ce temps intraculturel qu'ils imaginent partager et qui continue de leur garantir un arrimage collectif à ce continent, tout aussi difficilement définissable, la "société". Cette ancre virtuelle qui nous maintient dans le temps intraculturel caractérise l'une des dimensions les moins explorées de notre vie sociale et de notre présence au monde ; elle nous permet sans qu'on en ait forcément une conscience très immédiate de "faire l'épreuve" de nos actes les plus quotidiens et en conséquence d'en rehausser le sens. Car, avant d'être, comme l'on dit, "dans les temps", encore faut-il être dans le temps.